Une mise en lumière de la diversité des intellectuels publics chinois, ni dissidents ni alignés au pouvoir, qui façonnent discrètement les débats et influencent parfois les politiques publiques.

En Chine, on entend par « intellectuels publics » des individus actifs dans l'espace public, qui contribuent à la discussion et à la formation de l'opinion à travers divers moyens tels que des articles, des blogs, des conférences, des réseaux sociaux ou d'autres médias. Ces intellectuels abordent et s’expriment sur une variété de questions. Ils interrogent et critiquent les politiques sans pour autant remettre en cause la légitimité du pouvoir en place. Leur influence sur le gouvernement dépend de leur conformité avec la ligne officielle du Parti communiste chinois mais peut varier selon le mode d’expression, le choix du sujet, le contexte national, la situation géopolitique.

Malgré la censure omniprésente, les intellectuels chinois qui publient en Chine et en chinois ont développé une habileté remarquable à naviguer au travers de ces contraintes, comme l’a souligné la politiste Emily Frenkiel. Toutefois, alors que la puissance économique et politique du pays se renforce, la richesse de la vie intellectuelle chinoise reste souvent méconnue ou mal comprise à l'étranger, principalement en raison de barrières linguistiques. L'attention des observateurs étrangers se porte souvent sur les intellectuels dissidents qui expriment librement leur pensée en dehors de la Chine, mais laisse de côté l’analyse de la pensée de ceux qui parlent à l'intérieur des cadres imposés par le régime.

Au-delà de la dissidence ou de l’adhésion au pouvoir

C’est à cette tâche originale que David Ownby a consacré les quatre conférences données au Collège de France en juin 2022, désormais disponibles pour la communauté académique et le grand public grâce à la collection « Conférences ». Historien spécialisé dans l'étude de la Chine contemporaine, Ownby s'est engagé depuis de nombreuses années à combler le déficit d'informations sur la vie intellectuelle chinoise dans les arènes internationales. Son blog, « Reading the China Dream », offre depuis 2018 un accès facile à des textes d’intellectuels chinois traduits en anglais. L'intérêt majeur du travail d’Ownby réside dans sa capacité à rendre compréhensibles les principaux courants de pensée, en expliquant le contexte, les nuances et les contraintes des intellectuels qui, par leurs écrits et leurs recherches universitaires, animent les réflexions politiques en Chine à l'ère de Xi Jinping.

L’accélération des réformes à partir des années 2000 a suscité des réflexions d’une grande diversité sur les enjeux et les défis de la société chinoise. Pour mettre en lumière ces débats intellectuels, Ownby examine, au fil des quatre conférences, les trois principales tendances de pensée – le libéralisme, la Nouvelle Gauche et le Nouveau Confucianisme – auxquelles s'ajoutent les idées néo-maoïstes, qui ont gagné en influence depuis l'arrivée de Xi Jinping à la présidence en 2012. Non seulement ce panorama didactique souligne l’importance de ces courants de pensée mais il démontre également l’émergence de théories chinoises dans les débats mondiaux.

La conférence consacrée au « rêve chinois », slogan inventé par Xi Jinping au début de son mandat, présente quelques tentatives, pour la plupart infructueuses, des intellectuels d’offrir un substrat idéologique solide aux nouvelles ambitions de puissance que le Parti semble avoir pour la Chine. Les figures principales de cette période sont évoquées à travers leur discours, leur stratégie, leurs objectifs mais aussi en montrant toutes les limites de leur entreprise qui se révèlera, dans la plupart des cas, illusoire.

Ainsi, le philosophe Gan Yang a tenté de concilier, en les revisitant, les trois traditions nationales (ouverture économique et marché hérités de Deng Xiaoping, justice sociale héritée du maoïsme, liens de loyauté personnelle hérités du confucianisme) dans le but d’asseoir sur des fondations culturelles solides l’ascension internationale de la Chine. Si cette idée manque de cohérence intellectuelle, Ownby explique son succès par le contexte de l’époque, marqué par une forte attente de redéfinition de l’identité du peuple chinois. Cette même réinvention de la tradition marque les écrits des nouveaux confucianistes, tels que Jiang Qing ou Chen Ming, qui voient dans le rêve chinois de Xi Jinping un retour aux valeurs et à l’organisation de la société chinoise d’avant la modernisation occidentale subie au cours du vingtième siècle. Parmi les professeurs de droit, Liang Zhiping, spécialiste de droit comparé et initialement proche du courant libéral, a cherché à s’appuyer sur l’analyse historique du concept traditionnel de « tianxia » (tout sous le ciel) pour théoriser une forme d’universalisme chinois nécessaire pour donner légitimité à l’ambition expansionniste du régime. Si les auteurs mentionnés dans cette partie sont susceptibles d'être les plus méconnus hors de Chine, ils illustrent la tentative d’une partie des universitaires restés en Chine d’offrir un fondement théorique cohérent au pouvoir politique.

La troisième conférence s’intéresse aux voix libérales. Majoritaires en nombre, les intellectuels libéraux sont désavoués par la montée en puissance de la Chine, car cette ascension spectaculaire ne s’est pas faite en suivant la voie de la démocratie libérale, ni sur le plan de l’idéologie ni sur le plan des institutions.

Des penseurs tels que Li Shenzhi, ancien révolutionnaire communiste devenu critique libéral, ou le juriste He Weifang, militant pour la réforme judiciaire et l’État de droit, cherchent à adapter les idées du libéralisme occidental à la Chine, dans une attitude qu’Ownby qualifie de « défensive ». D’autres, comme le sociologue Sun Liping, renoncent à théoriser et se cantonnent au commentaire de l’actualité. Certains, enfin, se tournent vers l’analyse de la politique américaine à l’époque de Donald Trump, du mouvement Black Lives Matter et des questions identitaires, exprimant souvent des positions bien plus à droite que la plupart des libéraux américains.

La quatrième conférence présente la nouvelle gauche, dont les membres critiquent le libéralisme et le néoconfucianisme mais cherchent eux aussi à façonner le « rêve chinois ». Né dans les années 1990 en réaction aux reformes inspirées par l’économie de marché et à l’accroissement des inégalités sociales, ce courant s’inscrit contre le triomphalisme américain symbolisé par La Fin de l’histoire de Francis Fukuyama. Il cherche à défendre le socialisme « en tant qu’idée et idéal »   sans pour autant défendre le parti communiste chinois.

La figure majeure de la nouvelle gauche est sans aucun doute le politiste Cui Zhiyuan, formé à l’université de Chicago et au MIT, revenu en Chine dans les années 2000 pour rejoindre l’école de management public de l’université Tsinghua. Séduit par l’expérimentation du maire de Chongqing de l'époque, Bo Xilai, Cui le rejoint pour observer sur place et théoriser cette troisième voie qui pourrait permettre de mettre fin aux inégalités, à la pauvreté, à la criminalité et à la corruption en s’appuyant sur les fondements du socialisme à l’échelle locale. Malheureusement, l’arrestation de Bo Xilai et la centralisation renforcée par l’arrivée au pouvoir de XI Jinping conduiront les représentants de la nouvelle gauche à revoir leurs ambitions théoriques.

Une vision d'ensemble riche malgré quelques lacunes

Se focalisant essentiellement sur des intellectuels du milieu universitaire, cet ouvrage omet de faire référence aux artistes, qu'ils soient plasticiens, musiciens ou cinéastes, ainsi qu'aux critiques d'art qui ont pourtant joué un rôle majeur dans les débats intellectuels chinois et dans la discussion avec le reste du monde. Sont également absents de ce panorama les débats sur la protection de l’environnement portés par des acteurs de la société civile et une partie des intellectuels.

La nécessaire simplification, visant à rendre l'objet accessible aux non-initiés, conduit parfois Ownby à prendre des raccourcis regrettables, comme dans sa référence aux manifestations de la place Tiananmen en 1989, qu'il décrit comme ayant provoqué une réaction « conservatrice » du gouvernement chinois   . Malgré cela, le livre offre, notamment dans les deux premières conférences, une synthèse rare et remarquable de l'histoire politique et sociale et de l’effervescence intellectuelle de la Chine depuis l'ouverture, c'est-à-dire depuis la mort de Mao Zedong en 1976 jusqu'à l'accession de Xi Jinping au pouvoir en 2012.

À une période où la montée en puissance de la Chine suscite des inquiétudes et où les outils d’analyse semblent insuffisants, les conférences de David Ownby sont précieuses. Trop d’observateurs étrangers continuent à interpréter la Chine contemporaine à travers des catégories de pensée héritées de l’époque de la guerre froide. Ils perçoivent le paysage intellectuel chinois comme étant divisé entre, d'une part, des voix dissidentes, persécutées sur place ou contraintes à l’exil, et d'autre part, des intellectuels « organiques », affiliés au parti dominant et incapables d'exprimer des critiques ou des visions divergentes.

Ce qui ressort de la lecture de ces portraits d'intellectuels publics qui façonnent ou tentent de façonner les débats d’idées, c’est que la Chine contemporaine n'est pas seulement engagée dans une confrontation économique, commerciale et militaire avec les États-Unis et l'Occident. Ce qui est à l’œuvre est aussi une confrontation d’idées, un mouvement profond capable de redéfinir les fondements mêmes du capitalisme et de la mondialisation.