Une interprétation d'ensemble de l'œuvre de Merleau-Ponty suivant le fil conducteur de la critique de la transparence :  notre rapport au monde est médiatisé.

Dans la profusion de commentaires – souvent académiques – que suscite aujourd'hui l'œuvre de Merleau-Ponty, le livre récent d'Emmanuel Alloa se distingue à la fois par sa sobriété et par son ambition. Sobre, puisqu'il refuse le mimétisme des commentateurs fascinés par la "séduction du langage merleau-pontyen" qui, nous dit-il, "épousent son style" au lieu de chercher à le comprendre. Ambitieux, car il entend se démarquer des interprètes qui se contentent d'extraire de leur contexte quelques "concepts attrayants" (la chair, le chiasme…) sans s'attacher à rendre compte de la cohérence de l'œuvre. Ce que ce jeune philosophe nous propose, c'est précisément "une hypothèse pour reformuler cette cohésion"   , en dégageant l'unité profonde de la philosophie de Merleau-Ponty et ses articulations successives. C'est une interprétation d'ensemble de cette pensée qu'il expose dans ce petit livre dense et rigoureux, savant sans jamais être pesant, dont les dernières pages laissent entrevoir l'esquisse d'une autre pensée qui poursuivrait le travail interrompu de Merleau-Ponty et tenterait de surmonter ses apories. La clef qui permet à Emmanuel Alloa de pénétrer dans sa philosophie est un motif qui la traverse comme sa trame secrète : la "critique de la transparence". À la fiction d'une coïncidence immédiate, à cet oubli de la "médiateté corporelle" qui constitue notre rapport au monde, Merleau-Ponty oppose à chaque étape de son trajet une "opacité non-intégrable" dont Emmanuel Alloa décline les différents noms : le "milieu", le "diacritique", et finalement le "diaphane".
 
Dans une première période, celle de Structure du comportement et de la Phénoménologie de la perception, le philosophe se confronte aux doctrines réductrices qui conçoivent l'existence humaine "à partir d'un modèle initial de transparence" entre la conscience et le corps   . Il leur oppose sa propre conception du corps comme "enracinement dans un milieu". Emmanuel Alloa retrace avec précision la généalogie de ce concept que Merleau-Ponty emprunte à la biologie lamarckienne et à l'éthologie pour lui donner une portée ontologique, celle d'un "entremonde", d'un "phénomène-enveloppe" qui fait charnière entre mon corps et le monde environnant. Il en profite au passage pour souligner la différence entre son approche du vivant et celle de Heidegger : alors que le philosophe allemand "voit dans le milieu un motif de fermeture et d'encerclement, Merleau-Ponty y puise au contraire sa conception d'ouverture"   . Chez lui, l'opacité du monde comme "milieu enveloppant" est indissociable d'une "transcendance active" qui met en jeu le pouvoir expressif du corps, sa capacité à se transcender dans une parole qui s'enracine dans la motricité corporelle. Il semble cependant que le philosophe se soit aperçu des "contradictions d'une pensée voulant déduire le discursif du gestuel" et qui risque ainsi de "manquer l'idéalité propre au langage", c'est-à-dire aussi sa puissance créatrice   . En méconnaissant la "logique immanente" du langage, son irréductible opacité, Merleau-Ponty tendait à réintroduire une "autre type de transparence, cette fois entre ce qui est à exprimer et son expression".

C'est pour résister à cette dérive qu'il allait se consacrer pendant plusieurs années au problème du langage, en l'abordant à partir de la linguistique moderne. Si les travaux de Saussure lui permettent de contrer l' "idéologie de la transparence de la langue", c'est qu'ils lui ont révélé deux traits essentiels du langage : le caractère arbitraire du signe et son caractère différentiel   . Cette dimension "diacritique" du signe lui paraît si importante que le philosophe va même l'étendre à la perception et au corps, qu'il considère eux aussi comme des "structures", des systèmes ouverts de renvois différentiels, "sous-tendus de latences, émaillés de trous"   . Sur ce point, une confrontation avec Derrida aurait peut-être été utile : c'est en effet la même thèse saussurienne que l'auteur de L'Écriture et la différence allait reprendre dans une toute autre perspective, puisqu'il ne remonte pas en deçà du langage pour trouver un écart différentiel dans la chair du monde, mais libère dans le texte la puissance infinie de la "différance". S'il n'aborde pas cette question, Emmanuel Alloa montre en revanche de manière convaincante que, dans La Prose du monde, Merleau-Ponty élabore sa conception du langage comme une réponse à Sartre, car il entend dépasser son "opposition naïve" entre l' "opacité" de la poésie et la "transparence" de la prose   .
 
Dans la troisième et dernière période, le philosophe s'attache à élaborer une "ontologie du visible", projet interrompu par sa mort en 1961 (et dont témoigne le livre posthume qui paraîtra sous le titre Le Visible et l'invisible). Alors qu'il rendait parfaitement compte du passage d'une phénoménologie de la perception à une phénoménologie de l'expression, il nous semble qu'Emmanuel Alloa n'explique pas suffisamment pourquoi Merleau-Ponty est passé, à la fin de sa vie, de Saussure à Cézanne, d'une interrogation sur le langage à une "pensée selon l'image", où le tableau se présente comme "visible absolu". D'une philosophie axée sur le corps propre comme "centre du monde", il en est venu en effet à une pensée de la chair comme élément anonyme de l'Être, dont la peinture détiendrait la clef. Emmanuel Alloa décrit de manière éclairante les lignes de force de cette ontologie charnelle : la notion de "style du monde", inspirée par Husserl, le "caractère irréductible de l'irréfléchi" et la quête d'un "pré-monde", la recherche d'une "co-appartenance dans la coïncidence", d'une "inhérence dans la distance"… On appréciera tout particulièrement les pages qu'il consacre au motif du chiasme tactile, cet entrelacs réversible du touchant et du tangible qui est au cœur des derniers écrits, tout en s'interrogeant sur le privilège classique de la vision que ces textes semblent paradoxalement confirmer   . Il montre dans son dernier chapitre que le projet d'une ontologie du visible s'enfonce cependant dans une aporie.

En maintenant jusqu'à la fin la dualité du visible et de l'invisible, Merleau-Ponty semble "pris à son propre piège", incapable de dépasser le "strabisme" dichotomique de la philosophie occidentale   . Les solutions qu'il ébauchait dans son livre inachevé – la dialectisation du rapport entre visible et invisible, ou la remontée vers une énigmatique "voyance" qui précéderait leur partage – ne paraissent pas satisfaire Emmanuel Alloa. C'est pourquoi il en appelle à une "troisième voie" dont la notion de "diaphane", empruntée à Aristote, serait le fil d'Ariane : ce "visuel en filigrane", cet "entre", "ni visible ni invisible" permettrait de surmonter tout dualisme et toute illusion de transparence, d'amorcer le passage à une "phénoménologie de la trans-parution qui tiendrait compte du hiatus insurmontable entre ce qui apparaît et ce à travers quoi il apparaît"   . Cette pensée neuve de l'entrevision – faudra-t-il la désigner comme une diaphénoménologie? – est à peine esquissée dans la conclusion de ce livre. Nul doute que, guidé par sa rigueur et porté par son inventivité conceptuelle, Emmanuel Alloa ne nous en donne un jour bien plus qu'une esquisse