Si les sociétés ont toujours été sujettes au changement climatique, elles prennent progressivement conscience de leur rôle dans ce processus au cours de l'époque moderne.

L’historien Fabien Locher* revient ici sur les préoccupations des sociétés du passé quant à une possible action de l’homme sur le climat, avec tous les effets désastreux que cela pourrait avoir en termes de récoltes, de catastrophes naturelles, de saisons extrêmes. Comme il le montre avec son collègue, Jean-Baptiste Fressoz, dans Les révoltes du ciel. Une histoire du changement climatique XVe-XXe siècles, ces inquiétudes traversent les sociétés occidentales depuis l’aube de l’époque moderne. Savants, administrateurs, explorateurs, ingénieurs, agriculteurs, hommes politiques : tous dénoncent alors de possibles transformations du climat induites par l’homme. Mais on ne s’inquiète pas comme aujourd’hui d’une perturbation du cycle du CO2 : c’est l’action de l’homme sur les forêts qui est, du XVe au début du XXe siècle, au cœur des débats, des expertises, des luttes politiques prenant les changements de climat pour enjeux.

L’ouvrage Les révoltes du ciel offre un éclairage solide sur l’Axe 2 du Thème 5 de Terminale : « le changement climatique : approches historiques et géopolitiques ». Il permet en effet de prendre la mesure de la place que la question du changement climatique a pu prendre pour les sociétés du passé, en lien avec la grande question de la gestion des forêts. Il montre aussi comment cette double question climatique et forestière a pu, sur le long terme, être instrumentalisée au service de l’entreprise de conquête et de domination coloniales, de l’Amérique aux terres du Maghreb, de l’Inde et de l’Afrique subsaharienne.

 

Nonfiction.fr : À partir de quand avez-vous repéré l’émergence de discours sur une possible action de l’homme sur le climat ? Comment cela est-il pensé à l’époque ?

Fabien Locher : Le grand processus d’exploration puis de conquête de l’Amérique, au XVe-XVIIe siècles, voit émerger les premiers discours sur une possible action de l’homme sur le climat. On les trouve dès le tout début, chez Christophe Colomb, puis sous la plume des explorateurs et des conquérants français et anglais en Amérique du nord. Au départ il y a un étonnement : les climats qu’ils découvrent sur place ne sont pas ceux qu’ils attendent, étant donné les latitudes des lieux : Québec n’a pas du tout les mêmes hivers que La Rochelle ! Ils émettent alors une explication : c’est lié aux immenses forêts qui couvrent l’Amérique. Les autochtones n’auraient pas su, en défrichant, améliorer le climat de leurs lieux de vie, ce que les Européens auraient su faire chez eux. Il y a trois choses essentielles qui se disent ici : on pense un changement climatique causé par l’action de l’homme sur la forêt ; on pense cette action comme une amélioration possible du climat ; on s’en sert comme d’un discours de conquête et de domination. En effet, c’est là un discours de souveraineté qui suggère que si les autochtones n’ont pas su améliorer leur climat, leur environnement, ils n’en sont pas vraiment les propriétaires et il est légitime de coloniser.

 

Comment cela est-il reçu en Europe ? Vous montrez que des savants s’intéressent à cette question, mais avec quels moyens, quelles théories ?

Les savants, en Europe, sont bien sûr avides des découvertes, des nouvelles, des observations, qui leur parviennent d’Amérique. Un exemple dont nous parlons dans le livre est celui de Robert Boyle, l’un des savants les plus importants de l’époque moderne, qui assiste à la réception par le roi Charles II d’Angleterre, en 1662, du gouverneur de la colonie du Connecticut. Le gouverneur explique au souverain que la colonisation a amélioré le climat : Boyle propose alors de faire des observations météorologiques sur place pour quantifier le phénomène. Cela se fera finalement plus tard, dans les années 1740, au Canada. Les savants des XVIIe et XVIIIe siècles théorisent aussi le changement climatique, en utilisant un cadre de pensée qu’on appelle la « théologie naturelle » : c’est l’idée que l’univers est un tout complexe et interdépendant, créé par Dieu et ouvert à la compréhension humaine. On pense dans cette perspective des cycles de l’eau à l’échelle planétaire, des mers aux montagnes et aux pôles. Le changement climatique fait alors sens au regard de cette logique de flux : en coupant les arbres, les hommes seraient à même de les modifier et de changer les climats.

 

La météorologie se développe donc dès cette époque, en faisant une place importante au changement climatique. Comment tente-t-on alors, au XVIIIe siècle et ensuite, de rendre compte de ce changement ?

Il faut d’abord comprendre l’importance de la météorologie et du climat pour les sociétés de l’époque moderne et du XIXe siècle. D’abord il s’agissait de sociétés agraires, pour lesquelles un hiver glacial, un printemps pourri pouvait signifier des récoles déficitaires, des pénuries alimentaires, voire des troubles politique Elles dépendaient aussi beaucoup des conditions météorologiques pour les transports (en cas de gel des fleuves, par exemple, plus de transport fluvial). On était aussi dans un monde où domine longtemps l’idée, inspirée d’Hippocrate, selon laquelle le climat fait les états de santé et de maladie… Avoir un climat qui change, avant Pasteur, cela peut vouloir dire de nouvelles maladies qui frappent… Cela contribuait à porter au rouge la question d’un agir humain sur le climat. Dès le XVIIIe siècle, la science répond à ces interrogations en produisant et en diffusant jusque dans la presse, des observations météorologiques. Mais face au manque de recul (en l’absence d’observations anciennes), les savants se mettent aussi à faire autre chose, fin XVIIIe et au XIXe siècle. Ils inventent la « climatologie historique », en utilisant des « proxys » pour caractériser l’évolution du climat : avancée ou recul des glaciers, crues des fleuves, dates de la récolte du raisin… En étudiant tous ces éléments ils cherchent à déterminer si, et comment, le climat de l’Europe a changé au cours des siècles écoulés.

 

Le discours de protection du climat est aussi un argument permettant de justifier la colonisation. Vous retrouvez ici les arguments de Guillaume Blanc puisque les empires européens entendent « sauver » les climats américains, africains et asiatiques des pratiques jugées nocives de leurs habitants. La « mission civilisatrice » est-elle aussi pensée comme une mission climatique ou s’agit-il d’un simple discours permettant de masquer la réalité de la colonisation ?

Ce qui se passe d’abord c’est une inversion de la vision du changement climatique : avant la fin du XVIIIe siècle, il est vu en gros comme une amélioration possible, il suscite des espoirs. Mais au moment de la Révolution et dans les premières décennies du XIXe siècle, cette vision se renverse : émerge alors en France un véritable catastrophisme climatique qui dénonce en même temps, la dégradation des forêts du pays, et celle de son climat. Ce catastrophisme va être transféré en Algérie à partir de la décennie 1830, et il y devient un véritable outil de la colonisation.

Les colonisateurs français tiennent alors le discours suivant : ce sont les populations arabes qui ont rendu l’Algérie aride, car ils ont détruit –par leur violence, leur paresse et leur fatalisme- les arbres qui couvraient le pays. Ils ont dégradé leur environnement et le pouvoir colonial français a donc légitimité à confisquer terres et forêts pour « restaurer » le climat du Maghreb… la domination coloniale se donne ainsi une légitimité écologique qui n’est pas seulement une justification de façade. En y regardant de plus près, on voit bien comme les cadres forestiers par exemple, français et aussi anglais, dans le Maghreb mais aussi en Inde ou en Afrique subsaharienne, adhèrent à cette idée. Pour eux, il ne fait pas de doute que la nature doit être protégée des populations qui l’habitent et que l’homme blanc est destiné à remplir ce rôle. On retrouve effectivement le même type de discours, soulignés par Guillaume Blanc, à propos de la faune et de la flore africaines.

 

On lit souvent que les sociétés industrielles n’étaient pas conscientes de leur impact sur l’environnement. Vous démontrez le contraire dans votre livre. Mais à un moment, on cesse de s’interroger sur l’action de l’homme sur le climat, et cela au moment même où l’on entre dans la civilisation industrielle… comment expliquer ce paradoxe ?

Effectivement, à la fin du XIXe siècle en Europe, on a un reflux des inquiétudes sur un possible changement climatique causé par l’homme. Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, le développement du rail et des bateaux à vapeur va réduire drastiquement la vulnérabilité des sociétés aux aléas climatiques. Désormais, si une saison est désastreuse en Bretagne par exemple, on peut très vite faire affluer des céréales du bassin parisien mais aussi d’Odessa ou des grandes plaines étasuniennes. Avec cette fin de ce que les historiens appellent « l’ancien régime agricole », le ciel devient bien moins menaçant. Il y a aussi un autre facteur : les débats entre savants ont été homériques tout au long du XIXe siècle, pour savoir si l’homme avait un impact sur le climat. Mais au bout, pas de vainqueurs : personne n’a réussi à prouver cette influence – ou son inexistence. La science climatique contemporaine va alors se construire en mettant « de côté » cette question, jugée trop épineuse. Enfin un troisième processus se rajoute : la domination croissante, à partir du début du XXe siècle, de la menace de la dégradation des sols, qui l’emporte peu à peu, dans ce qu’on appelle après 1945 les pays en développement, sur les inquiétudes concernant le climat.

Il y a un paradoxe et une sombre ironie dans tout cela : ce sont en grande partie les technologies carbonées (chemin de fer, bateau à vapeur) qui nous ont pour un temps rendus moins vulnérables aux aléas climatiques, et nous ont « insensibilisés » à la question de l’agir climatique, et cela au moment même où l’on entrait dans une phase d’émission intense de gaz à effet de serre.

 

Les forêts ont occupé une place importante sous Colbert pour la construction d’une flotte ou sous Napoléon III qui lança une politique de reboisement. Quel lien établissaient les autorités françaises entre la gestion des forêts et leur impact sur le climat ?

La question des forêts est cruciale pour tous les gouvernements avant la fin du XIXe siècle. Pourquoi ? Parce que le bois est, à cette époque, essentiel. Il est à la fois le pétrole et le béton : la principale source d’énergie et un matériau de construction central. C’est aussi une ressource stratégique qui permet de construire des navires de guerre. C’est enfin un lieu de vie et un ensemble de ressources vitales pour les communautés. À partir de la Révolution, s’y ajoute une dimension climatique. Il y a là deux volets. D’une part, la question se pose de savoir que faire des forêts qui ont été confisquées à la noblesse et au clergé, et qui appartiennent désormais à l’État. Et d’autre part, les débats font rage sur le fait de soumettre ou non les bois privés à des régulations collectives. Le destin des forêts nationales est très discuté au moment de la Révolution, puis de la Restauration : or ceux qui veulent qu’on les conserve dans le giron de l’Etat mettent en avant les catastrophes climatiques qui menacent si l’on vendait ces bois, qui pourraient être défrichés par les nouveaux propriétaires. Sous la Monarchie de juillet, c’est cette fois la question de la régulation qui est au centre. Le grand astronome François Arago prend alors la parole à l’Assemblée nationale pour mettre en garde contre une libéralisation de l’usage des bois : l’État proclame-t-il est légitime à intervenir car les forêts assurent une fonction collective, celle de garantir le climat de la France. La menace climatique a donc joué un rôle pour définir la trajectoire de la politique forestière en France, dans un sens favorable à un rôle actif de l’État et à la domanialité publique.

 

Emmanuel Leroy-Ladurie compare l’orage de 1788 à une « gâchette » amorçant la Révolution française. Comment percevez-vous les évènements météorologiques/climatiques à l’aune des recherches menées pour ce livre.

Nous n’avons pas cherché, avec mon co-auteur Jean-Baptiste Fressoz, à partir d’évènements climatiques connus (comme le grand hiver de 1709 par exemple), pour voir la « réaction » des sociétés. Nous avons procédé à l’inverse, en scrutant les discours et les mobilisations décelables dans les sources, et associées à des phénomènes météorologiques. Il en ressort que ce sont les phénomènes extrêmes (et d’abord les saisons « hors normes »), associés à des phases de transformation socio-politiques, qui ont le plus d’impact. Le rôle précoce de la sphère médiatique (dès la fin du XVIIIe siècle avec les journaux) est également frappant, avec un pouvoir qui agit, et provoque une production d’expertises, dans le but de calmer, d’orienter, de « discipliner » l’opinion publique. Les catastrophes jouent aussi un rôle important en contexte colonial : pour se dédouaner, les cadres impériaux soulignent la responsabilité des autochtones dans la survenue de phases de sécheresse par exemple, qui auraient été créées par leur incurie. Les victimes elles-mêmes sont alors ramenées à l’état de coupables. 

La question du pouvoir, les rapports de force, la production des inégalités de puissance et de richesse, sont au final inséparables de tous ces discours, ces débats, ces savoirs sur la nature et les environnements. Aujourd’hui qu’il faut nous mobiliser face à l’urgence du changement climatique global, nous devons garder en tête que des luttes sociales seront nécessaires face à ceux qui préfèreraient que rien ne change.

 

* L’interviewé : Fabien Locher est historien de l’environnement, des sciences et des techniques, chargé de recherche au CNRS au Centre de Recherches Historiques de l’EHESS. Ses travaux récents portent sur l’histoire longue du changement climatique, sur les liens entre environnement et propriété, sur l’histoire environnementale des océans au XXe siècle. Il a publié récemment : J.B. Fressoz, F. Locher, Les révoltes du ciel. Une histoire du changement climatique XVe-XXe siècles, Seuil, 2020 ; F. Locher (dir.), La nature en communs. Ressources, environnement et communautés (France et empire français, XVIIe-XXIe siècle), Champ Vallon, 2020 ; F. Graber, F. Locher (dir.), Posséder la nature. Environnement et propriété dans l'histoire, Amsterdam éd., 2018.