Une étude sur Merleau-Ponty qui insiste sur le dialogue que son œuvre établit entre psychanalyse et phénoménologie pour décrire l'institution du sens.

Lorsqu'il apprit que Heidegger était mourant, l'on raconte que Lacan se rendit aussitôt à Fribourg pour lui expliquer sa théorie des "nœuds borroméens". Mais le philosophe resta silencieux jusqu'à la fin. Il est vrai qu'il ne comprenait pas le français, et que Lacan ne parlait pas l'allemand… On pourrait y voir une allégorie des rapports difficiles que la psychanalyse a entretenus avec la phénoménologie et les pensées qui en sont issues. Entre les héritiers de Husserl et ceux de Freud, il semble qu'aucun dialogue ne soit possible. À une exception près : celui qui s'était entamé, sur le fond d'une véritable amitié, entre Lacan et Merleau-Ponty, et que la mort du philosophe est venue brutalement interrompre en 1961.

Renouer les fils brisés de ce dialogue, poursuivre le chemin où Merleau-Ponty s'était engagé, sa recherche d'un "point de croisement" entre phénoménologie et psychanalyse, telle est l'ambition de Guy-Félix Duportail dans son dernier livre. Il nous amène ainsi à découvrir un aspect méconnu de l'œuvre de Merleau-Ponty, la dimension topologique de cette pensée qu'il désigne très justement comme le "centre absent de la phénoménologie française"   ). Il nous propose une lecture croisée de ces deux œuvres qui relève leurs divergences et leurs points de rencontre pour leur permettre de se féconder réciproquement.


Phénoménologie et psychanalyse

L'auteur poursuit ici, avec une grande rigueur, le projet qu'il avait initié dans ses deux précédents livres : confronter la psychanalyse à la phénoménologie afin de la re-fonder en la radicalisant   . Il s'agit d'accompagner la radicalisation merleau-pontyenne de la phénoménologie, de "l'approfondir en psychanalyse de la vision", et en même temps d'opérer une "radicalisation ontologique" de la psychanalyse, qui l'aiderait à surmonter la "déviation idéaliste" que Merleau-Ponty avait repérée chez Lacan.

En effet, Lacan "considère la structure du langage comme un "en soi" coupé de toute genèse"   . Il importe au contraire de le réinscrire dans l'expressivité vivante du corps : de découvrir l' "origine charnelle du symbolique"   , mais aussi de l'imaginaire. Nos paroles, nos fantasmes, nos amours et nos rêves s'enracinent dans le terreau pré-objectif du Lebenswelt, ils s'instituent dans ce "monde de la vie" qui est aussi un monde de chair. La notion merleau-pontyenne d'institution joue ici un rôle décisif : elle permet de penser une genèse impersonnelle du sens à travers une série d'événements contingents qui, sans dépendre de l'action d'un sujet, s'ouvrent à chaque fois sur "l'exigence d'un avenir", assurent la fondation d'une histoire.



Topologie de l’institution du sens


Guy-Félix Duportail s'attache à décrire trois modes privilégiés de cette institution du sens dans le monde de la vie : le corps, l'amour et le Nom-du-père. Ces formations de sens s'instituent selon lui comme autant de manières d'habiter le monde, au sein d'un espace "feuilleté", diffracté, polymorphe : elles relèvent d'une topologie.

On connaît l'importance prise, à partir des années 60, par la topologie dans la pensée de Lacan. On sait moins que, dans ses dernières années, Merleau-Ponty avait tenté d'élaborer une topologie de la chair. Tentative à peine esquissée, interrompue par la mort, dont Guy-Félix Duportail nous restitue fidèlement les motifs majeurs –  tourbillon, torsion, pli, enroulement, réversibilité, fission… – dans des pages qui sont parmi les plus belles de ce livre   .

L'enjeu de son travail consiste précisément à articuler ces deux topologies, afin de dégager leurs structures communes, les "formes topologiques du champ de l'apparaître"   . Le projet de cette onto-topologie pourrait sembler excessivement formel, mais il se concrétise ici, il prend chair à travers un retour aux choses mêmes ; et c'est ce projet qui sous-tend les analyses les plus fécondes du livre, sa conception du corps comme institution, "lettre vivante", "idéogramme mobile institué par l'entrelacs de plusieurs dimensions"   ; ou encore sa détermination du fantasme comme "autre nom de la vision" et condition de tout apparaître   .

L'auteur reconnaît cependant que la topologie de Merleau-Ponty et celle de Lacan ne se laissent pas facilement articuler au sein d'une théorie unitaire. À la différence de Lacan, qui insiste sur le "trou" du symbolique, la perte irrévocable de l'objet du désir, Merleau-Ponty privilégie la continuité, la réversibilité de la chair : chez lui, "le point de retournement est présenté comme un pli et non comme un vide, c'est une torsion et non une coupure"   . S'agit-il d'un différend irréductible ou d'une simple différence d'accent ? Guy-Félix Duportail choisit la seconde hypothèse, en affirmant "la possibilité d'une articulation féconde entre les opérations de retournement et de coupure"   . Nous opterions plutôt pour la première, ce qui nous amènerait à nous interroger sur la possibilité d' "intégrer" la psychanalyse lacanienne à une ontologie de la chair.


L’ouverture d’un dialogue qui laisse des questions ouvertes

Aussi rigoureuses soient-elles, certaines analyses de ce livre méritent en effet d'être discutées. Ainsi lorsque l'auteur interprète le "chiasme" merleau-pontyen – l'entrelacs du se-toucher-touchant, du se-voir-voyant – comme un nouage, au sens des nœuds borroméens du dernier Lacan   . Comment cette rencontre "imminente" et toujours "avortée" qu'est le chiasme selon Merleau-Ponty pourrait-elle arriver à faire nœud ?



Une difficulté analogue se retrouve dans le dernier chapitre, lorsque l'auteur tente de rendre compte de la négativité du symbolique lacanien en l'enracinant dans l' "invisible du visible", dans cette "fission" de la chair dont parle Merleau-Ponty. Mais l'excès du visible sur lui-même suffit-il à fonder une véritable négativité ? Que les deux versants de la chair n'arrivent jamais à coïncider absolument, cela suffit-il à expliquer l'exclusion radicale d'un signifiant hors de la chaîne symbolique ? Et pourquoi cet élément exclu devrait-il forcément s'identifier, comme le veut la doctrine lacanienne, au Nom du père? Duportail remarque à juste titre que le tourbillon primordial de la chair pourrait bien renvoyer à une "matrice ontologique plus archaïque", à cet archi-espace matriciel et maternel que Platon nommait chôra   . Si c'était le cas, ce ne serait plus vers le "patricentrisme" lacanien qu'il faudrait se tourner, mais vers Kristeva ou Derrida…

Il s'agit en tout cas de questions fondamentales, que ce livre a le grand mérite de laisser ouvertes. L'inventivité conceptuelle des Institutions du monde de la vie en atteste : un dialogue entre la phénoménologie et la psychanalyse est désormais possible et il ouvre de nouveaux chemins à la pensée

 

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