Alors que les socialistes ne parviennent pas à s’accorder sur le chef de chantier, l’une de leurs principales boites à idées, la Fondation Jean-Jaurès (FJJ), vient tout juste de finir ses travaux. Et l’entreprise fut impressionnante : de la charpente à la façade, des objectifs aux codes graphiques, le think tank présidé par Pierre Mauroy a fait peau neuve, dans l’optique de devenir le principal lieu de la rénovation de la pensée socialiste d’ici 2012. La Fondation fêtera alors ses vingt ans.


Le monde change, la Fondation s’adapte

Reconnue d’utilité publique en 1992, année de sa création officielle, Jean-Jaurès se targue d’être la plus ancienne fondation politique française. Très liée au Parti socialiste, s’efforçant de rapprocher intellectuels et politiques et travaillant de concert avec des fondations européennes, l’établissement de la cité Malesherbes tire sa singularité de son caractère international, en agissant pour la promotion de la démocratie dans une soixantaine de pays à travers "l’organisation régulière de colloques et de séminaires". Pierre Mauroy, alors Premier secrétaire du PS, l'a créé dans un contexte particulier : les années suivant directement l’effondrement de l’URSS. Ses ambitions affichées sont de "favoriser l’étude de l’histoire du mouvement ouvrier et du socialisme international, de promouvoir les idéaux démocratiques et humanistes par le débat et la recherche, de contribuer à la connaissance de l’homme et de son environnement, de mener des actions de coopération économique et culturelle concourant à l’essor du pluralisme et de la démocratie dans le monde". 

Mais le monde a bien changé depuis 1992 : la problématique centrale ne réside plus dans la démocratisation mais dans la mondialisation, les hommes comme les partis ne sont plus les mêmes, des nouveaux think tanks et de nouveaux outils de communication ont vu le jour… Il était temps pour la Fondation de procéder à son aggiornamento. D’autant plus que le centre d’archive du socialisme voyait son état se dégrader. Pour Pierre Mauroy, la situation était sans appel : "Il fallait qu’on se renouvelle, qu’on s’adapte". Une volonté prévalait, celle de recentrer l’institution sur ce qu’elle était à l’origine : "une fondation d’idées qui a l’ambition d’ouvrir la société à un projet socialiste". Ses dirigeants, emmenés par Gilles Finchelstein, l’ont donc transformée en conséquence.


De la charpente à la façade

Tout d’abord en réorientant la stratégie de la maison. Parce qu’elle a redéfinit ses priorités, la Fondation compte réduire ses activités d’ingénierie démocratique dans les pays qui accèdent à la démocratie pour se tourner vers les acteurs majeurs de la globalisation (États-Unis, Brésil, Chine, Inde, UE, etc.) dans le cadre d’échanges intellectuels. Les relations avec les interlocuteurs étrangers s’étaient quelque peu "amenuisées" depuis plusieurs années, selon le mot utilisé par Pierre Mauroy. La Fondation veut devenir le lieu de production principal des idées intellectuelles et politiques socialistes, et solidifier ses fonds d’archives grâce à la numérisation de son patrimoine.



Ensuite, c’est toute l’architecture de diffusion qui a été repensée, à travers la mobilisation de nouveaux outils et d’une multiplication des moyens de communication, dont un intérêt accru à l’Internet, amené à devenir "le vecteur principal de diffusion des idées" de l’établissement. La plupart des publications seront accessibles en ligne, et le rayonnement intellectuel de la Fondation devrait être garanti par une pluralité de supports : des "Essais" bimensuels, des "Études" dans lesquelles seront développées des analyses sur des idées prêtant à débat, des livres explorant l’histoire du socialisme, des "notes" qui décoderont brièvement l’actualité, ou encore la revue mensuelle Esprit critique.

Ses dirigeants entendent également doubler leur masse budgétaire d’ici 2012 : avec un budget avoisinant les 2,3 millions d’euros, l’institution ne pèse pas lourd en terme financier au regard de ses interlocuteurs européens. En s’efforçant d’augmenter ses ressources publiques comme privées, l’établissement souhaite se donner les moyens de ses ambitions. La plupart des autres fondations jouissent de dotations étatiques supérieures, même dans des pays d’importance moindre. À titre d’exemple, la fondation allemande Friedrich Ebert peut compter sur quelques 90 millions d'euros…


Un économiste pour un économiste

Le Conseil d’orientation scientifique a été complètement recomposé, avec "des responsables politiques de la jeune génération, appartenant à l’ensemble des sensibilités du PS ; mais avec évidemment la volonté d’aller au-delà du parti", relève Gilles Finchenstein. "Il y a ainsi beaucoup d’universitaires, de hauts fonctionnaires, de chefs d’entreprise, de syndicalistes, et de responsables de think tanks européens qui sont venus s’ajouter. On ne peut pas parler d’un changement de génération, mais il s’agit en tout cas de nouvelles personnalités appartenant à des disciplines extrêmement diverses, qui ont tous une autorité, une compétence dans leur propre domaine d’activité et qui sont désireux de venir confronter leur savoir et leur expérience. C’est l’objet de la Fondation". Le Conseil d’orientation scientifique comptera dans ses rangs des noms de solide réputation et d’horizon divers, parmi lesquels on peut citer ceux d’Oliver Ferrand   , d’Olivier Mongin   , de Pascal Lamy   ou encore de Jean Pisani-Ferry   . Reste à savoir si la régularité des travaux accompagnera cet éventail clinquant. Au poste de directeur de cette instance de réflexion et de proposition, c’est un autre économiste qui succèdera à Dominique Strauss Kahn, sans doute bien occupé à la tête du Fond monétaire international, en la personne de Daniel Cohen, "un économiste, mais pas seulement : il s’agit surtout de quelqu’un d’inventif et d’éclectique", dit Gilles Finchenstein. "On peut aussi voir ce remplacement comme celui d’un politique par un universitaire : c’est un signal fort adressé aux chercheurs". Daniel Cohen souhaite en effet amener la Fondation à devenir "un véritable lieu de rencontre entre politiques et intellectuels", ces derniers pouvant parfois se montrer réticents à interagir avec la classe politique, même de manière lointaine.



Enfin, pour parfaire le chantier, la décoration n’a pas été oubliée : le logo de la Fondation, de même que l’ensemble des codes graphiques, ont été revus.

L’agenda de la Fondation s’annonce d’ores et déjà chargé. Ne souhaitant pas intervenir dans toute la complexité politicienne du Congrès de Reims (comme le dit Pierre Mauroy : "Ce n’est pas à nous de démêler leurs problèmes actuels"), elle y tiendra pourtant un colloque international intitulé : "La démocratie dans le monde : après les avancées, le recul". Puis, dans le cadre de la réorientation de ses actions évoquée plus haut, suivront des rencontres organisées en partenariat avec la fondation Freidrich Ebert, des activités de réflexion en Inde, puis au Brésil et en Chine, tout au long de l’automne, ponctuées par de nombreuses publications. La machine est déjà lancée.

Il n'échappera à personne que ce repositionnement intervient peu après la création du think tank Terra Nova, piloté, lui aussi, par un Strauss-Khanien, Olivier Ferrand   . On sent bien poindre la concurrence entre les deux institutions, bien que les apparences soient sauvées   , puisque Olivier Ferrand est promu chez Jean-Jaurès. Parallèlement, Thierry Pech, secrétaire général de La République des Idées, en a démissionné, s'émancipant du même coup de Pierre Rosanvallon, pour rejoindre Terra Nova. De son côté, Daniel Cohen arrive chez Jean-Jaurès... L'avenir dira si nous assistons à un début de guerilla entre think tanks pour le leadership des idées de la gauche progressiste ou si une coexistence pacifique demeurera entre ces fondations. Ce que l'on peut leur souhaiter.

Toujours est-il que la Fondation Jean-Jaurès redécolle alors que le PS pique du nez : l’assymétrie est trop évidente pour ne pas être soulignée par Gilles Finchelstein, qui, dans une phrase pleine de sous-entendu que ne renieraient pas les dirigeants du Parti : "il y a ici des socialistes enthousiastes et heureux"


* À lire également sur nonfiction.fr :

- le pourquoi du comment du nouveau logo de la Fondation Jean Jaurès.

- notre dossier sur les nouveaux think tanks français.

- la critique du livre dirigé par Gilles Morin et Gilles Richard, Les deux France du Front populaire. Chocs et contre-chocs (L'Harmattan/Fondation Jean Jaurès)


Un ouvrage qui fera date dans l’historiographie – riche mais inégale – du Front populaire. Par David Valence.

- la critique du livre de Louis Gautier, Table rase. Y a-t-il encore des idées à gauche ? (Flammarion)


L’ouvrage d’un ancien conseiller de Lionel Jospin, qui, sans être toujours original, constitue néanmoins une véritable tentative de reconstruction idéologique. Par Alain Bergounioux.

- la critique du livre de Bertrand Delanoë, De l'audace ! (Robert Laffont)


Du franc-parler mais peu d'idées nouvelles. Par Yassir Hammoud.

- la critique du livre de Laurent Baumel, Rénover le Parti socialiste : Un défi impossible ? (Bruno le Prince)


Un livre intelligent, pertinent, et trop court, qui donne quelques pistes pour une rénovation politique du Parti socialiste. Par Aquilino Morelle.

 

- une autre critique du livre de Laurent Baumel, Rénover le Parti socialiste : Un défi impossible ? (Bruno le Prince).

Le seul bouquin post-élections réellement digne d'attention. Son auteur, Laurent Baumel, n'a pourtant pas l'écho médiatique des imposants éléphants. Par Rémi Raher.