De très beaux articles qui nous plongent au cœur de la langue et de l'univers de Jean-Luc Lagarce.

Le colloque Traduire Lagarce est le troisième des colloques organisés à l’occasion de "l’année Lagarce", et s’est tenu en octobre 2007 à Besançon. Il réunissait des universitaires, de traducteurs, des metteurs en scène. L’idée de consacrer un des trois colloques sur Lagarce à la traduction était déjà, en soi, une excellente idée. Les traductions et l’acte de traduire en lui-même mettent au jour, avec souvent une particulière netteté, les traits propres d’une écriture, et permettent d’explorer de manière intime le travail dans la langue qu’accomplissent un auteur et une œuvre. En outre, la traduction théâtrale possède ses enjeux propres qui en font un objet d’étude particulièrement riche : car traduire du théâtre, c’est produire un texte qui puisse être dit, être incarné et pour ainsi dire incorporé par des acteurs.

L’ouvrage réunit huit interventions, et dans l’ensemble, les actes de ce colloque sont tout à fait intéressants et éclairent de façon parfois très originale l’écriture de Lagarce. En guise d’ouverture, Henri Meschonnic présente les enjeux généraux de la traduction théâtrale. Henri Meschonnic est lui-même un important traducteur et un célèbre théoricien du langage et de la traduction. Néanmoins, on ne cachera pas que son intervention déçoit et agace. Si la thèse est claire et intéressante : traduire le théâtre, c’est traduire l’oralité, Meschonnic se livre ici, avant tout, à une introduction à Meschonnic lui-même. Avec redondance, qui plus est, il reprend ici ses grandes thèses sur le rythme comme organisation du mouvement de la parole dans le langage, l’idée que dans toute traduction est à l’œuvre une certaine représentation du langage et que faire la théorie de la traduction c’est faire la théorie du langage, qu’il faut en finir avec le règne du dualisme du signe, etc. Mais comme tout cela est rappelé de manière très elliptique, et en outre sur un ton polémique, presque agressif, c’est intimidant, alambiqué et peu compréhensible   . Par ailleurs, il y est assez peu question de Lagarce. Nous en retiendrons malgré tout une idée force : "Le théâtre est la mise en scène de l’oralité du langage. L’oralité, ce n’est pas la bouche seulement, le son seulement, c’est l’oreille aussi, et tout le corps, par les mouvements qui sont inséparablement les mouvements du langage et les mouvements du corps" (p. 11) Pour le reste, lisez les grands textes de Meschonnic, ou sautez quelques pages.


Trouver ses mots


S’ensuit en effet une passionnante intervention de Georges Zaragoza, "Jean-Luc Lagarce, une langue faite pour le théâtre". L’auteur part également de l’idée que "le texte théâtral est du côté du corps (…), il est un geste qui a sa vitesse, ses ruptures, sa rugosité, ses douceurs, son suspens" ( p. 26) ; et s’intéresse à la "mise en bouche" de l’écriture de Lagarce. Avec beaucoup de finesse, il analyse l’apparente banalité de la langue des personnages, et de leur propos, pour en exhiber toutes les subtilités d’écriture. Les personnages de Lagarce sont en permanence aux prises avec le langage, toujours à la recherche du mot exact et de l’emploi exact d’un mot. "Ce qui est à l’œuvre dans le théâtre de Lagarce, c’est la difficulté à dire, la complexité du rapport à la langue, la lutte permanente de la voix et du sens" (p. 34), et en ce sens, l’essentiel est moins dans ce que les personnages veulent dire, que dans les épreuves qu’il leur faut vaincre pour y parvenir. Et si l’essentiel chez Lagarce se passe et se joue dans ce corps à corps de chaque personnage avec le langage et les mots, c’est que "notre rapport à la langue met en jeu, met en scène notre rapport au monde, notre rapport aux autres, et in fine, c’est bien là la vocation essentielle de la langue théâtrale" (p. 34).


Habiter la langue

On retrouve des analyses convergentes dans la très belle étude de Béatrice Jongy "Habiter l’image : Lagarce à la lueur de Kafka". L’auteur prend en effet appui sur des textes du Journal de Kafka pour aborder l’écriture lagarcienne, et pour étudier, à son tour, le rapport des personnages à la langue qu’ils parlent. Elle note ainsi que "le personnage lagarcien, dans son rapport au langage, est tiraillé entre ironie et amour obsessionnel". Les personnages se moquent de leur propres mots, de leur manière de parler, sont en permanence dans le commentaire de leur propre parole, mais en même temps croient tout de même aux mots qu’ils prononcent : "il y a une moquerie amoureuse des personnages pour les mots qu’ils emploient" (p. 129). Et cette difficulté à trouver le mot juste est rendue d’autant plus cruciale que la réalité elle-même semble créée par le langage et contenue dans les mots. Les personnages, écrit B. Jongy, croient en la puissance performative de leur discours, comme le personnage d’Antoine, le frère, dans Juste la fin du monde : "ne pas te le dire, cela revient au même, ne pas te dire assez que nous t’aimions, ce doit être comme ne pas t’aimer assez" (p. 273 de l’Édition Complète, aux Solitaires Intempestifs). C’est pourquoi, en conclut l’auteur, "ce qui est bouleversant dans cette œuvre, c’est qu’on choisit un sentiment parce qu’on se reconnaît une affinité avec le mot qui le désigne, lequel par conséquent, n’est pas substituable" (p. 135). D’où la difficulté à traduire Lagarce, puisque les mots renvoient moins à un sens ou à des objets qu’à eux-mêmes. "En ce sens, tous les personnages de Lagarce sont non seulement de beaux parleurs, mais des mythomanes qui croient à tout ce qu’ils disent. (…) Le désir du personnage lagarcien est de réaliser le langage" (p. 136).



Traduire la langue de Lagarce

La problématique de la traduction des textes de Lagarce est au centre de l’intervention de Florence Fix, qui compare deux traductions allemandes de la pièce J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne. De prime abord, la langue de Lagarce semble une langue rêvée pour un traducteur : une langue aisée, sans néologismes, des mots simples et courants, beaucoup de répétitions, etc. Or précisément, "la structure redondante, la répétition, une maladresse délibérée d’une énonciation qui se cherche sont des objets bien difficile à transcrire" (p. 70). Ce qu’il importe de retrouver, pour le traducteur, c’est le rythme, le phrasé, qui doivent être fluides, et il lui faut parfois faire des concessions sur le sens pour y parvenir. La comparaison des deux traductions illustre justement le choix qui s’offre au traducteur : une privilégie le sens tandis que l’autre privilégie le rythme. Or, en allemand, retranscrire la syntaxe de Lagarce, les reprises, les hésitations d’un discours qui se cherche, peut passer par le choix d’expressions peu usuelles voire étranges. "Une langue inhabituelle, maladroite, syntaxiquement fragile ou lexicalement curieuse, a parfois la faveur des traducteurs. Somme toute, mal dire en allemand, c’est souvent bien traduire Lagarce, en tenant compte de son désir d’une langue mécanique, usurpée par des femmes vouées à l’absence de communication et d’évolution   "

Ce recueil d’articles est ainsi un excellent moyen pour pénétrer dans l’œuvre et dans l’écriture si spécifique de Jean-Luc Lagarce. Les analyses qui sont proposées de ses textes (et nous n’avons pu toutes les évoquer) confirment avec finesse et vigueur que Lagarce est un des plus grands auteurs de la fin du 20e siècle, qu’on ne fait encore que découvrir


Toutes les tables rondes et lectures de ce colloque sont accessibles sur Internet.


* À lire également sur nonfiction.fr


- La critique du livre d’Umberto Eco, Dire presque la même chose (Grasset)
Umberto Eco évoque les grands problèmes de la traduction dans un ouvrage plaisant et nourri d’exemples. Par François Thomas.