L'opération Barbarossa constitue un « point de bascule » pour les Juifs d'Europe de l'Est. L'historienne Marie Moutier-Bitan revient sur ce moment à travers l'exemple de la Galicie orientale.

Dans le cadre de sa thèse, l’historienne Marie Moutier-Bitan a fait le choix du temps court (22 juin-11 juillet 1941) et d’un espace délimité à la seule Galicie orientale pour aborder la Shoah au plus près. Il en ressort une attention particulière aux acteurs, bourreaux et victimes, puis une solide analyse du tournant que représente l’opération Barbarossa. Elle fournit ici quelques pistes permettant de saisir les principes qui ont guidé son travail de recherche au plus près du terrain. Il en ressort un livre à l’écriture particulièrement fluide et agréable à lire qui permet au lecteur de bien saisir les mécanismes permettant un déferlement de violences inouïes.

La connaissance de la Shoah est au cœur du programme d’histoire de Terminale et sa mémoire constitue l’un des thèmes majeurs du programme d’HGGSP.

 

Nonfiction.fr : Votre dernier ouvrage constitue une partie de votre thèse   , pour laquelle vous avez notamment mené un important travail de terrain. Sur quelles archives avez-vous travaillé et quelles difficultés avez-vous rencontrées ?

Marie Moutier-Bitan : Travailler sur le début de l’Opération Barbarossa, les premiers massacres et les pogroms n’était pas chose aisée. Des enjeux politiques motivaient la rédaction des documents émis à l’époque des événements par les Einsatzgruppen et la Wehrmacht, les photographies du pogrom de Lviv, par exemple, furent prises à travers le prisme de l’idéologie et d’un message clair à faire passer : anéantir le « judéo-bolchevisme » au cours d’une guerre défensive d’anéantissement de l’Union soviétique. Quant aux enquêtes menées par la TchGK (Commission extraordinaire d’État soviétique), elles se gardent de mentionner les découvertes macabres dans les prisons du NKVD.

Mais en confrontant ces sources avec les Yizkor bikher (Livres du Souvenir rédigés par des anciens habitants juifs des bourgades ou des villages, soit rescapés de la Shoah, soit ayant émigré avant-guerre), les témoignages de survivants recueillis par l’USC Shoah Foundation, et par les interviews des voisins ukrainiens menés par l’association du Père Desbois Yahad-In Unum, j’ai pu reconstituer les événements extrêmement denses des premiers jours de l’Opération Barbarossa. Environ 800 voisins ukrainiens ont été interviewés par Yahad-In Unum en Galicie orientale et en Bucovine, j’ai eu l’opportunité d’interviewer une grande partie d’entre eux dans les régions de Lviv, Ternopil, Ivano-Frankivsk et Tchernivtsi. Nous n’avons rencontré aucune difficulté à travailler en Ukraine. Ces entretiens ont permis également de localiser des fosses communes. Toutefois, si les personnes parlaient volontiers de l’avant-guerre, la brève et brutale période des pogroms était plus difficilement évoquée. Heureusement, la grande diversité des sources ont permis de reconstituer une partie du puzzle de ces événements.

Dans votre précédent ouvrage, Les Champs de la Shoah, vous couvriez la période 1941-1944 et l’espace de l’URSS occupée. Ici, vous avez fait le choix du temps court en analysant les trois semaines qui s’étendent du 22 juin au 11 juillet 1941 et un espace bien délimité avec la Galicie orientale, soit l’Ukraine de l’Ouest. Quels sont les avantages de travailler à une si grande échelle ?

Je souhaitais approfondir la problématique du basculement de la politique génocidaire au 22 juin 1941 à l’échelle des protagonistes de terrain. La Galicie orientale était l’une de ces régions des confins touchées par l’invasion nazie dès les premières heures de l’Opération Barbarossa. Comment basculait-on, pour ainsi dire du jour au lendemain, dans l’assassinat d’une partie de la population juive ? Comment devenait-on brusquement le tueur de son voisin ? Comment comprenait-on et intégrait-on les ordres concernant les représailles à mener contre la population civile (qui ciblèrent à 90 % les Juifs) ? Comment expliquer que la politique antisémite nazie trouva un écho instantané dans cette région ? Environ 20 000 Juifs furent assassinés durant les 3 premières semaines de l’Opération Barbarossa en Galicie orientale – sur 570 000 habitants juifs à la veille de l’invasion. Si le pourcentage n’est pas élevé, les fusillades et les pogroms de cette période eurent un impact considérable : il sonnait le glas de la population juive en territoire soviétique occupé par les nazis, soudainement privée de tous les droits civiques et sociaux, et désignée publiquement comme l’ennemi à abattre.

Les Juifs de la région étaient des citoyens soviétiques. Le déclenchement de l’opération Barbarossa entraîne pour eux « un point de bascule d’une brutalité et d’un bouleversement inouïs »   . Pouvez-vous présenter ce point de bascule ?

Dès le jour de l’invasion, 22 juin 1941, 11 Juifs, arrêtés au hasard dans les rues de la ville de Sokal, furent fusillés par des officiers de l’armée allemande. Dans les jours qui suivirent, en Galicie orientale mais aussi en Lituanie ou encore à Bialystok, la soi-disant présence de francs-tireurs fut prétexte à l’organisation de fusillades massives de plusieurs centaines – voire milliers – de Juifs (principalement des hommes). La découverte de corps de détenus assassinés par les Soviétiques avant leur retraite alimenta également la propagande nazie qui dirigea la colère et la vengeance contre la population juive, désignée comme complice des autorités soviétiques. En parallèle des exécutions de Juifs menées par des commandos de l’Einsatzgruppe C, des pogroms éclatèrent dans de nombreuses localités, villages comme villes. Sur la place du marché, dans les rues, les Juifs sont frappés, humiliés, houspillés. Des soldats coupent et arrachent les barbes des Juifs pieux. Des synagogues sont profanées, incendiées, détruites.

Avant juin 1941, la région a déjà connu une phase de violences, que vous retranscrivez parfaitement, puisque dans la continuité de l’invasion de la Pologne, la Wehrmacht s’empare de la Galicie orientale. Les soldats allemands sont d’ailleurs accueillis comme des héros alors que les Soviétiques y avaient bouleversé l’équilibre des structures sociales entre les Ukrainiens, les Juifs et les Polonais. Quelles sont les relations entre ces trois groupes en 1939-1941 ?

L’arrivée des Soviétiques a partiellement bouleversé les structures socio-économiques. En premier lieu, les élites polonaises furent évincées des administrations où ils étaient largement majoritaires. Les commerces et les entreprises furent nationalisés, ce qui constitua un important préjudice à de nombreux Juifs – environ 80% des commerçants de la région étaient juifs. Néanmoins, le système soviétique permit à des individus ukrainiens ou juifs d’accéder aux métiers de la fonction publique et dans l’appareil étatique. On mit un terme au quota d’étudiants juifs à l’université. Mais, si des opportunités individuelles s’ouvraient, beaucoup furent déçus par le régime soviétique, notamment dans les campagnes, où la misère persistait. Rappelons que la Galicie orientale était une région très pauvre. Trois populations cohabitaient : les Ukrainiens (appelés « Ruthènes » du temps de l’Empire austro-hongrois) majoritaires et essentiellement paysans, les Polonais, principalement urbains et fonctionnaires, mais également propriétaires de domaines agricoles, et les Juifs (environ 10%, représentant entre un tiers et un quart de la population citadine).

L’arrivée des Soviétiques au pouvoir ne changea guère cette répartition géographique séculaire, où les représentations des Juifs comme des éléments de la ville, riches, spéculant au détriment des fermiers, étaient légions. Par ailleurs, un profond antagonisme existait entre Polonais et Ukrainiens, pour des motifs à la fois économiques et politiques, les élites polonaises ayant œuvré pour étouffer le nationalisme ukrainien mais aussi la culture ukrainienne et l’essor de ces masses paysannes. Les Juifs se retrouvaient fréquemment dans la position inconfortable d’intermédiaire entre Polonais et Ukrainiens, entre ville et campagne, entre le propriétaire foncier et le paysan.

Deux éléments frappent dans les massacres étudiés : la participation de la foule et la proximité entre les tueurs et leurs victimes, qui n’est pas sans rappeler le génocide des Tutsi, que l’historienne Hélène Dumas qualifie de « génocide au village ». Les témoignages vous permettent notamment de bien saisir le passage à l’acte. Pour vous reprendre : « comment en était on arrivé à massacrer ses voisins »   ?

Au début de mes recherches, je croyais que la proximité entre un Juif et un non-Juif pouvait garantir une certaine protection, or ce fut souvent le cas inverse : les voisins s’en prirent précisément à des Juifs qu’ils connaissaient. J’ai développé plusieurs exemples dans le livre : l’histoire de Joseph Bloch, ingénieur à Drohobytch, illustre bien cette problématique.

Les travaux de terrain qu’Hélène Dumas a menés au Rwanda, notamment dans l’étude topographique du crime, se rapprochent de ceux conduits en Europe de l’Est par les équipes de Yahad-In Unum. Le plus vertigineux était de se rendre compte que le crime se déroula dans un espace familier, dans le potager d’une connaissance, dans la maison d’untel, sur la place du marché, ou dans telle grange.

Au-delà des voisins, qui organise les violences et la mise à mort côté allemand ?

Heydrich et Himmler sont sur le terrain durant les premiers jours de l’Opération Barbarossa, ils observent et distribuent les ordres. Ils incitent les Einsatzgruppen à augmenter le nombre de victimes juives et à accélérer les fusillades. Des bataillons de police allemande, des unités de la Waffen-SS et de la Wehrmacht, ainsi que des troupes alliées (hongroises, roumaines, slovaques) prennent également part aux massacres et à leur organisation.

Pouvez-vous nous présenter un pogrom qui incarne particulièrement la situation en Galicie orientale en le 22 juin et le 11 juillet 1941 ?

Deux types de pogroms éclatent : dans les villes, sous la supervision des Allemands, et dans les campagnes, sous la houlette de militants de l’organisation OUN (Organisation des Nationalistes Ukrainiens). Le pogrom dans la ville de Boryslav éclata le lendemain de l’arrivée des troupes allemandes, soit le 2 juillet 1941. Le nouveau maire ukrainien de la ville fut désigné officiellement comme le commanditaire du pogrom, soi-disant pour venger les détenus assassinés dans la prison juste avant le départ des Soviétiques. Entre 100 et 230 Juifs, hommes et femmes, furent battus à mort, fusillés dans les rues de la ville, sous l’œil de soldats allemands, spectateurs goguenards du massacre. Les rescapés juifs identifièrent les pogromistes comme étant des paysans et des ouvriers venus des villages et des banlieues proches. La dimension socio-économique du pogrom de Boryslav fut particulièrement soulignée : les Juifs perçus comme les plus aisés (le pharmacien, les entrepreneurs) furent dénoncés par des civils, et le pillage des biens juifs de la part de la population locale fut massif.

Les photographies occupent une place importante dans votre ouvrage. Vous avez décidé de les placer au cœur de votre propos et de les intégrer au récit. Les violences collectives   côtoient des clichés qui fixent le cadre territorial   , la destruction de synagogues   ou encore des portraits. Comment avez-vous sélectionné ces photographies et quelle place occupent-elles dans votre travail ?

Je souhaitais que ces photographies ne servent pas à illustrer mon propos mais qu’elles apparaissent comme des sources à part entière. Elles sont particulièrement délicates à manier : elles réclament de comprendre ce que le photographe (souvent inconnu, les informations relatives aux photographies sont souvent extrêmement minces) a voulu montrer, quel but il sert. Les clichés des pogroms illustrent clairement la volonté nazie de prouver la participation de civils à des actes vengeurs contre les agents du « judéo-bolchevisme. » La photographie du Dniestr complète le travail de terrain accompli par Yahad-In Unum à cet endroit du fleuve : elle nous indique la largeur du cours d’eau, plus réduit aujourd’hui, où des Juifs furent assassinés et emportés par le courant. Enfin, il était essentiel d’insérer des portraits de familles juives avant la guerre, pour mettre des visages sur des noms. Dans la transmission de l’histoire et de la mémoire de la Shoah, il est capital de montrer ces personnes juives autrement que par le biais de l’appareil-photo des bourreaux.