Mobiliser les parents d'élèves pour améliorer la réussite au bac ? A l'occasion de la sortie d'un documentaire, l'un des concepteurs de cette méthode revient sur sa diffusion.

Nous avions rendu compte il y a un an et demi de la parution du livre de Jérémie Fontanieu, L’école de la réconciliation. Un professeur à Drancy (Les liens qui libèrent, 2022) où il présentait la méthode, étonnamment efficace, qu’il avait mise au point avec un collègue, au lycée où ils enseignent tous les deux en Seine-Saint-Denis, pour préparer leurs élèves à l’épreuve du Baccalauréat.

Depuis, le projet a continué de prendre de l’ampleur : de nombreux collègues, de toute la France, les ont rejoints, et il sort ces jours-ci un documentaire au cinéma, consacré à l’expérimentation menée sur Drancy, qui est l’occasion de faire un point avec son initiateur, qui se livre ici sans langue de bois.

 

Nonfiction : Vous aviez publié en 2022 un livre pour présenter la méthode que vous aviez mise au point avec un collègue – qui repose principalement sur une mobilisation des parents et des échanges très fréquents avec eux – pour garantir le succès de vos élèves au Baccalauréat, avec lidée de la populariser et de convaincre des collègues de ladopter. A ce jour, environ 200 dentre eux ont franchi le pas : ils la mettent en œuvre dans des classes de tous niveaux et pas uniquement dans des quartiers difficiles, et un autre documentaire, librement accessible, différent de celui qui sort ces jours-ci au cinéma, permet de se faire une idée plus précise de lintérêt que ces enseignants y trouvent et du bénéfice que leurs élèves en retirent. Pourriez-vous en dire un mot ? Cet élargissement a-t-il permis de faire émerger de nouvelles questions concernant la méthode ?

Jérémie Fontanieu : Depuis 2021, la diffusion de la méthode auprès des collègues partout en France a eu deux vertus : chaque collègue s’appropriant celle-ci en fonction de son contexte socio-géographico-culturel, du niveau enseigné (la majorité des profs qui reprennent la méthode sont en collège et en école primaire) et de sa propre personnalité, nous avons réalisé que la méthode était compatible avec une très grande diversité pédagogique. Aujourd’hui, chaque collègue qui nous rejoint récupère les outils que nous partageons (petit guide pour se lancer, « vidéos tutos » sur les appels aux parents ou les façons de rendre l’envoi de SMS peu chronophage, accès au groupe Facebook regroupant les profs du projet, lien des visios hebdomadaires, etc.) puis réinvente la méthode à sa façon. Notre pratique commune, ce sont les actions par lesquelles les parents d’élèves deviennent tous, petit à petit, des alliés qui nous protègent des violences du métier (du manque de bonne volonté des élèves, du mépris social [le « prof-bashing »], des politiques éducatives catastrophiques et des dysfonctionnements de l'institution, qui, très vite, donnent le sentiment que l'on ne peut que subir dans notre métier). Pour tout le reste, chaque prof se débrouille en fonction de ses besoins, envies et aspirations pédagogiques. C’est un enrichissement considérable par rapport à la méthode originelle, que les journalistes lient trop souvent à des éléments qui n’existent qu’à Drancy (notre « austérité » apparente dans le rapport aux élèves ou les QCM hebdomadaires).

Le deuxième enrichissement majeur, avec la diffusion des outils auprès des collègues, est l’émergence d’une dimension fortement collective : alors que nous faisons tous notre travail face aux élèves – plus tout à fait seuls certes, avec le soutien des familles, se sont fortement développés les échanges entre pairs et la solidarité entre enseignants du projet. Nous nous écrivons régulièrement sur le groupe Facebook, partageant nos petites victoires, nos blocages et nos frustrations, que nous arrivons à surmonter collectivement ; il y a des visios chaque semaine aussi, ainsi qu’une réunion physique des collègues, chaque année en région parisienne. Pour tous les profs qui se lancent, excités par les horizons qu’ouvre la méthode mais en même temps forcément inquiets par les difficultés qu’elle provoque ou la sortie de zone de confort qu’elle représente, l’idée qu’il existe une communauté de profs vivant les mêmes difficultés et les mêmes joies est très réconfortant. Autrement dit, « réconciliations » désigne aujourd’hui aussi bien la méthode elle-même que le collectif d’enseignants qui utilisent les parents d’élèves comme boucliers contre les violences du métier.

 

Vous consacrez beaucoup de temps à lanimation de ce réseau. Pourriez-vous dire un mot de la façon dont celui-ci pourrait se structurer, si ce nest pas déjà le cas, sil devait grossir encore ?

À titre personnel, la force de la méthode rend possible mon accompagnement des nouveaux collègues qui se lancent : grâce au soutien indéfectible des familles avec lesquelles je travaille chaque année à Drancy, les classes de Seconde comme de Terminale se mettent au travail de manière assez formidable et je peux consacrer le temps et l’énergie ainsi libérés à animer le collectif et essayer du mieux que je peux d’être présent et utile auprès des collègues. La relation personnelle avec chaque prof qui se lance est importante à mes yeux, et c’est encore le cas aujourd’hui : mais il est probable que dans quelques années notre réseau comportera des responsables qui seront chargés de l’accueil des enseignants qui nous rejoignent. Il est simplement encore tôt : pour tous les profs, la méthode suscite beaucoup d’espoir mais prendre pleinement la mesure de ce que signifie le travail avec les familles, tel que nous le pratiquons, nécessite plusieurs années. De nombreux collègues gagnent en efficacité et en assurance de façon formidable : quand ils auront accumulé suffisamment d’expérience, de réussites et d’échecs, ils se sentiront suffisamment solides pour jouer le rôle que je suis le seul à jouer pour le moment, bien que nos échanges sur le groupe Facebook ou lors des réunions sont très horizontaux.

Nous tenons au caractère organique de notre projet : de même que la méthode a été développée par deux enseignants en difficulté et que sa diffusion se fait entre pairs, nous n’imaginons pas que le développement de notre collectif se fasse autrement. Début 2023, il nous a été proposé par le Conseil National de la Refondation de mettre en avant le projet : nous avons refusé, étant aussi peu favorables à toute forme de verticalité (la liberté pédagogique reste l’une des rares branches auxquelles toute la profession, régulièrement attaquée, peut se raccrocher : institutionnaliser notre méthode, c’est courir le risque de lui associer un regard paternaliste), qu’épouvantés à l’idée que notre travail soit, d’une manière ou d'une autre, associé au gouvernement actuel. Nous nous débrouillons seuls, que les responsables politiques augmentent plutôt les salaires et assurent les conditions de travail qui permettent d’exercer notre mission, plutôt que de se mêler de nos affaires pédagogiques.

 

Ce développement pourrait peut-être rendre possible une évaluation scientifique rigoureuse. Y avez-vous songé ?

Il nous a été proposé d’évaluer scientifiquement la méthode, aussi bien à Drancy qu’auprès de collègues de lycée professionnel, de collège ou d’école primaire, mais nous n’y tenons pas en raison de notre positionnement épistémologique : j’ai beaucoup de respect et d’estime pour les scientifiques, mais il me semble que la vérité comporte une part de normativité et le risque est grand, une fois qu’une pratique pédagogique s’est vue apporter les preuves de ses vertus, que celle-ci soit imposée d’une manière ou d’une autre à une corporation qui est déjà suffisamment attaquée comme cela. Je dis à nouveau notre attachement à la liberté pédagogique, donc, et de manière plus pragmatique je constate depuis que des collègues nous rejoignent que seuls ceux qui sont véritablement convaincus, qui partagent les convictions parfaitement discutables qui sont les nôtres, parviennent, au bout de plusieurs années d’expérimentation, à connaître des progrès comparables à ceux qui ont lieu à Drancy. Nous revendiquons donc une parfaite subjectivité, à l’image du sentiment d’impuissance et de la frustration qui sont à l’origine du projet réconciliations : voici une méthode qui fait complètement sortir les élèves de la passivité, grâce à l’implication des familles dans la scolarité de leurs enfants, ce qui préserve la santé mentale des professeurs qui s’en emparent. Le vrai, le bien ou le juste ne nous importent pas : nous voulons simplement ne plus subir, ne plus souffrir. Si l’année prochaine, à Drancy, je n’utilise plus la méthode, les élèves vont à nouveau me rouler dans la farine et je serais fragilisé : je n’ai pas besoin que l’on objective mon ressentiment ou, à l’inverse, mon soulagement.

 

Sinon, comment imaginez-vous la suite ? Un documentaire sort ces jours-ci au cinéma sur le lycée de Drancy. Quel(s) message(s) et à destination de qui pourrait-il porter selon vous ?

Le but du film est le même que celui du livre sorti en 2022 : il s’agit d’évocations de la méthode, superficielles mais qui peuvent donner envie à des professeurs de primaire ou du secondaire de nous rejoindre. Le système médiatique nécessitant des prétextes, les journalistes nous priant d’avoir une « actualité » pour nous inviter, ces œuvres sont produites et cela sera probablement aussi le cas durant les années à venir. À Drancy comme partout ailleurs, maintenant, l’espoir suscité par le projet est immense chez les élèves, les familles mais aussi et surtout, donc, les enseignants. Notre seul message est celui qui conclue le film : si vous enseignez et que vous pensez que les familles peuvent être un levier pédagogique, rejoignez-nous. Les collègues peuvent nous joindre à l’adresse projet.reconciliations@gmail.com

Il y a un second message, du film comme du reste : que la méthode soit née à Drancy ne nous semble pas anodin. Alors que les quartiers populaires, dans notre pays, font l’objet de traitements artistique, médiatique et politique souvent méprisants, notre projet pédagogique est la preuve qu’ils ne constituent non seulement pas un problème mais même une solution. Que des enseignants reprennent partout en France, y compris dans des contextes socio-culturels qui n’ont rien à voir avec la banlieue parisienne, des outils qui ont été inspirés par la jeunesse et les familles de la Seine-Saint-Denis, dit des choses importantes sur notre pays qui reste rongé par le mépris social et le racisme.