L’ouvrage d’un ancien conseiller de Lionel Jospin, qui, sans être toujours original, constitue néanmoins une véritable tentative de reconstruction idéologique.

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Il y a aujourd’hui une mode qu’entretiennent nombre de livres parus récemment (et à paraître sans aucun doute) comme quoi l’encéphalogramme socialiste (parce que c’est le Parti socialiste qui est visé à peu près exclusivement) est plat et ce depuis longtemps. C’est la thèse du livre de Louis Gautier, Table rase, dont le diagnostic fustige un parti qui "fuit des débats difficiles", "pratique le cabotage", "ne travaille pas", etc… Mais, ce qui est intéressant et qui différencie l’ouvrage de Louis Gautier, de bien d’autres qui s’arrêtent à l’incantation, est que cette fois l’auteur nous livre une véritable tentative de reconstruction idéologique qui ne se contente pas d’idées générales. Il mérite, de ce fait, une lecture attentive et une discussion fournie.


Le diagnostic

La panne d’idées est la cause essentielle des difficultés socialistes. Par idées, il faut entendre évidemment une vision du monde, avec ses valeurs et ses principes. Les mesures s’en déduisent ensuite. Cela tient pour l’auteur, au tournant, jamais pleinement assumé, de 1983 où le socialisme a fait son deuil d’un ancien modèle sans inventer clairement de nouvelles références. Les socialistes, dans leur majorité, ont ainsi toujours dévalorisé leurs politiques gouvernementales. C’est "le long remords du pouvoir" qu’avec Gérard Grunberg j’avais mis en évidence au début des années 1990. Lionel Jospin, dont Louis Gautier fut un des conseillers, n’a pas réalisé la synthèse nécessaire. Il a eu également une conception trop statique d’une gauche par trop divisée et prise elle-même dans des problèmes d’identité.

Mais, le Parti socialiste et ses dirigeants, toutes tendances confondues, portent également une grande responsabilité. L’auteur rappelle justement le congrès de Rennes avec son heurt sans fard des ambitions. Il décrit avec justesse le processus qui a mené à 2007, avec la stratégie de retardement mise en œuvre par François Hollande certes, mais aussi par les principaux candidats. La crise européenne de 2004-2005 révèle des oppositions idéologiques, mais elle ne se comprend pas sans les arrières pensées sur la candidature présidentielle. Le succès de Ségolène Royal, à la primaire socialiste en 2006, est le symptôme d’une crise profonde. Louis Gautier n’ignore pas les insuffisances de la campagne de la candidate. Mais, pour lui, son échec sanctionne avant tout "l’immobilisme idéologique et les divisions du parti socialiste". Des pages précises rentrent dans des analyses concrètes sur le fonctionnement du Parti, la présidentialisation qui entraîne la formation d’"écuries", qui ont tendance à remplacer les courants, la notabilisation qui va avec la décentralisation et les succès électoraux, l’absence d’une direction forte, une certaine indifférence aux idées et aux débats intellectuels, qui explique l’influence dominante d’idéologies extérieures, d’extrême gauche ou social-libérale. Bref, sans "sursaut" intellectuel pas de salut.

Je partage beaucoup de ce constat. Même si la volonté de fonder la thèse centrale de cette première partie amène quelques simplifications. Ce n’est pas que le Parti socialiste manque d’idées. Le projet du parti de 2006, si décrié aujourd’hui, en avait peut-être trop… Il manquait surtout d’arêtes faute d’arbitrages politiques conséquents. Autrement, il pointait bien les trois problèmes de la société française en 2006, une croissance trop faible, des inégalités trop fortes, une démocratie insuffisante. Un travail idéologique a été fait, dans un chemin chaotique. Le malheur du projet de 1991, du congrès de l’Arche, qui se lit encore, est d’être tombé dans un parti en crise, un an après Rennes, deux ans avant une déroute électorale. Ces deux points – et nombre d’autres pourraient être évoqués – sont là pour montrer que dans un parti politique, à côté des idées, comptent autant l’organisation et la capacité des hommes et des femmes qui le composent et qui le dirigent de dépasser, de temps à autre, leurs seules ambitions…


Des idées pour une refondation

La seconde partie de l’ouvrage présente, de manière fort argumentée, les propositions de Louis Gautier. Elles ont une cohérence certaine. Elles ne prétendent pas être par principe iconoclastes – et c’est tant mieux pour éviter les effets de mode. Elles dessinent le portrait intellectuel d’un authentique social démocrate.

Je n’en livrerai que la logique d’ensemble. L’auteur part d’une défense de la "modernité politique". Les fondements de la philosophie des Lumières demeurent un socle solide. Il ne faut pas que la gauche renonce à l’idée de progrès. Le principe de précaution ne doit pas fonctionner comme un interdit. L’essentiel, c’est le débat et la décision politique. Le XXIe siècle doit être séculier. Cela amène Louis Gautier, et c’est un fil directeur de l’ouvrage, à prendre parti pour une reconsolidation de l’État et de sa souveraineté, même si la gauche doit être capable de la réformer pour la sauver. Les analyses sur la mondialisation sont intéressantes – sans être originales. Elles demandent à la pensée socialiste d’arrêter de disserter sur ses ambivalences, mais d’agir. Et là, les remèdes préconisés rejoignent ce que dit le Parti socialiste depuis quelques temps, la réforme des institutions internationales, l’extension des compétences des juridictions internationales, l’Europe politique etc… Plus particulière – mais de manière logique avec les présupposés du début – est la réhabilitation du projet national qui permet l’intégration. Il s’agit évidemment d’une nation ouverte, fondée sur le pacte républicain où chacun peut exercer ses droits et prendre conscience de ses devoirs, les nationaux comme les émigrés. Les pages sur l’État sont les plus fournies du livre, sur le rapport au capitalisme et au marché, avec des propositions concrètes pour définir des modes de régulation nouveaux, sur la violence et la sécurité, en dénonçant au passage un "totalitarisme du quotidien qui se met en place sous couvert de prévention du risque", sur la modernisation des services publics, notamment de l’Éducation nationale. Son souhait d’un renouveau de la démocratie, qui ne se résume pas à la réforme institutionnelle, demande de prendre en compte la question culturelle, avec toutes les ressources des techniques modernes. Le livre se termine par un chapitre, qui aurait pu être en tête, sur "l’égalité contre l’équité". La critique de l’équité, et de l’égalité des chances, se fonde sur une crainte, celle d’une attitude trop accommodante par rapport aux inégalités actuellement croissantes. L’auteur ne défend pas cependant un modèle républicain intégriste. Il entend remettre à plat l’ensemble du système social en s’inspirant des expériences sociales-démocrates nordiques.

Tout cela constitue une contribution solide puis une refondation. Tout n’est certes pas original. Et plusieurs points méritent que la discussion soit poursuivie, notamment l’articulation entre le projet européen et le projet national. Mais, l’intérêt, c’est la cohérence du propos. Les victoires politiques ont besoin d’une logique de pensée, comme on l’a vu en 2007, et non d’une seule énumération de mesures. Louis Gautier fait une proposition intellectuelle. Il entre même dans sa conclusion dans une option stratégique. Il ne croit pas au "centre introuvable". Il plaide donc pour une union au premier tour de l’élection présidentielle de toutes les formations de gauche, et regarde avec faveur l’idée d’une primaire dans l’électorat de gauche. Mais, le projet tracé dans ce livre peut-il fournir une base commune à la gauche dans sa division actuelle ? Il faudra, d’abord, que les socialistes s’assurent d’eux-mêmes…


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Crédit photo : philippe grangeaud, parti socialiste / flickr.com