David Graeber et David Wengrow revisitent radicalement l’histoire de l’humanité, à l’aune des dernières recherches empiriques dans le domaine, soulignant son inventivité sociale aujourd’hui refoulée.

La formule est désormais bien connue : « Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme ». Et il serait possible de remplacer « capitalisme » par « exploitation » ou « oppression ». Toute sa vie durant, l’anthropologue américain David Graeber, décédé en 2020, a lutté, à la fois par son œuvre – de Dette : 5000 ans d’histoire à Bullshit jobs – et par son engagement militant – notamment lors du mouvement Occupy Wall Street –, pour l’avènement d’un monde différent de celui que nous connaissons actuellement. Avec l’archéologue anglais David Wengrow, dont il partageait également les sympathies anarchistes, il avait entrepris ces dix dernières années d’envisager à nouveaux frais l’histoire des débuts de l’humanité. Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, traduit en français par Elise Roy, peu de temps après sa sortie en anglais, est le résultat de leur réflexion commune.

 

Au-delà des mythes légués par Hobbes et Rousseau

Leur constat de départ est simple : seule une infime portion de l’histoire de l’humanité nous est connue. Par ailleurs, les interrogations sur l’histoire longue de l’humanité se transforment bien souvent en des considérations théologiques sur la nature humaine : l’homme est-il bon ou mauvais ? Une question absurde pour Graeber et Wengrow, mais centrale pour Jean-Jacques Rousseau dans son célèbre Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754). Dans ce texte qui lui apportera la célébrité, le philosophe genevois inaugure le récit d’un âge d’or de chasseurs-cueilleurs vivant dans l’égalité, puis pervertis par l’adoption de l’agriculture et surtout par l’urbanisation. En dépit de son caractère abstrait revendiqué, cette fable revient paradoxalement très souvent dans les recherches empiriques portant sur la préhistoire. L’interprétation rivale, celle de Thomas Hobbes (Léviathan, 1651), encore moins réjouissante, fait de l’homme un loup pour l’homme, même au sein de petits groupes ; seule la mise en place d’un contrôle par un souverain leur évite de s’entretuer…

Graeber et Wengrow ne sont pas convaincus par cette « alternative » entre ces deux interprétations fondatrices et cela pour trois raisons qu’ils énoncent ainsi : « 1) elles sont tout simplement fausses ; 2) elles ont de terribles conséquences politiques ; 3) elles donnent du passé une image inutilement ennuyeuse. » À l’aune des dernières recherches en archéologie et anthropologie, ils ont pour ambition d’offrir un nouveau récit, plus ouvert et optimiste, des trente mille dernières années écoulées.

Mais en quoi cette période diffère-t-elle de ces « mythes », pour reprendre le terme des deux auteurs ?

Les chasseurs-cueilleurs n’ont pas toujours été synonymes de petits clans égalitaires mais ont donné naissance à un « monde d’expérimentations sociales audacieuses ». L’agriculture n’a pas systématiquement entraîné l’apparition de la propriété privée – et dans la foulée des inégalités. Les premières villes n’ont pas eu pour conséquence inévitable la naissance de hiérarchies et de classes sociales.

Ces découvertes sont issues de nombreuses recherches archéologiques que personne n’aurait pris la peine de relier entre elles avant eux, faisant apparaître ainsi un tout autre récit de l’histoire de l’humanité. Ce dernier s’écarte du récit évolutionniste de l’histoire des sociétés qui règne encore dans les sciences sociales. Il donne aussi une nouvelle place à la « critique indigène » des indiens d’Amérique, à l’image du chef wendat (huron) Kondiaronk, qui a alimenté les grandes remises en cause intellectuelles issues de la philosophie des Lumières.

 

Des ancêtres plus innovants que nous

Au fondement de leur démarche, les deux auteurs abandonnent l’idée d’un récit unique et d’une forme sociale figée et inéluctable, aujourd’hui résumée sous le terme d’inégalités. En effet, « comment croire que, pendant les quelques dix mille années […] qui ont vu les parois de la grotte d’Altamira se couvrir de fresques, aucun être humain – ni à Altamira, ni ailleurs – n’a eu la curiosité d’essayer un autre mode de société ? Ce serait pour le moins surprenant. Deuxièmement, cette faculté d’expérimentation sociale et d’autocréation – cette liberté, en somme – n’est-elle pas justement ce qui nous rend fondamentalement humains ? […] l’histoire de l’humanité est moins déterminée par l’égal accès aux ressources matérielles (terres, calories, moyens de production…), si cruciales soient-elles, que par l’égale capacité à prendre part aux décisions touchant à la vie collective – la condition préalable étant évidemment que l’organisation de celle-ci soit ouverte à la discussion. »

Une telle exploration de notre passé n’est pas gratuite évidemment ; elle vise à montrer en quoi notre espèce est capable d’imaginer d’autres modes de fonctionnement et à comprendre comment elle a pu se retrouver « bloquée » dans la situation actuelle qui se refuse à imaginer toute autre forme d’organisation sociale potentielle. Cette enquête historique se double aussi d’une démonstration plus méthodologique – mais néanmoins amusante – qui montre en quoi les théoriciens modernes de l’État et de la société (Jared Diamond, Francis Fukuyama ou Steven Pinker) vont piocher les exemples archéologiques et anthropologiques qui les arrangent pour illustrer leurs conceptions modernes, réduisant à peu la complexité de notre histoire longue : « L’un des principaux effets pervers des récits conventionnels de l’histoire de l’humanité est précisément qu’ils assèchent tout. […] Simplifier le monde pour le comprendre et en découvrir de nouveaux aspects est donc une étape naturelle. C’est quand la simplification se prolonge au-delà de la découverte qu’elle n’est plus acceptable. […] À l’appauvrissement de l’histoire qui en découle s’ajoute un rétrécissement de notre perception du champ des possibles. »

Graeber et Wengrow nous convient alors à les suivre dans un vaste parcours qui commence par la critique indigène du progrès, lors des rencontres entre Européens et Amérindiens. Une thèse originale qui en surprendra plus d’un mais fondée sur des recherches récentes sur le sujet, prenant au sérieux les « sauvages » des dialogues des Lumières à l’aide de recoupements historiques. Ils réévaluent la diversité des formes politiques existantes et de leur adoption – qui varient parfois selon les saisons –, ou les liens entre agriculture, propriété privée et liberté individuelle. Ils développent notamment le concept de « schismogenèse » qui explique des différences sociales importantes (et consciemment voulues) entre des populations ayant pourtant potentiellement le même mode de subsistance. Ils appuient leur thèse sur des exemples de non-adoption de l’agriculture alors même que celle-ci était connue de ces populations depuis des siècles, ou de ses premiers échecs, reviennent sur les villes sans rois, ou le développement du logement social et de la démocratie dans les premières villes d’Amérique. Enfin, ils s’interrogent sur ce qui fait (ou ne fait pas) un État, avant de terminer sur le contexte ayant présidé à la naissance de la critique indigène, à savoir un monde (social) beaucoup plus ouvert qu’on n’aurait pu le penser.

Tout au long de ce passionnant parcours, les deux auteurs alternent entre archéologie et anthropologie, révélant la complémentarité de ces disciplines pour l’étude d’un passé difficile à recomposer. Comme dans de précédents livres de Graeber, la démonstration est émaillée de digressions et s’avère un peu longue, mais les auteurs font de réels efforts pour aider le lecteur à suivre. Certaines de leurs interprétations mériteraient d’être jugées par des spécialistes ; pour autant, on ne peut que s’incliner devant la masse d’informations et d’exemples différents rassemblés, et convenir de la bonne foi des auteurs.

 

Débloquer l’histoire de l’humanité ?

L’ampleur et la richesse d’une telle somme dépassent bien sûr les limites de ce qu’il est possible d’écrire dans un compte rendu. Parmi les principales conclusions des auteurs, retenons néanmoins la réévaluation du rôle des femmes et l’interrogation de la définition de civilisation. Les deux auteurs s’accordent également sur l’importance des « jeux et des rites » dans l’histoire humaine en tant que moteur et champ d’expérimentations sociales. Pour eux, « [si] l’humanité a bel et bien fait fausse route à un moment donné de son histoire – et l’état du monde actuel en est une preuve éloquente –, c’est sans doute précisément en perdant la liberté d’inventer et de concrétiser d’autres modes d’existence sociale. » Ils déplorent ainsi le recul de trois libertés élémentaires repérées au cours de leur enquête : celle de s’installer ailleurs, d’ignorer les ordres et de désobéir et celle de façonner de nouvelles organisations sociales ou d’alterner entre organisations sociales.

Concernant la naissance des États et plus largement l’avènement de la domination comme principe constitutif du social, ils estiment que l’« amalgame entre soin et domination nous paraît capital pour comprendre comment nous avons perdu la capacité de nous réinventer librement en réinventant nos relations avec les autres – en somme, pour comprendre comment nous nous sommes retrouvés bloqués, incapables d’envisager notre passé ou notre avenir autrement qu’encagés, seule variant la taille de la cage. » Au passage, ils contestent l’implication selon laquelle le changement d’échelle des sociétés humaines entraîne mécaniquement hiérarchies et domination, relevant les nombreuses exceptions à cette règle au cours de leur parcours.

Autrement dit, écrivent-ils, la « connexion nouvelle entre violence externe et soin interne, c’est-à-dire ce que les relations humaines ont de plus impersonnel et de plus intime, marque-t-elle le début de la confusion générale ? Est-ce ainsi que des rapports jusqu’alors souples et négociables ont été gravés dans le marbre ? Est-ce à partir de là que nous nous sommes retrouvés bloqués ? Voilà le récit que nous devrions raconter. Plutôt que celle des "origines de l’inégalité", la grande question à poser à l’histoire de l’humanité devrait être : comment avons-nous pu nous laisser enfermer dans une réalité sociale monolithique qui a normalisé les rapports fondés sur la violence et la domination ? » Quoi qu’il en soit, leur livre montre que d’autres possibilités ont été explorées dans le passé et pourraient, voire devraient, l’être à l’avenir.