La problématique de la maintenance amène à poser nombre de questions fondamentales, comme le souligne à l’envi cette ambitieuse synthèse.

Habilement construite, l’impressionnante somme sur le soin des choses que nous offrent Jérôme Denis et David Pointille s’avère en louable adéquation avec son beau sujet. Les deux auteurs parlent, beaucoup trop modestement, d’une « démarche déambulatoire » à travers toutes sortes d’objets et de personnages. Cependant, le lecteur est d’emblée séduit par la remarquable maîtrise de leur propos, la pertinence des exemples choisis, la densité et la diversité des analyses, sans oublier l’attention constamment portée à l’écriture tout au long de leurs explorations.

 

Facettes multiples

Donner un aperçu du contenu d’un tel livre, qui traite aussi bien des vitraux, des ouvrages anciens, des panneaux de signalisation du métro, des collectionneurs de Ford Mustang, de l’univers des téléphones portables ou des photocopieurs que du corps de Lénine, de La Joconde, des machines de réanimation, ou encore de l’art d’effacer les graffitis et de subtiles polémiques au sujet de la conservation de la nature, n’est pas tâche aisée.

Le plus approprié est sans doute d’évoquer l’agencement des chapitres, joliment articulés par des mots uniques. Il est logiquement précisé, tout d’abord, ce qu’il s’agit d’entendre par « maintenir » (NB : point exactement la même chose que réparer), avant de nous faire saisir divers aspects de la « fragilité » des choses. Puis viennent des réflexions autour de « l’attention » requise par celles et ceux qui en prennent soin, ce qui nous vaut de magnifiques pages sur l’intimité de la relation entretenue, le souci des détails et la vigilance, par-delà la nécessaire expertise. Dans le chapitre « rencontres », nous prenons conscience des interactions matérielles concrètes entre l’humain et l’objet, appréhendées du point de vue d’une sorte de danse – métaphore qui court tout au long du livre. S’ensuit une méditation profonde sur « le temps » (la prolongation voire la permanence supposant parfois des modifications), ce qui n’est pas sans poser le problème de l’authenticité, développé dans le chapitre sur le « tact », où il est question de conservation du patrimoine et d’options divergentes, mais encore d’action environnementale. Le propos prend un tour plus sociopolitique dans le septième, relatif aux « conflits », à la sensible revendication d’un « droit à la réparation » s’opposant à certaines vues capitalistes encourageant l’éternel remplacement des objets qui profiterait à l’économie et partant à la société.

Une autre manière de présenter ce livre consiste à souligner qu’il allie brillamment enquêtes de terrain (réalisées par les auteurs ou d’autres chercheurs et chercheuses), analyses personnelles, érudition pluridisciplinaire mettant l’accent sur toutes sortes de controverses, d’approches dissemblables, et même des références à des happenings artistiques visant à susciter des prises de conscience. Nous avons là un objet d’étude en développement et en passe de susciter une littérature considérable. Lorsqu’il se trouve abordé de manière extrêmement large, comme c’est le cas ici, l’on prend la mesure de tout son potentiel à bien des égards.

 

Aspects sociétaux

On ne voit pas grand-chose à reprocher à cette belle entreprise, à quelques détails près : par exemple   la confusion entre le Boeing 737 MAX et le 777, ou le fait que les auteurs ne semblent pas réaliser qu’en anglais « who cares » signifie moins « qui se soucie de telle ou telle chose »   que « on s’en fout ! ».

Sur le fond, on fera remarquer que la question de la maintenance ne concerne pas seulement des gens plutôt humbles, effectuant ce qui est perçu comme « un sale boulot », guère rémunéré et demeurant dans l’ombre (ainsi qu’il est réitéré à plusieurs reprises), mais potentiellement aussi des élites. Il est toute une fraction de celles-ci qui font précisément reposer leur distinction sociale sur un univers de la « patine », du perpétuel entretien (qu’il s’agisse, par exemple, d’une Rolls Royce dans la famille depuis des générations, a fortiori d’une demeure ancestrale). L’illustre maison genevoise d’horlogerie, Patek Philippe, offre un service de maintenance pour chacune de ses montres de luxe produites depuis 1839 ! Certes, ce ne sont évidemment pas lesdites élites qui se dédieront à ces tâches, mais cela n’en demeure pas moins au cœur de leurs préoccupations, comme d’autres jouent la carte de l’acquisition sans fin des toutes dernières nouveautés.

Ensuite (en reconnaissant volontiers que dans leur conclusion les auteurs eux-mêmes concèdent que « toute maintenance n’est pas bonne en soi »), force est d’admettre, si l’on se lance dans des perspectives normatives, qu’il y a des situations où faire durer à tout prix les objets se révèle éthiquement contestable. C’est une chose de prôner « un droit à la réparation » face à l’obsolescence programmée, mais cela demeure-t-il souhaitable en cas de saut technologique majeur ? Ainsi, même s’il n’est pas sans poser certains problèmes, le passage à la voiture tout-électrique devrait rendre inacceptables à terme les véhicules à essence au nom de la sauvegarde de la planète.

L’on peut comprendre que des agriculteurs américains dont le tracteur tombe soudain en panne pestent contre des systèmes de protection électroniques qui les obligent à en passer par des réparateurs agréés, à acquérir des pièces onéreuses, alors qu’ils pourraient réparer rapidement et à moindre coût leur engin. En revanche, soutenir radicalement le principe de la maintenance d’objets néfastes, au nom notamment de préoccupations sociales, est pour le moins discutable. Il n’est que de songer au génie du bricolage de nombres de mécanos sur le continent africain qui contribuent à maintenir en vie des des minibus, des camions, voire des avions horriblement polluants et potentiellement dangereux, qui ne passeraient pas le contrôle technique sous d’autres cieux.

Cela étant dit, l’auteur de ce compte rendu a bien conscience qu’il n’a fait ici qu’effleurer quelques-unes des nombreuses thématiques abordées dans cet imposant livre que ses qualités situent indéniablement dans le haut de la production contemporaine en sciences humaines et sociales.