Devant les incessants conflits mémoriels, une interrogation sur le rôle de l'histoire dans ces querelles qui agitent l’État et la société.

Il faut remercier Nicolas Sarkozy. Au travers de ses différents discours prononcés ces deux dernières années, le candidat, puis le président, s’est affirmé comme le champion de l’anti-repentance, le tenant d’une mémoire nationale orgueilleuse, le chantre de l’oeuvre civilisatrice de la France   . Finies les complaintes africaines, liquidé l’héritage de Mai 68, vive Guy Môquet ! "Avec l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy, l’État est en train de redéfinir une ‘politique de la mémoire’ suractive" constatent, avec inquiétude, Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson. Il n’en fallait pas davantage pour que les historiens prennent le taureau par les cornes et se confrontent à cet "État mémoriel", mis en place bien avant que Nicolas Sarkozy ne s’intéresse à l’histoire de France.


L’irruption de la mémoire

Car, outre la nouveauté que constitue l’arrivée à la tête de l’État le fort en communication de la classe politique, il faut noter que le Législateur ne s’est pas privé ces dernières années de jouer sa partition mémorielle en statuant sur le négationnisme (loi Gayssot du 13 juillet 1990), le génocide arménien (loi du 29 janvier 2001), la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité (loi Taubira du 21 mai 2001), puis sur l’enseignement des "effets positifs" de la "présence outre-mer" (loi du 23 février 2005). Cette dernière loi, dont l’article 4 a finalement été abrogé, a été le déclencheur d’un débat assez vif parmi les historiens, très partagés sur la capacité des représentants du peuple à prendre en charge la mémoire nationale. En juin puis décembre 2005, deux collectifs ont ainsi vu le jour, réunissant de nombreux chercheurs : le Comité de vigilance face aux usages de l’histoire (CVUH) d’un côté, Liberté pour l’histoire de l’autre. Ces derniers réclament l’abrogation de toutes les lois dites "mémorielles", sans distinction, au nom de la liberté d’expression de l’historien qu’on ne saurait enfermer dans des lois, limiter par des programmes, ni même réduire à la fixation d’une mémoire nationale ou à des enjeux de reconnaissance symbolique. Mais le CVUH, s’il n’en défend pas moins l’autonomie de la recherche, demande à ce qu’on ne fasse pas l’amalgame entre la loi Gayssot de 1991 qui pénalise le négationnisme et une loi comme celle du 23 février 2005 qui dicte en partie les contenus de l’enseignement au lycée. De même que les discours officiels offrent davantage de visibilité aux débats des historiens, l’œuvre législative des quinze dernières années revitalise sans doute la discipline historique, d’autant que les mémoires du colonialisme sont très loin d’être stabilisées et se branchent directement sur la question sociale, politique et médiatique de l’immigration.

On peut évoquer un troisième facteur de changement : la multiplication des lieux destinés à éduquer le grand public sur l’histoire de la nation. Or, la frontière est souvent mince entre le musée et le mémorial. En témoigne l’appellation originale d’"historial" pour désigner le musée conçu par des historiens de la Grande Guerre à Péronne, en 1992. Mais se sont récemment accumulées les polémiques autour, notamment, du musée d’histoire de la France en Algérie que le sulfureux Georges Frêche appelait de ses vœux à Montpellier, du Mémorial national de la France d’Outre-Mer à Marseille, de la désertion tragique et forcée des historiens de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, et enfin de la Maison de l’histoire (civile et militaire), installée aux Invalides, dont les fondements scientifiques sont consternants de naïveté et d’inexactitude.


Enfin – car tout contribue aujourd’hui à rendre les questions mémorielles plus brûlantes et cet ouvrage collectif d’autant plus nécessaire – l’arrivée, tardive, de l’histoire coloniale et post-coloniale sur le devant de la scène mémorielle invite à revisiter les rapports entre les mémoires (individuelle, "identitaire", collective), les travaux des historiens, le rôle de l’État, les relais médiatiques et autres vecteurs mémoriels (le cinéma par exemple, "formidable catalyseur de mémoire" comme le dit B. Stora, les monuments, les programmes scolaires etc.).


Histoire et mémoire

Les rapports entre l’histoire et ses usages publics sont interrogés depuis l’avènement de la IIIème République au moins, comme le souligne Gilles Candar à propos de la première "guerre des manuels". Dès les années 1880, s’est engagée une bataille politique féroce entre l’Église et l’État républicain, dont l’histoire, ressource essentielle de l’instruction des enfants, fut le principal instrument. Après la Grande Guerre, le débat autour de l’utilité de l’histoire s’est professionalisé mais a perduré. La mémoire nationale se jouait quant à elle sur le registre de la commémoration. Les deux termes renvoyaient donc à des activités sociales, individuelles ou collectives, en théorie bien différenciées.

Mais un faisceau d’éléments bouleverse la donne dans les années 1970-80 : la révélation, par un historien américain (Robert Paxton), de la réalité historique de la collaboration durant l’Occupation, la philosophie de Paul Ricoeur adossée au concept de "travail de mémoire" qu’il tâche de distinguer de la science historique, tout en relevant un certain nombre de ressemblances entre les deux   ; puis l’immense et novatrice entreprise dirigée par Pierre Nora, ainsi que le Bicentenaire de la Révolution française. Les historiens ne peuvent plus vraiment reculer et esquiver le débat démocratique autour des moments mémoriels. Certains choisissent de faire de la mémoire un objet historique à part entière, et c’est bien le cas dans ce livre. Mais là où Les lieux de mémoire racontaient les lieux, symboles et événements fondateurs de la "nation France", les auteurs des Guerres de mémoires privilégient les dissensus qui fissurent la mémoire nationale. Ils insistent sur les fragilités, les contradictions, les incohérences. "Nous avons voulu cerner au plus près les paradigmes des principaux conflits de mémoires français qui ont traversé le XXe siècle, mesurer la part de fantasmes, d’idéologies, d’enjeux politiques et sociaux, d’intérêt juridiques et financiers aussi, qui existent derrière ces fractures du récit national".

L’expression "guerres de mémoires" elle-même n’est pas neuve. En 1994, Daniel Lindenberg écrit dans Vingtième Siècle. Revue d’histoire un article pionnier intitulé "Guerres de mémoire en France", dans lequel chaque conflit mémoriel est présenté comme le symptôme d’une crise d’identité nationale qui commence avec l’affaire Dreyfus. Parallèlement, sort un numéro spécial aux éditions Autrement : Oublier nos crimes. L’amnésie nationale : une spécificité française ? La mémoire devient l’objet d’un débat public, lequel sera facilement ressaisi par l’État dans les années 2000, comme l’attestent les récentes "Missions mémorielles" de l’Assemblée nationale (avril-juin 2008), puis aiguisé par la loi sur la colonisation du 13 février 2005.

Dans la lignée des travaux pionniers traitant la mémoire comme "un matériau malléable qui fait question", nos auteurs dressent l’inventaire, incomplet sans doute, des événements qui ont cristallisé les luttes de mémoire, justifié les combats pour la reconnaissance, et plongé les historiens dans la mêlée : Vichy bien sûr, mais aussi la Shoah, la guerre d’Algérie, la Révolution française, l’Affaire Dreyfus, l’esclavage, la colonisation, l’immigration. Mai 68, diabolisé il y a un an par le candidat Sarkozy lors d’un meeting à Bercy (le 29 avril 2007), mais commémoré il y a quelques mois, révèle parfaitement à quel point une mémoire partielle et mythifiante peut se fixer au détriment d’autres mémoires : "C’est [...] durant la décennie 1970 que commence le long silence de la mémoire ouvrière de Mai au profit de celle du mouvement étudiant, qui entre en commémoration. [...] La mémoire collective [...] est en effet réductrice : moins mémoire sociale que mémoire médiatique, elle s’est construite depuis quarante ans autour du témoignage d’individus – souvent les mêmes. Autoproclamés et élus par les médias, ils sont désignés comme porte-parole de la génération lors des commémorations décennales et plus encore de la commémoration rampante de ‘Mai 68’".

Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel insistent ici sur ce qui constitue l’originalité de la deuxième partie du livre : les vecteurs de diffusion de la mémoire nationale. On songe immédiatement à la télévision, devenu depuis 30 ans le principal média de masse, versé dans l’art du commentaire à chaud. "Les Dossiers de l’écran", animés par l’inoxydable Armand Jammot, ont inauguré dans les années 1970 l’intérêt audiovisuel pour l’histoire-mémoire. Mais dans les années 1980-90, les documentaires ont la part belle, en particulier sur la guerre d’Algérie. Puis ils cèdent la place, depuis quelques années, à la fiction. Or, le petit écran a sans doute contribué à ne pas suffisamment dissocier les attentes supposées du public et les critères de scientificité de l’histoire. Cette tension, nous la retrouvons au cinéma ou au musée. Comme l’écrit D. Poulot au sujet du nouveau musée de Vendée : "Il incarne un équipement adapté aux loisirs contemporains, capable de concilier éducation et distraction, aux dépens de formes vieillies sans doute d’érudition locale et peut-être au détriment [...] d’une ‘qualité-musée’...".


Les manuels scolaires, eux, sont traversés par la difficulté de mettre en scène "les mémoires diverses reliées aux différentes communautés mémorielles ou groupes d’acteurs" tout en bâtissant une histoire commune. L’enjeu est de taille, comme on sait : socialiser toute une classe d’âge en lui donnant un certain nombre de repères culturels communs. "[Le manuel scolaire] oscille entre le projet d’ordonner des éléments historiques et mémoriels constitutifs du bien commun, au nom duquel s’organisent le curriculum d’histoire et la reconnaissance d’histoires meurtires, souffrantes, et parfois coupables pour l’État ou la nation.". Nous laissons au lecteur le soin de découvrir les nombreux canaux et modes de "mémorialisation" qu’historiens et sociologues décryptent dans cette deuxième partie d’ouvrage, et nous réservons, pour clôre, le droit de quelques critiques.


Mémoire nationale

La problématique du livre est celle de la mémoire "nationale" ; nul ne s’étonnera par conséquent que l’ensemble manque d’un point de vue comparatiste qui fasse état de la situation des autres nations. Les deux coordinateurs de l’ouvrage mentionnent certes l’existence d’un numéro de 2008 de la revue Hermès sur "Les guerres de mémoires dans le monde", évoquant le colonialisme japonais, le franquisme, le génocide rwandais etc. ; Annette Wieviorka relate, elle, l’histoire de l’"américanisation de l’Holocauste" : "Aujourd’hui, ce sont bien les États-Unis qui se trouvent au centre de la mémoire de l’Holocauste. L’historiographie, après avoir été israélienne et allemande, est désormais largement américaine [...] L’américanisation de l’Holocauste produit aussi sa propre vision de la Shoah, largement exportée par le biais de films comme le feuilleton Holocaust ou La Liste de Schindler."   . Mais les conflits de mémoires se sont aujourd’hui, pour beaucoup, mondialisés et, depuis Paxton au moins, on sait que ce sont le plus souvent les historiens étrangers qui viennent bousculer fort à propos les mémoires enfermées dans leur nationalisme frileux. Le livre n’en fait peut-être que trop peu état. Tout ici est jugé à l’aune de la République, de la nation, de l’identité française. L’ouvrage reconduit, sans le vouloir, le point de vue franco-français qu’il dénonce pourtant par ailleurs dans le cadre des études post-coloniales.

L’échelle temporelle choisie révèle le même "nationalo-centrisme". Quid de l’Église médiévale, de l’Inquisition (aveuglément versée au dossier du nécessaire repentir de l’Église catholique), des institutions de la monarchie absolue, pour certaines léguées à la République, de la Gaule franque et, pourquoi pas, de la démocratie grecque ? Tous ces "thèmes" ont cristallisé ou cristallisent encore autant les polémiques historiographiques que les guerres de mémoires. On ne saurait négliger celles-ci sous prétexte qu’elles concernent un passé trop lointain, "pré-moderne", "anté-national". Les "guerres de mémoires" ne découlent pas toutes de l’État-nation, des valeurs de la République ou d’une supposée modernité politique, loin s’en faut.

Et tout ne se joue pas, aujourd’hui, à l’aune de l’horizon démocratique. Un Américain vient d’ailleurs de publier un petit pamphlet sur le "médiévalisme" de G. W. Bush   . Comme quoi, les usages de l’histoire sont infinis et les conflits d’identité, les demandes de reconnaissance, les idéologies politiques se greffent sur des passés riches de potentialités polémiques. La mémoire recouvre aussi ces usages inexacts, voire imbéciles, que les historiens, justement, peuvent amender, sans avoir comme objectif la construction d’une nation.

Bien que la bibliographie existante soit pléthorique et que l’objectif avoué du livre soit de revenir sur la mémoire comme objet historique "fracturé", on ne peut que difficilement occulter le débat sur le rôle que l’historien est désormais amené à jouer dans le cadre des luttes pour la reconnaissance, de la "concurrence entre victimes", ou de la judiciarisation de la mémoire. Il est clair que les réponses divergent et qu’on ne peut attendre une prise de position tranchée et définitive (on notera d’ailleurs que ce livre regroupe fort heureusement des historiens de toutes obédiences, membres du CVUH comme de Liberté pour l’histoire). Mais l’avenir proche de l’histoire se situe en grande partie – qu’on le veuille ou non – dans la mémoire. À défaut de la maîtriser, de la contrôler, ou pis encore de la dicter, l’histoire doit lui faire face et l’interroger dans toute son épaisseur. On l’aura compris, ce livre fait bel et bien état d’une inquiétude liée aux incessants conflits mémoriels. Le cadre choisi, aussi restrictif soit-il, porte la question du "vivre-ensemble", des repères communs aux Français, des contenus de l’enseignement. Écrit en majorité par des historiens, cet ouvrage collectif soulève discrètement la question du rôle de l’histoire dans les controverses qui agitent l’État et la société civile. Contre l’instrumentalisation politique du passé ou l’institutionnalisation rigide de la mémoire, les historiens de ce livre appellent à une "paxtonisation" de l’histoire nationale, en particulier coloniale ("comme si seulement hors de France pouvait s’ouvrir de façon clair un débat bloqué depuis les décolonisations"). Sans se montrer lénifiants ni utopistes, sans réclamer un apaisement et un consensus dont l’heure est loin d’avoir sonné, les auteurs regardent avec aplomb leur nation en train de se faire et se défaire. Espérant peut-être qu’elle renaisse sous des cieux plus métissés que ceux obscurcis par le colonialisme de la vieille République

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- Christophe Prochasson, L'empire des émotions (Démopolis), par Arnaud Fossier.