Qu'est ce qu'une vie juste ? Cette question de philosophie morale a souvent été au coeur de grands romans, qui ont parfois tenté d'y apporter une réponse très élaborée.

Dans le livre qu'il vient de consacrer à L'homme sans qualités de Musil, L'homme du possible. Robert Musil et la question de la vie juste, qui a déjà fait l'objet par ailleurs d'une recension sur Nonfiction, le philosophe Pierre Fasula interroge la notion de vie juste. Cet entretien où il répond aux questions de Nicolas Poirier, également bon connaisseur de Musil, permet de saisir plus en détail les principaux thèmes qui se dégagent de cette importante étude.

 

Nicolas Poirier : Vous vous penchez dans votre livre sur une question philosophique essentielle, celle de la vie juste à partir du roman de Robert Musil, L'homme sans qualités. Pourquoi le choix du roman pour apporter des éclaircissements à la question éthique de la vie bonne ? Quelle contribution spécifique la littérature est-elle en mesure d'apporter, selon vous, à la réflexion qui est traditionnellement celle de la philosophie morale ? Plus précisément, pourquoi le choix du célèbre roman de Musil vous est-il apparu comme particulièrement pertinent pour repenser des questions que tout être humain doit à un moment donné se poser ? En quoi la démarche adoptée par Musil dans ce roman est-elle sur ce plan novatrice ?

Pierre Fasula : Je dirais d’abord que ce roman aborde explicitement la question de la vie juste, la formule et même la situe dans toute une réflexion, de sorte que le choix s’est imposé de lui-même. Je pense notamment au chapitre 62 de la première partie du roman, dans lequel Ulrich exprime sa conviction selon laquelle « un seul problème méritait réellement qu’on y pensât, celui de la vie juste. » Or cette conviction prend sens par rapport à tout un travail philosophique explicite et de l’ordre de la clarification, qui permet de comprendre ce qui est en jeu. Ce qui est intéressant philosophiquement, c’est par exemple la manière dont Ulrich situe la question de la vie juste entre la recherche de la vérité et l’épanouissement personnel : « un homme qui cherche la vérité se fait savant ; un homme qui veut laisser sa subjectivité s’épanouir devient, peut-être, écrivain ; mais que doit faire un homme qui cherche quelque chose situé entre deux ? »   . Il apparaît alors que ce qui est recherché, ce n’est ni une vérité, mais quelque chose qui pourtant en aurait la stabilité, ni une simple expression de soi, mais quelque chose qui cependant s’adresserait à la personne entière. Pour aller plus loin, dans cette zone intermédiaire, ce qui est recherché, ce ne sont ni de simples lois morales, d’un côté, ni les exceptions ou les histoires racontées par les écrivains, de l’autre – ni les pieux des interdits moraux ni la houle des possibilités littéraires, pour reprendre une image du roman. Ce qui est désiré, c’est une certitude qui s’empare de l’individu. C’est là un passage parmi d’autres qui me semble montrer la pertinence philosophique de ce roman quant à la question de la vie juste. 

Dans quelle mesure, cependant, repense-t-il cette question ? Il la précise, comme on vient de le voir, et j’ajouterais qu’il permet de retravailler les formulations classiques, par exemple celles d’Aristote (quelle est la vie bonne ?) ou de Kant (que dois-je faire ?). La question de la vie juste telle que posée dans le roman reprend ce terrain aristotélicien d’une vie entière, avec cependant cette pression kantienne du devoir, bien que formulée nécessairement à la 1ère personne. Ceci étant dit, c’est là un travail, une démarche assez classique, mais réalisée dans une sorte de franchise, de clarté et de lucidité, qui me semble caractériser ce roman. Au fond, je ne suis pas sûr que la démarche de Musil soit particulièrement novatrice : son roman est somme toute assez classique dans sa forme, les questions qu’il pose sont classiques, bien que précisées et reconfigurées, et ses réponses sont surtout fortes et solides. Mais il y a quelque chose de simplement vrai dans ce qui apparaît dans ce roman. 

De ce point de vue, j’ai voulu m’inscrire dans un dialogue avec Jacques Bouveresse, qui, au tout début des Voix de l’âme et des chemins de l’esprit (Paris, Seuil, 2001), indique clairement que sa volonté a été de défendre ou d’imposer moins le Musil romancier, déjà bien connu, que le Musil philosophe. Il est vrai qu’il pense au Musil des Essais, et très peu à celui des nouvelles et des pièces de théâtre. Pour ma part, paradoxalement, j’ai cherché à suivre ses pas tout en faisant le chemin inverse, c’est-à-dire défendre le Musil philosophe mais en revenant de la philosophie explicite des Essais et des Journaux, à celle du roman précisément. C’est là où une autre lecture a eu un rôle important : l’ouvrage de Vincent Descombes, Proust. Philosophie du roman (Paris, Minuit, 1987), référence qui va me permettre de répondre à l’autre question, concernant le recours au roman en général, voire à la littérature. Je ferais pleinement mienne cette affirmation de Descombes dans son introduction : « Il est regrettable que les philosophes ne lisent pas plus souvent des romans. Du moins, c’est ce qu’on serait tenté de dire lorsqu’on s’avise de la minceur du vocabulaire utilisé dans la philosophie morale d’aujourd’hui. Je corrigerai pourtant le regret énoncé ci-dessus : il est dommage que les philosophes ne parlent pas plus abondamment des romans qu’ils lisent. En France comme ailleurs, la philosophie contemporaine se montre insuffisante quand elle aborde le domaine de ce que les Anciens appelaient la "philosophie des affaires humaines".»   .

Il me semble tout d’abord qu’on peut conserver le premier regret, le constat d’un vocabulaire moral trop mince, là où le roman l’enrichit. De ce point de vue, l’intérêt pour le roman rencontre une tradition qui est celle de Iris Murdoch, de Bernard Williams ou encore de d’Hilary Putnam : nous devrions nous méfier d’une philosophie morale n’utilisant que les termes « devoir, obligation, bien, utilité », et intégrer un vocabulaire bien plus large, celui des émotions morales, des réactions et attitudes morales, etc. Et ce, en s’aidant notamment des romans qui les décrivent et les mettent en jeu. Mais il est vrai que l’intérêt du roman ne se limite pas à cela, en ce qu’il décrit et donne à voir les affaires humaines dont la morale ou l’éthique dépendent, sont solidaires. Donc, pour répondre précisément à votre question, le roman apporte des éclaircissements à la question éthique de la vie bonne dans la mesure où il donne à voir ces affaires humaines au sein desquelles cette question se pose. 

Une remarque en passant sur un glissement dans votre question, puisque l’on passe des apports du roman à la contribution de la littérature. La question est plutôt celle de l’apport spécifique des différents genres littéraires. Même si l’on peut avoir des réserves sur l’idée même de genre littéraire, reste que chaque genre ne contribue sans doute pas (de la même manière) à la philosophie des affaires humaines et à la philosophie morale qui en dépend. C’est dans cette perspective que Descombes cite Mallarmé pour en tirer l’idée que « le poème dramatique se fait avec du mythe et le roman avec des histoires imitées de la vie » (p.117). Cela pose deux questions qui sont comme les deux faces d’une même pièce, et qui offre des perspectives de recherche : de quoi chaque genre est-il fait et en quoi contribue-t-il alors à notre philosophie des affaires humaines et notre philosophie morale ? 

Pour en revenir à l’intérêt de ce roman en particulier, au-delà des réflexions explicitement philosophiques, à l’image de celles décrites plus haut, sa contribution consiste dans la description de la manière dont la question de la vie juste en vient à se poser dans le cas d’Ulrich, et au-delà. Ce dernier n’aime plus particulièrement son métier, la société et la culture dans laquelle il vit, et il ne s’aime pas particulièrement lui-même. Quand on estime certaines de ses capacités, son métier et certains traits de la société dans laquelle on vit, la question ne se pose pas, ou en tout cas pas de manière aussi radicale : certaines vies se détachent de toutes celles qui sont possibles dans l’absolu. Mais quand on a aucune estime de tout cela, effectivement, la question se pose dans toute sa radicalité. Je dirais pour finir que, grâce à ce roman, on voit comment la question éthique de la vie juste a ses racines dans une psychologie morale (l’estime de soi, l’amour de soi, l’indifférence, etc.), elle-même en prise avec une société et une culture bien particulières. 


Vous précisez, au début de votre livre, que la recherche de la vie juste s'exerce toujours à partir d'un point de vue socialement, historiquement, et donc politiquement, situé. À cet égard, le contexte dans lequel Musil a écrit puis publié ce roman (la fin des années 1920 et les années 1930 en Autriche) doit-il être pris en compte ?

Comme je le suggérais, le contexte qui m’a intéressé est avant tout celui dans lequel la vie d’Ulrich se déroule, à savoir l’empire Austro-hongrois sur sa fin, et tel que le roman le décrit – autrement dit, le contexte « interne » au roman. C’est ce contexte-là qui est essentiel dans la recherche de vie juste, par exemple avec ce thème de l’Action parallèle qui donne un tour politique à l’histoire racontée, ou encore la structuration de la société qui est décrite dans l’introduction. Cependant, vous avez raison, le contexte d’écriture, qu’on pourrait dire « externe », doit aussi être pris en compte, à savoir les années 20 et 30. 

Qu’est-ce qui, de ces années 20 et 30, apparaît dans le roman et qui, peut-être, est pertinent philosophiquement ? Un grand nombre d’éléments contextuels peuvent être mentionnés, mais je n’en garderai que deux, dont le premier seulement est historique et renvoie précisément à ces années, à savoir la montée du ressentiment antisémite et de personnalités autoritaires. Le roman me semble le décrire très bien à travers le personnage de Hans Sepp, présenté comme le « directeur spirituel » antisémite de Gerda, amie d’Ulrich et fille de Léon Fischel, fondé de pouvoir à la Lloyd Bank et de famille juive. Plus généralement, le roman décrit d’ailleurs la fin de l’empire austro-hongrois et sa décomposition en nations, et, parallèlement, la progression de cet antisémitisme à travers la figure de Hans Sepp. Or cet aspect du roman n’est pas sans rapport avec la question de la vie juste, puisque toute la deuxième partie tourne autour d’utopies qui sont présentées comme non-rationnelles et millénaristes. Ce qui est en jeu, c’est alors l’alternative entre amour et haine dans la conduite de la vie. 

Quant à l’autre exemple que je garderai, il a trait à la grande proximité entre la configuration romanesque de L’Homme sans qualités et ce que dit Max Weber dans Le savant et le politique. Il me semble que la réalité de la science et de la vocation scientifique, telle que décrite par Weber en 1919, trouve dans le roman de Musil son développement romanesque. On notera au passage que, dans un cahier de 1919-1920, Musil dit avoir rencontré Otto Neurath avec Max Weber. Tout d’abord, la question initiale de Weber (comment se présente la situation d'un étudiant qui a terminé ses études et qui est décidé à faire de la science son métier, dans le cadre de la vie universitaire ?) décrit assez bien la situation d’Ulrich, bien que celui-ci, au début du roman, ait déjà commencé à prendre ses distances avec la carrière scientifique. Ensuite, c’est surtout la description de la vocation scientifique, telle qu’elle a évolué jusqu’au début du 20e, qui fait fortement écho au roman, à savoir : l’insistance sur la spécialisation et le progrès qui en découle, l’impossibilité de sortir honnêtement de sa spécialité (voir, a contrario, le personnage d’Arnheim), les vertus du travail intellectuel et non de la seule intuition, la critique de deux idoles – la personnalité et l’expérience vécue –, etc. Nombreuses sont les descriptions de Max Weber qui se trouvent développées dans le roman. Enfin, très clairement, c’est sur la signification de la science qu’il y a clairement un recoupement, que l’on pense à la manière dont Weber formule le problème (que signifie la science en tant que vocation pour celui qui s’y consacre ? quelle est la vocation de la science dans l’ensemble de la vie humaine et quelle est sa valeur ?) ou dont il se réfère à Tolstoï : « Tolstoï apporte la réponse la plus simple à la question en disant : elle [la science] n'a pas de sens, puisqu'elle ne donne aucune réponse à la seule question qui nous importe : "Que devons-nous faire ? Comment devons-nous vivre ?" » 

Mais c’est là sans doute s’éloigner de la question initiale, puisque ce n’est pas propre à l’Autriche des années 20 et 30. Pour revenir à cela, on soulignera surtout le fait que les premières années après la Première Guerre mondiale ont profondément marqué Musil. Dans ses cahiers, il se demande justement : « Les utopies peuvent-elles devenir tout à coup réalité́ ? / Oui. Voir la fin de la guerre. On a failli voir naître un autre monde. L’échec n’était pas fatal. Pour que notre peuple, au prochain jour de l’utopie, soit bien armé, nous devons l’y préparer. ». Les utopies que développe le roman sont à placer dans cette perspective historique, notamment l’utopie de la mentalité inductive, c’est-à-dire d’une connaissance inductive des individus, de leur psychologie, de leur mode de vie et institutions, qui prépare aux changements utopiques futurs. 

 

La question philosophique de la vie juste est habituellement articulée à une exigence de nécessité, voire d'impératif : on doit suivre tel chemin, s'orienter dans telle direction, non pas à la manière d'une simple option que le sujet choisirait de manière toujours plus ou moins gratuite, mais parce que c'est un Bien qui s'impose à sa conscience. Or, vous montrez de quelle manière Musil réhabilite la notion de possible comme catégorie centrale de toute interrogation concernant le choix d'une vie juste, avec sa part d'irréductible contingence. C'est d'ailleurs le titre de votre livre : L'homme du possible. Ulrich, le personnage central de L'homme sans qualités, présente pour principale caractéristique de posséder le « sens du possible ». Pouvez-vous préciser ce point ?

La notion de possible est effectivement centrale, cependant je voudrais d’abord en souligner le côté problématique, dans la philosophie de Musil comme dans toute interrogation sur le choix d’une vie juste, d’ailleurs, à un niveau individuel comme collectif. 

Comme je le disais plus haut, au niveau individuel, Musil démarque la question de la vie juste de celle de la recherche de la vérité et de celle de l’épanouissement de la subjectivité, tout en la situant dans une zone intermédiaire. C’est là où la notion de possible intervient, mais, en réalité, au titre d’une solution insatisfaisante, puisque nous aurions, d’un côté, des interdits et devoirs formulés par la morale ou la religion, de l’autre, des désirs, des rêveries, des possibilités, développés entre autres par les écrivains. De la sorte, « le sentiment qu’éprouve l’être humain pour ce[s] précepte[s] du Décalogue est un mélange d’obéissance bornée […] et un barbotement inconscient dans une houle de possibles. »   . Ainsi, la notion de possible n’est pas en elle-même une solution. Ce qui est intéressant, c’est justement la manière dont s’impose ce qui apparaît comme la vie juste : la vie avec Agathe. Il n’est question ni d’impératif ni de possibilité, mais d’une évidence : « c’est ainsi que je dois vivre ». Enfin, n’oublions pas qu’à l’opposé, le sens du possible dont Ulrich est doté est l’envers de son détachement à l’égard de toute chose (son métier, son pays, sa culture, etc.), qui le prive au fond de toute raison de vivre telle vie plutôt que telle autre, voire de vivre tout simplement. 

D’une manière analogue, au niveau collectif, ce qui marque Ulrich, c’est au moins autant l’entassement des possibilités de vie que l’apparence de nécessité de la vie qui est la nôtre. Autrement dit, effectivement, la notion de possible, ou plutôt le sens du possible a ceci d’intéressant qu’il met à l’épreuve ce qui se présente comme nécessaire – des conduites, des modes de vie, des politiques, etc. D’un autre côté, cependant, il ne s’agit pas d’agir pour agir, d’ajouter simplement de nouvelles possibilités aux possibilités existantes. C’est le constat qui fait naître l’idée d’un « secrétariat de l’âme et de la précision » : « En dépit de tous les doutes, l’intelligence et ses produits suivent à travers les variations de l’histoire une ligne plus ou moins droite et toujours ascendante, alors que les sentiments, les idées, les possibilités de vie s’accumulent en une montagne de débris où ils demeurent en couches tels qu’ils sont apparus, tels qu’on les a délaissés, éternels accessoires. »   .

Au fond, le premier volume me semble tendu entre le sentiment que c’est « toujours la même histoire » – qui est le titre de la première partie – mais qu’un inventaire des possibilités est nécessaire avant d’en imaginer de nouvelles. 

Tout cela pour dire qu’effectivement, le sens du possible est central : il permet de souligner ce qu’il peut y avoir de contingent dans ce qui se présente comme nécessaire, de relativiser les impératifs au vu des exceptions et d’autres conduites possibles, de montrer les différentes voies du bien. Mais une fois qu’on a dit cela, ce sens du possible reste une donnée du problème de la vie juste. 

 

L'intérêt de la réflexion menée par Musil sur la vie juste tient également à ce qu'il n'écarte pas d'emblée, contrairement à un geste très répandu, la considération de l'homme moyen, de « l'homme probable », au profit d'une conception élitaire de l'éthique. Si Ulrich cherche à se délester des déterminations qui lui conféraient jusqu'alors son identité sociale et le réduisaient à une variable statistique, il se montre aussi très sceptique vis-à-vis des conceptions de la vie qui se veulent grandioses et héroïques, à une époque où la complexité de l'organisation sociale et technique est telle qu'elle réfute, de fait, les morales aristocratiques de l'homme seul, capable de forcer le destin. N'est-ce pas ce scepticisme ironique qui fait toute l'originalité de la pensée musilienne en matière de choix éthique ? 

Vous avez tout à fait raison : d’un côté, Musil rejette très clairement les éthiques élitistes, et de l’autre, il ne se satisfait pas d’une simple description statistique de la vie. Cependant, je ne parlerai pas d’un scepticisme ironique, et ce, pour deux raisons : on ne peut mettre ces deux perspectives sur le même plan et la trajectoire romanesque est significative. 

Sur le premier point, très clairement, les idées de grandeur, le désir d’être un grand homme, appartiennent à la jeunesse d’Ulrich, du moins les deux premiers essais dans cette direction : l’héroïsme militaire et le métier d’ingénieur. Quant au troisième essai, être un mathématicien, Ulrich commence à s’en détacher au début du roman, abandonnant progressivement la perspective d’une carrière scientifique. Il y a donc bien, comme vous dites, un fort scepticisme à l’égard des conceptions éthiques élitistes, qui tourne au détachement. Or ce n’est pas ce qui se produit pour la conception statistique de la vie, le thème de l’« homme probable », ce qui se voit à la trajectoire romanesque. De ce point de vue, je tempérerais un scepticisme bien réel chez Musil, ou en tout cas une manière de mettre à l’épreuve toute conception qui se présente, par son travail romanesque. 

Ce travail montre en effet une évolution du statut de ces idées. Si on considère les différents passages de L’Homme sans qualités indépendamment de la trajectoire romanesque, on se rend compte que la morale statistique ou morale de l’homme probable peut aller dans le sens aussi bien d’une morale élitiste que d’une morale plus soucieuse de l’homme ordinaire. Aux yeux d’Ulrich, les statistiques vont aussi bien dans le sens de l’idée d’une masse d’hommes moyens à comprimer pour obtenir quelques individus géniaux, que dans le sens d’une relativisation du génie au profit des individus ordinaires. Mais si on considère ces mêmes idées dans leur trajectoire romanesque, il me semble que l’on passe de l’une à l’autre perspective : d’un point de vue statistique sur les individus en faveur de conceptions élitistes de la vie, à un point de vue statistique en faveur de l’humain. Le roman ne défend pas de thèse, met plutôt toute conception à l’épreuve, et pourtant indique une direction. 

 

Ludwig Wittgenstein est une référence importante dans votre ouvrage. Vous rapprochez sa réflexion de celle pratiquée par Ulrich dans L'homme sans qualités, et donc indirectement, de celle développée plus généralement par Musil. Qu'est-ce qui, selon vous, justifie un tel rapprochement ? Est-ce une sensibilité analogue aux questions cruciales posées dans une époque de crise, ou bien cela va-t-il plus loin en termes de démarche intellectuelle ?

Le rapprochement avec Wittgenstein a d’abord été une hypothèse de recherche qui s’est révélée au fond assez peu fructueuse, ou en tout cas pas aussi fructueuse que ce que j’avais pu imaginer. L’idée était la suivante : quelle similarité y a-t-il entre ce sens du possible et cette pratique des suppositions qui est récurrente dans le second Wittgenstein ? Cela impliquait donc de comparer une manière de penser d’un personnage de roman, sur le terrain de la conduite (individuelle et collective) de la vie, et une manière de philosopher très particulière, qui vise la clarification de nos concepts. Dans ce dernier cas, il s’agit notamment de montrer la contingence de nos concepts en soulignant leur dépendance à l’égard de certains faits, que l’on pourrait pourtant imaginer tout différents, alors que, dans le premier cas, il s’agit surtout d’imaginer d’autres vies possibles, voire de développer des utopies. Il est vrai que le sens du possible s’ancre dans une méthode de variation empruntée à Ernst Mach, qu’on a pu rapprocher par ailleurs des variations wittgensteiniennes. Cependant la fonction de ces variations de possibilités n’est pas la même : clarification de concepts d’un côté, développement d’utopies de l’autre. Au fond, c’est dans un autre travail littéraire que le rapprochement avec Wittgenstein est pertinent : quand, dans ses Cahiers, Musil travaille à des scenarii de science-fiction, qui précisément jouent sur la modification imaginaire de certains faits généraux de la nature. Mais c’est là un point de rapprochement assez limité. 

Comme vous le suggérez, la connexion se fait davantage sur le terrain de la culture, bien qu’en un sens, ils soient assez étrangers l’un à l’autre. En effet, par exemple, Musil penche très clairement du côté du Cercle de Vienne : il a lu Carnap, il connaît Neurath, il a fait sa thèse sur Ernst Mach, etc. Et on connaît au contraire les distances de Wittgenstein à l’égard du Cercle. Pourtant, ils se rejoignent sur un certain diagnostic concernant l’état de la culture d’alors : l’amoncellement de structures pour l’un (Wittgenstein) ou de possibilités de vie pour l’autre (Musil), et surtout le souci non seulement d’y voir clair dans ces possibilités humaines, de les étendre, ou en tout cas de ne pas en exclure a priori. Je dirais qu’ils ont en commun un souci de l’humain qui est tout à fait particulier, dans la mesure où il s’agit d’en mesurer toutes les possibilités, bien que toutes ne soient pas réalisées. 

 

Le dernier chapitre de votre livre porte sur la notion d'utopie telle que l'envisage Ulrich. En quoi cette conception se distingue-t-elle de ce qu'on entend habituellement par utopie ? Par ailleurs, quel lien doit-on faire entre utopie et recherche de la vie juste ?

Sa conception se distingue des autres dans son attention à la notion de possibilité, dans son articulation au sens du possible. Il y a tout d’abord cette idée que la non-réalisabilité n’est pas une caractéristique essentielle, nécessaire, d’une utopie, mais que cela dépend des circonstances. Ce n’est pas une idée abstraite, mais une idée qu’il tire d’une expérience historique que j’ai déjà mentionnée : l’impression qu’à la fin de la Première Guerre mondiale, un autre monde aurait pu naître, des utopies auraient pu se réaliser, mais que la population n’était pas prête. Cela se démarque évidemment des conceptions qui voient dans l’utopie quelque chose qui par définition ne peut se réaliser, ou un idéal qu’il serait particulièrement difficile de réaliser. Au contraire, cette idée redirige notre regard vers la réalité de sorte que nous soyons sensibles aux occasions et aux conditions de l’utopie, et que nous nous préparions à sa réalisation, c’est-à-dire que nous développions une connaissance fine de ce qui en permettrait ou entraverait la réalisation. Le sens du possible qui s’exprime dans la formulation d’utopies requiert un sens du réel. Au fond, ce qui est marquant, c’est ce point de vue d’ingénieur sur l’utopie, qu’on retrouverait chez Otto Neurath dont les propos sont vraiment très proches de ceux de Musil dans « Utopia as A Social Engineer’s Construction » (1919). 

Concernant l’autre aspect de la question, le rapport des utopies au problème de la vie juste est assez particulier. Elles se présentent comme autant de réponses au problème de la vie juste, « comment dois-je vivre ? » ou « comment devons-nous vivre ? » Cependant, elles se distinguent des réponses traditionnelles ou philosophiques en ce qu’elles consistent en reconfigurations entières de la vie individuelle ou collective, et qu’elles sont le développement de possibilités qui ne sont pas offertes par la réalité, mais nouvelles et seulement permises dans certaines occasions et sous certaines conditions. D’un autre côté, elles ne sont pas destinées à rester des possibilités seulement visées et que l’on chercherait à réaliser : elles deviennent la vie même. C’est là ce qu’on peut tirer de l’expérience d’Ulrich avec Agathe : ce qui se présente comme une utopie devrait avoir la forme de l’évidence ou de la certitude « c’est ainsi que je dois vivre », « c’est ainsi que nous devons vivre ». 

 

Au-delà de la considération de la vie juste, Musil avait une façon d'affronter les problèmes, qui sans jamais en nier le caractère parfois dramatique, refusait de sombrer dans le déclinisme nostalgique, très présent aujourd'hui, et préférait s'y confronter, en y cherchant aussi les embryons de formes de vie nouvelles. N'est-ce pas cela qui rend son œuvre toujours contemporaine, même sur un mode intempestif ? 

Oui, tout à fait, c’est une attitude que l’on peut constater chez lui tout au long de sa vie, et que l’on retrouve exprimée dans le personnage d’Ulrich. D’ailleurs un passage du roman l’éclaire particulièrement. Il s’agit de la tâche que se donne l’« Action parallèle » : trouver des idées pour le jubilé de l’empereur autrichien, et au-delà pour révéler la véritable Autriche et la direction à lui donner – en consultant la population. Le résultat est un grand nombre de propositions qui s’avèrent former deux paquets, « Retour à… » et « En avant vers… », ce qui dessine une situation où « on ne peut aller ni en avant ni en arrière, et où l’instant présent est lui-même ressenti comme intolérable »   . Or Musil comme Ulrich se méfient aussi bien des retours en arrière, qui n’en sont jamais de véritables, que des élans enthousiastes, comme de ce qui les provoque : le sentiment d’un présent intolérable. Ils préfèrent en effet sonder le réel pour y déceler des occasions et des conditions de changements radicaux.