L’historien d’art Emmanuel Pernoud revient sur la chromolithographie, une technique d’impression en couleurs, très populaire à la fin du XIXe siècle, mais décriée par la critique d’art.
Connaissez-vous la (ou le) chromo, l’ancêtre de nos posters de magasins de décoration, de bricolage ou d’ameublement ? Dans Chromo de bazar. Le tableau du pauvre, l’historien de l’art Emmanuel Pernoud revient sur l’histoire de cette technique de reproduction industrielle, en particulier de peintures.
Largement négligée par la recherche, la chromo n’a pas non plus été conservée par la Bibliothèque nationale de France, bien qu’il s’agisse d’un imprimé, car elle n’entrait pas dans le périmètre des missions de l’institution. Qui plus est, elle a été victime d’un discrédit « durable » et longtemps considérée comme le « tableau du pauvre ». Son étude est donc inséparable de celle de sa mauvaise réputation.
De la technique à l’insulte
En effet, dans le monde de l’art, le terme est presque devenu une insulte. Qualifier un tableau de chromo est une condamnation, teintée de condescendance. Le mot est associé à la « fadeur » et à l’« inconsistance ». Il est opposé par certains critiques à la virilité de l’œuvre d’art. Emmanuel Pernoud invite toutefois à être attentif à l’évolution du sens de ce terme au fil des décennies ; sa portée péjorative n’est pas univoque.
L’histoire de la chromolithographie en tant que technique d’impression a été écrite par Michael Twyman, dans son ouvrage A history of chromolithography: printed colour for all (2013). L’« impression en couleurs d’un dessin sur pierre » constitue une petite révolution technique au XIXe siècle du fait de la fidélité de la reproduction obtenue. Elle s’inscrit aussi dans l’évolution des modalités de production de l’imprimerie : le passage de l’atelier artisanal à l’usine rassemblant de nombreux ouvriers et presses. Ce regroupement permet de démultiplier les productions imprimées.
Si la chromolithographie apparaît initialement comme un procédé relativement luxueux, associé à l’or qu’il reproduit (et qui deviendra un marqueur de sa vulgarité plus tard), la technique en vient rapidement à être appelée par son diminutif de « chromo ». Ce surnom témoigne de sa prolifération, tout comme il souligne aussi son principal apport : la couleur. Par chromo, ce n’est plus tant la technique qui est suggérée – comme avec la gravure – que le style de l’image – les couleurs, brillantes de surcroît. Cet usage du terme contribue au flou pérenne de sa définition, en la privant de sa composante lithographie, et à son usage varié pour qualifier différents types d’images, de la peinture au cinéma.
La chromo devient le support de nombreuses publicités, comme les cartes-réclame au tournant du XXe siècle. Plusieurs dizaines de millions de cartes de ce type seront par exemple imprimées par le Bon Marché. Leurs couleurs sont vives, souvent dorées, et font écho, en miniature, aux magasins dont elles vantent les charmes. Elles sont également utilisées par les marchands de chocolat pour décorer leurs tablettes. La chromo en vient rapidement à désigner un « style », en dépit de la grande variété des sujets de ces cartes (historiettes, didactique, reproduction d’œuvres d’art, etc.). Toutefois, au grand dam des critiques d’art, la chromo dévoile les liens existant entre art et commerce en associant cette technique aux grands magasins.
Ces enseignes ne s’en servent pas seulement pour leur publicité : elles vendent aussi des reproductions de tableaux, pour décorer les intérieurs, que ces mêmes critiques appellent « chromo de bazar ». La qualité de l’encadrement serait même plus vantée que celle de l’œuvre reproduite… La chromo s’inscrit dans le « marché du fac-similé ». Répondrait-elle ainsi à certaines aspirations de la petite-bourgeoisie, bien qu'elle soit rattachée au domaine du bibelot ? Quoi qu’il en soit, la chromo est associée durablement et péjorativement à son lieu de vente : le bazar, symbole de l’hétéroclisme.
Parler de « chromo de bazar » est une façon pour les critiques d’art et les bourgeois – comme les frères Goncourt – de dresser une frontière symbolique entre leurs propres ambitions de décoration artistique (avec de « vraies » œuvres) et celles des petits-bourgeois. Pourtant, comme le rappelle Emmanuel Pernoud, ces reproductions sont souvent de qualité. Elles sont potentiellement une source d’éducation populaire à l’art via la diffusion de grandes œuvres en chromo. La popularité des chromos aux motifs religieux, particulièrement décriées, offre cependant une nouvelle occasion de s’offusquer : « La chromo ne serait pas si souvent citée si elle ne permettait à la critique d’art d’appuyer son réquisitoire contre le sacrilège de l’œuvre d’art par l’industrie. » Et pourtant, bien que reproduites en séries, ces chromos religieuses n’en sont pas moins porteuses d’une aura religieuse pour les fidèles.
La chromo est bien distincte de la gravure. Cette dernière est la réinterprétation d’une œuvre dans un autre langage qui ne prétend pas s’y substituer. La chromo est au contraire un fac-similé dont la recherche de fidélité est jugée trop prétentieuse par les critiques. Ils déplorent de même la réduction fréquente de la taille des œuvres reproduites par ce biais et leur reprochent leur manque de personnalité tout comme de style. On va jusqu'à comparer la chromo à une infection. D’autres en font une illustration du mauvais goût allemand. Enfin, la popularité du chromo de L’Angélus de Millet choque les critiques d’art.
La présence d’une chromo est un poncif des descriptions d’intérieurs populaires, notamment les loges de concierge, dans la littérature du courant naturaliste de la fin du XIXe siècle. Il est vrai que les chromos de nature morte (déjà dépréciée en peinture) ont la faveur des salles à manger, un mélange des genres qui hérisse le critique d’art veillant au respect des frontières. Mais son mépris l’empêche de percevoir, outre la qualité de certaines chromos, leur valeur pour leurs possesseurs. Des élites prônent une simplicité esthétique pour le peuple, par opposition à la chromo. Celle-ci serait un leurre, une volonté irréfléchie d’imitation. Ces contempteurs mettent alors en avant un artiste comme Henri Rivière, à l’esthétique japonisante, qui réalise aussi de fait des chromos.
Postérité du terme
Comme le relève l’historien par une belle formule : « La critique d’art n’est jamais aussi répétitive que pour parler de la répétition ». La chromo est présentée comme la fossoyeuse de l’art et de l’idée d’original. Le terme est alors utilisé pour critiquer des peintures, de la littérature, de l’opéra, du théâtre et tout particulièrement des films. Si la technique disparaît la décennie suivant la Seconde Guerre mondiale, le mot reste employé comme synonyme de « sentimentalisme » ou de « pompiérisme ». Dans son étude sur le marché de la peinture, la sociologue de l’art Raymonde Moulin reprend le terme afin de qualifier les tableaux sans aucune valeur artistique, suivant en cela l’usage des peintres participant aux « foires aux croûtes ». Ces artistes n’hésitent pas à vendre plusieurs tableaux identiques, reproduits manuellement. Plus tard, la chromo en vient à équivaloir à l’idée d’imitation, puis d’anachronisme en art.
Emmanuel Pernoud montre cependant le retournement concernant l’appréciation des chromos au début du XXe siècle. Van Gogh, Picasso et d’autres grands noms en font une source d’inspiration et jouent avec certaines de ses caractéristiques décriées. Ce retour en grâce s’explique à la fois par une production de chromos en déclin et par son association avec une forme de pureté populaire. A contrario, certaines lectures politiques de la chromo font d’elle l’instrument du totalitarisme ou du capitalisme. Enfin, dans les années 1960, Asger Jorn et Marcel Duchamp, entre autres, pratiquent le détournement de chromos dans leurs œuvres respectives.
Du fait de leur rareté relative de nos jours, l'historien se demande si les chromos auraient gagné une aura qu’elles ne possédaient pas lorsqu’elles étaient légions. La chromo aura longtemps incarné la hantise du double et la peur de l’imposture pour la critique d’art. Emmanuel Pernoud invite cependant à une lecture plus subtile de cet objet culturel, aux implications larges : « les produits en série ont diffusé une fausse uniformité, leurre théorique qui se heurte à l’individualisation des pratiques », via leur appropriation et leur singularisation.
Chromo de bazar s’impose d’abord comme un bel objet-livre, richement illustré de reproductions de chromos que l’auteur a acquis personnellement, palliant leur absence institutionnelle. L’historien s’appuie par ailleurs sur de très nombreuses sources : critique, littérature et presse, etc. Surtout, à chaque nouveau livre, Emmanuel Pernoud fait la démonstration de son intérêt pour les marges de l’histoire de l’art et de l’originalité de son approche, toujours préoccupée par la dimension sociale de l’art. Dans le cas présent, l’empathie perceptible de l’auteur pour les chromos et leurs possesseurs, loin d’amoindrir son travail, le rend plus attentif au sens qu’elles ont pu prendre.