Umberto Eco évoque les grands problèmes de la traduction dans un ouvrage plaisant et nourri d’exemples.

Quand on n’y réfléchit pas trop, on s’imagine que traduire, c’est dire la même chose dans une autre langue. Quand on commence à y réfléchir, on se rend compte qu’on ne dit jamais la même chose dans deux langues différentes, et on en conclut qu’il est théoriquement impossible de traduire. Au mieux, on trahit. Et pourtant, il y a toujours eu des traducteurs. Et quand ils traduisent, en réalité ils négocient au coup par coup.

Pour parler de la traduction, c’est sur ce terrain de l’expérience et de ses propres expériences que s’installe Umberto Eco, dans son ouvrage Dire presque la même chose dont la traduction française est parue à l’automne dernier. Il nous prévient dès les premières pages : ce n’est pas un livre de théorie de la traduction. Mais plutôt un passage en revue des problèmes que pose la traduction et des problèmes qui se posent à un traducteur, à partir d’un nombre considérable d’exemples. L’ennui des ouvrages théoriques, en effet, c’est qu’ils manquent souvent d’illustrations. Il s’agit donc, pour Eco, de partir d’extraits tirés de la Bible, de Dante, de Shakespeare, de Gérard de Nerval, de Baudelaire, de Joyce, et de lui-même, entre autres, et de comparer les traductions : comprendre, pour tel mot, telle phrase, tel passage, les choix opérés par les traducteurs, ce qu’ils y perdent, ce qu’ils y gagnent à traduire de telle ou telle façon. Umberto Eco fait pénétrer le lecteur dans l’intimité et la cuisine d’un traducteur. C’est tout à fait impressionnant d’érudition, et de finesse d’analyses. Eco sait de quoi il parle : il s’appuie ici sur sa triple expérience d’éditeur, d’auteur traduit et de traducteur   .

La traduction sous l’enseigne de la négociation

Le but de l’ouvrage est clairement posé dans l’introduction : "tenter de comprendre comment, tout en sachant qu’on ne dit jamais la même chose, on peut dire presque la même chose."   L’enjeu, c’est ce "presque". On ne parvient jamais à transmettre toutes les connotations d’un mot, le rythme et la sonorité d’une expression ou d’une phrase, les jeux de mots. Eco rappelle   le célèbre exemple de Jakobson à propos du slogan "I like Ike", lors de la campagne présidentielle d’Eisenhower. Au niveau du contenu, on pourrait bien sûr traduire par "Io amo Ike", "J’aime bien Ike", ou le paraphraser en "I appreciate Eisenhower". Mais personne ne dirait qu’il s’agit de traductions appropriées de l’original, lequel tire sa force des suggestions phoniques, de la rime, etc.

C’est pourquoi le traducteur négocie en permanence. Eco développe cette comparaison tout au long de l’ouvrage. Négocier, cela implique d’évaluer les pertes et les compensations, de distinguer les pertes absolues – les cas où il est impossible de traduire –  des pertes par accord entre les parties. Lorsqu’il n’y a pas de synonyme exact d’un mot dans la langue de traduction (et c’est le cas le plus souvent), le traducteur négocie les propriétés du mot original qui lui paraissent pertinentes – par rapport au contexte et aux objectifs que le texte s’était fixés. Traduire signifie en ce sens "raboter"   quelques-unes des conséquences que le terme original impliquait. Pour Eco, il n’y a pas de règle, les solutions doivent être négociées dans chaque cas, en fonction des possibilités, mais aussi en fonction de l’interprétation que le traducteur a faite de ce passage en particulier et de l’œuvre en général, de ses propres choix initiaux.

Il y a une raison de fond à cela. Quand on croit que pour traduire, il suffit de dire la même chose dans sa langue, on imagine confusément qu’il existe une "chose" que le texte original exprimerait dans sa langue, et qu’on pourrait exprimer dans une autre. Appelons cette chose comme on veut : sens, contenu, contenu propositionnel invariant, etc. On peut alors essayer de formaliser ce contenu, de trouver des algorithmes toujours plus sophistiqués pour s’en approcher. C’est ce que font les adeptes de la traduction automatique, et c’est un tel système d’algorithme qui est au principe des traductions de Google ou d’Altavista. Dans le premier chapitre, Eco soumet au système de traduction d’Altavista (Babel fish) le début de la Genèse, et les résultats sont assez surprenants.

En fait, et pour dire vite, deux conceptions du langage, et du rapport entre la pensée et le langage, sont ici en jeu. Soit on considère que la langue est simplement un outil pour communiquer des pensées : et alors on peut dire indifféremment la même chose dans une langue ou dans une autre. Ce qui signifie d’une part qu’il est possible d’exprimer ces pensées sans recourir à une langue naturelle – par un langage formel, des formules mathématiques, par exemple – et d’autre part qu’il existe sans doute une langue plus pratique pour communiquer, par exemple l’anglais, et qu’on y gagnerait à s’exprimer tous dans cette langue. Soit on considère, à l’inverse, qu’il n’est pas indifférent de s’exprimer et de penser dans telle ou telle langue. On ne voit pas très bien ce que serait alors ce contenu, cette pensée, qui flotterait au-dessus des langues, et on préfère concevoir une interdépendance entre la pensée et la langue qui l’exprime.

“On a déjà dit, et l’idée est établie, qu’une traduction ne concerne pas seulement un passage entre deux langues, mais entre deux cultures, ou deux encyclopédies. Un traducteur tient compte des règles linguistiques, mais aussi d’éléments culturels, au sens le plus large du terme”(p. 190)

On comprend alors la difficulté d’échapper à la notion de traduction comme négociation. Il faudrait pouvoir dissocier complètement ce qui est dit et la langue dans lequel cela est dit. Or, s’il n’est jamais possible de dire tout à fait la même chose dans deux langues différentes, c’est bien parce que chaque langue découpe, voit et dit le monde d’une façon singulière. Toute traduction est alors la rencontre entre deux cultures – ce qui échappera toujours à une traduction automatique, aussi perfectionnée soit-elle   .


"Traduire de culture à culture"

Umberto Eco rappelle à ce propos la façon dont ce problème avait été posé par des auteurs du XIXe comme Humboldt et Schleiermacher   : "une traduction doit-elle amener le lecteur à comprendre l’univers linguistique et culturel du texte source, ou doit-elle transformer le texte original pour le rendre acceptable au lecteur de la langue et de la culture de destination ?"   Eco passe assez rapidement sur ces enjeux disons éthiques et politiques de la traduction, sur la tentation ethnocentrique de certaines traductions.  

Mais il y a un risque. Ce serait de conclure que la traduction est impossible, par principe, si les langues sont incommensurables, si chacune exprime une vision du monde propre. Peut-on vraiment comprendre ce qui appartient à une culture étrangère, et donc traduire ? À cela, Eco répond de manière ferme : si chaque langue est singulière, on peut néanmoins les comparer, comparer l’usage des termes, mettre au jour les différences et les convergences. La traduction est une négociation, car elle est en même temps un dialogue entre la culture de l’auteur, et celle du lecteur.


Qu’est-ce alors qu’une bonne traduction ?

Tout cela étant posé, il reste à savoir quand une traduction est réussie. Le souci d’un traducteur, répond Eco, est dans ces conditions de provoquer un effet identique à celui que le texte, dans sa langue d’origine, voulait provoquer chez le lecteur. Non pas dire la même chose, c’est impossible ; mais reproduire le même effet. Et cela suppose tout le travail d’interprétation du traducteur. C’est pourquoi une bonne traduction est toujours, aussi, une contribution critique à la compréhension de l’œuvre. C’est à partir de là qu’on peut redonner sens à l’exigence de fidélité. "La fidélité est la conviction que la traduction est toujours possible si le texte source a été interprété avec une complicité passionnée, c’est l’engagement à identifier ce qu’est pour nous le sens profond du texte, et l’aptitude à négocier à chaque instant la solution qui nous semble la plus juste."  

Ce qui fait le grand intérêt du livre d'Umberto Eco, c’est la profusion d’exemples. Un grand nombre de difficultés ou questions qu’on rencontre en traduisant se trouvent illustrées, et plutôt que de théoriser dans l’abstrait, Eco nous introduit au travail d’un traducteur devant un texte. Mais c’est ce même intérêt qui fait le défaut du livre. On ne peut cacher qu’il est difficile de tenir la longueur des 440 pages sans finir par s’ennuyer. Dans la mesure où les nombreuses et longues analyses d’exemples, aussi intéressantes soient-elles, n’apportent théoriquement rien de neuf, on a le sentiment, à la lecture, qu’Eco évoque la plupart des problèmes mais reste à la surface de tous. L’ouvrage n’en demeure pas moins agréable à lire, tant Eco sait faire partager avec clarté et bonne humeur ses connaissances encyclopédiques.


* À lire également, sur fabula.org, un essai de traduction à partir des prescriptions d'Umberto Eco.


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