Pour le sociologue Gérald Bronner, nous n’avons jamais bénéficié d’autant de temps libre. Pour autant, notre usage cognitif de ce dernier est loin d’être optimal.

On peut résumer simplement l’argument du nouveau livre de Gérald Bronner, Apocalypse cognitive (PUF, 2021), facile à lire au demeurant. Le développement de la civilisation, explique-t-il, s’est accompagné d’une forte augmentation du temps libre, que Bronner retraduit en temps de cerveau libéré d’autres contraintes (« le plus précieux de tous les trésors »). Dans le même temps, la dérégulation du marché cognitif (Bertrand Labasse, dont on pourra lire ici l’entretien qu’il nous avait accordé à propos de son livre La valeur des informations (Les Presses de l'Université d'Ottawa, 2020), préfère quant à lui parler de « marché discursif », ce qui a l’avantage de ne pas restreindre l’analyse à une seule catégorie de variables) et sa désintermédiation permise par le développement d’internet, du web et des réseaux sociaux ont conduit à ce que l’offre, sur ce marché, s’aligne désormais sans filtre sur une demande largement dominée par nos instincts. Instincts qui nous poussent à accorder prioritairement notre attention aux contenus en rapport avec le sexe, agitant des peurs ou cultivant les conflits. Ce qui explique aussi que l’indignation morale, souvent surjouée, soit un bon moyen pour tout un chacun qui le souhaite d’accroître sa visibilité. Et d’où il résulte pour finir un mauvais emploi de nos capacités cognitives.

Le livre tire son titre de cette « révélation », qui correspond au sens premier du mot « apocalypse », explique Bronner, même si on peut le comprendre aussi bien sûr comme une catastrophe annoncée. Sur ce marché, les produits prennent le plus souvent la forme de récits, qui sont une façon de lier des éléments (choisis), qui associent leur lot de nouveautés à nos représentations préalables. Ce qu’il nomme l’« éditorialisation du monde », que la technologie met aujourd’hui à la portée de chacun-e et qui est elle-même soumise aux critères d’attention évoqués ci-dessus. La diffusion de théories idiotes ou tout simplement de croyances fausses y trouve ainsi un avantage concurrentiel important, la saturation, encore une fois alignée sur nos instincts, de nos capacités cognitives ne laissant que peu de temps pour repérer la vérité.

 

Dépasser l’alternative capitalisme-nature humaine

La dernière partie du livre (le troisième chapitre) est consacrée à ce qu’il conviendrait de faire de cette « révélation ». Elle procède essentiellement au travers d’une critique des deux postures, qui consistent, pour la première, à considérer que c’est là le résultat d’une perversion de la nature humaine dont il faut rendre responsable la technique, la domination qu’exercent les puissants et, le plus souvent, le capitalisme. Et, pour la seconde, à y lire, comme le font les « néo-populistes », de manière intéressée, l’expression des besoins véritables du peuple sur lesquels il conviendrait alors de s’aligner, en jouant à fond la carte de la désintermédiation, donnant ainsi toute sa puissance à la démagogie cognitive. Ce qui permet de comprendre soit dit au passage le lien essentiel entre la dérégulation du marché cognitif et la mobilisation du registre des émotions qui font, ensemble, les succès électoraux des néo-populistes. 

Si le second volet de cette critique est ici assez convaincant (à défaut d’être très original), le premier, qui ne mobilise guère que des références datées (la cible principale étant ici l’Ecole de Francfort), conduit Bronner à une condamnation en bloc à la fois de notion de domination sociale (à laquelle il nous a habituée) et des tentatives, qu’il présente comme définitivement irréalistes, d’instaurer un autre fonctionnement social, à l’échelle de petites communautés, qui voudrait rompre avec nos pulsions, sans que l’on comprenne bien ici la portée de cette condamnation. 

Ce qui est d’autant plus ennuyeux que ce sur quoi l’auteur conclut alors ce chapitre, là où l’on aurait plutôt attendu une analyse des conditions sociales susceptibles de permettre à notre cerveau de donner la meilleure part de lui-même (qui est du reste la manière dont il résume son livre), est un appel à créer un espace de discussion (« narratif et analytique ») entre les deux options qu’il critique, qu’il décrit ici comme deux récits envahissant tout l’espace public et fondamentalement hostiles à la rationalité. Auxquels il faudrait pouvoir opposer, nous dit-il, un « récit rationaliste » ou « néo-rationaliste » qui place cette « révélation » au cœur de la réflexion. Récit que l’on pourrait sans doute identifier (même s’il en dit vraiment très peu de chose) à un individualisme méthodologique attentif à la façon dont l’information s’organise et est traitée par chacun d’entre nous   .

 

Comment mieux utiliser nos cerveaux et pour quoi faire ?

La conclusion revient sur le bénéfice que nous devrions pouvoir tirer de ce fabuleux « temps de cerveau libéré » pour autant que nous apprenions à en faire le meilleur usage. Porter la civilisation humaine au plus haut de ses capacités, quelque peu curieusement identifié ici à l’idée d’explorer l’univers et de pouvoir nouer le contact avec d’autres civilisations intelligentes (mais passons), dont l’auteur nous dit à la fin du livre, après avoir jusque là simplement additionné les temps de cerveaux, qu’il ne pourra résulter que de notre capacité à concevoir une ingénierie de l’intelligence collective qui nous permette de dépasser les limites de nos cerveaux individuels   , avant de prôner un peu plus loin la coopération internationale pour résoudre les problèmes qui se posent à nous. Ce qui devrait logiquement orienter la réflexion vers les questions d’organisation, dont il ne sera pas question ici et dont Gérald Bronner ne s’est jamais occupé. Tout en nous ramenant in fine à ce fabuleux « capital attentionnel » dont l'auteur nous dit qu’il appellerait une « resynchronisation » de la technologie et de la politique, qui reste toutefois une notion extrêmement vague. Avant d’accabler une nouvelle fois les détracteurs de la technologie, tel Hans Jonas, et d’exalter l’intention que l’homme met dans ses œuvres, grâce à laquelle, nous dit-il, celui-ci serait capable de gagner la nature de vitesse, ce qui apparaît comme une belle image assurément, tant que l’on ne s’intéresse pas trop à ses implications.