Cet ouvrage généalogique établit les événements précis qui ont institué l’État moderne. Il réinterprète les sources qui l'ont justifié, saisissant les détours qui ont naturalisé ce produit historique.

Les États seront-ils les sauveurs de la planète ? Le seront-ils sous le modèle occidental de l’État moderne établissant sa domination sur l’ensemble de la société, dès lors que cette planète, désormais située dans l’ère du Capitalocène   , doit être sans doute prise en charge autrement ? Le principe constitutif de ces États, la souveraineté, avec ses deux corollaires, le droit public interne et le droit international, doivent-ils être préservés à l’encontre de ceux qui prônent l’émergence de sociétés sans État ?

Classiquement, parler d’État et de souveraineté, c’est parler d’un centre politique qui s’est attribué le monopole de la domination, de la production de la loi à laquelle chacun doit obéir sur un territoire. Ou pour le dire autrement, parler de l’État revient à affirmer l’existence dans les sociétés d’un pouvoir dont la supériorité sur les autres n’est pas relative, car il est la source ultime de tous les autres. C’est aussi parler de l’indépendance de chaque État par rapport aux autres États. Dans ce cadre, la souveraineté dessine la source de la loi, devenue, au moment du basculement démocratique, le Peuple ou la Nation.  Pour autant, dans les conditions actuelles, celles des réflexions sur le capitalocène, la forme État est-elle la plus adéquate à la nécessité de faire face aux défis, notamment écologiques ?

Ne doit-on pas rappeler qu’il existe, par exemple, un droit qui réglemente le sauvetage en mer et qui est supérieur au droit des États, même si (et surtout si) les États tentent par tous les moyens de le borner, comme on le voit sur la question des secours portés aux migrants. C’est même un droit qui va au-delà de tels événements marins puisqu’il exclut la propriété (nationale) de la mer, du moins de cette exclusion déjà pensée, montrent les auteurs du livre que nous présentons, en 1606, dans un texte de Hugo Grotius. Dès lors, la forme État devrait plutôt être dépassée que renforcée comme le requièrent les souverainistes. Brûler la forêt amazonienne, sur encouragement de l’État (brésilien) soucieux de satisfaire l’agrobusiness, n’est-ce pas détruire, en même temps que le « poumon de la planète », le milieu de vie de populations entières ? 

En un mot, dans ce cas, la souveraineté de l’État n’est pas la solution des problèmes, parce que la souveraineté de l’État fait partie du problème. C’est ce que montrent Pierre Dardot et Christian Laval, respectivement philosophe et chercheur à l’université Paris-Nanterre et professeur émérite de sociologie dans la même université. Dans un  important volume (730 pages), conséquent, pédagogique et lisible, pour autant qu’on s’intéresse à ces problèmes, ils examinent la genèse de l’État moderne occidental et son histoire théorique et pratique, jusqu’à nos jours. La forme État n’est ni naturelle, ni un destin. Elle relève d’une histoire.

Les auteurs ont néanmoins plusieurs partis pris, dont le principal, relativement à l’actualité de la question, est le refus du souverainisme. Celui-ci empêcherait, selon eux, de dépasser le moment néolibéral de la politique mondiale. Parti qui renforce d’autant la mise au jour des enjeux politiques sur lesquels ce travail repose : repérer et restituer les événements qui ont concouru à produire la fiction de droit d’un sujet nommé État, personne publique dotée d’une volonté souveraine.

Signalons encore que l’ouvrage est rédigé en commun. Pour autant, il a été conçu en deux parties, l’une généalogique et l’autre stratégique : la première (maintenant publiée) porte sur la généalogie de la souveraineté ; la seconde (à venir) portera sur la gauche et l’État, ainsi que sur la cosmopolitique du commun.

Essence ou histoire

Ce travail ne cesse de référer aux grands classiques des théories de l’État (Max Weber, Catherine Colliot-Thélène, Ernst Kantorowicz, Pierre Bourdieu, Pierre Legendre, pour n’en citer que quelques-uns dans l’espace francophone), et nous n’insisterons pas sur le traitement critique de ces auteurs afin de mieux en rester à la thèse déployée dans un compte rendu nécessairement bref. Encore faut-il signaler que la bibliographie proposée au fil des pages est gigantesque, intégrant à juste titre de nombreux ouvrages en langues étrangères indispensables à la compréhension des problèmes posés. Il fallait bien cela pour éclairer les significations des concepts pris en mains : souveraineté (étymologie du terme, son histoire, sa signification comme pouvoir de juger tous les autres, sans pouvoir être soi-même jugé par les autres), État, Droit, etc. Mais surtout pour souligner sans cesse que cette forme de pouvoir ne peut être réduite à une essence.

Ainsi en évitant toute essentialisation de l’État, les auteurs le cernent-ils d’abord en s’en tenant à des attributs plausibles : regroupement de population, extension agricole, sédentarisation d’une partie des habitants, formation d’un pouvoir, option sur la langue « commune », recours à l’écriture et déploiement de villes. De ce fait, il apparaît nécessaire de construire une différence entre État et État moderne. Est-ce que la définition de l’État moderne peut coïncider avec la définition de l’État en général ? Est-ce que la rupture de la sécularisation (autour de la Renaissance) considérée largement comme moment fondateur de l’État moderne s’est bien opérée comme on le croit, ou n’est-ce pas toute autre chose qui se joue ou s’est joué : par exemple, la naissance de formes d’État fondées sur des concepts théologiques sécularisés ? Le Dieu tout puissant serait alors devenu un législateur omnipotent !  

En effet, le fil conducteur adopté par les auteurs consiste à montrer que dans l’histoire de l’Occident moderne, c’est la souveraineté pontificale qui servit de modèle direct à la construction de la souveraineté étatique. Un chapitre est entièrement consacré à cela, montrant comment l’Église de Rome s’est instaurée en puissance souveraine (à partir de 1075), seule (insistons : exclusive souveraineté) habilitée à nommer les évêques et à rendre le clergé indépendant des pouvoirs séculiers, en une sorte d’autoattribution de pouvoirs que les juristes ont dû ensuite légitimer. Nous allons y revenir.

Il n’en reste pas moins vrai que poser la question de la naissance de l’État revient à reconnaître un heurt possible entre deux perspectives : celle qui consiste à se demander s’il n’y a pas un continuum admettant toutes sortes de degrés d’un embryon d’État jusqu’à l’État moderne, et celle qui contribue à rechercher une double différence tranchée, entre État et non-État et entre État et État moderne. Tout cela cependant dépend aussi des critères de référence, selon que l’on privilégie la coercition, l’enrôlement ou l’asservissement des humains, ou plus classiquement, la trilogie : territoire, droit, contrainte.  

Enfin, pour suivre cette proposition des auteurs, il convient de se défaire du grand récit de l’État et de la civilisation, tel qu’établi depuis longtemps. Se défaire du cours linéaire qui aurait fait passer l’humanité des chasseurs cueilleurs aux nomades, puis de ces derniers aux sédentaires et enfin à la modernité.

Le modèle de l’Église

C’est dire si l’entreprise méritait d’être tentée et impliquait des démonstrations raffinées. Ces dernières devaient donc défaire le lecteur de l’illusion d’une souveraineté inhérente à l’État en tant qu’État, alors que la souveraineté de l’État ne naît qu’avec l’État moderne.

Ce qui revient à porter son attention sur diverses formes d’État, parmi lesquelles seule la forme moderne peut revendiquer et revendique pour lui la souveraineté et la domination comme attributs distinctifs. L’État se dit alors souverain en s’efforçant d’agir conformément à cette prétention dans sa relation avec ses propres membres comme dans sa relation avec les autres États. Afin d’élaborer ce modèle, les auteurs nous conduisent dans une histoire complexe, pleine de bruits et de fureurs silencieuses dans les chancelleries et les argumentations scolastiques.

L’État moderne, paradoxalement, se serait élevé sur une prétention à la domination universelle conçue dans la révolution papale qui fait de l’Église un État avant la lettre. Pour saisir cela il faut remonter à la querelle des investitures (qui nomme les évêques ?). L’empereur Henri IV n’a pas voulu céder à l’Église, il a été obligé de se soumettre à Canossa, en 1075. Désormais, le pape assure son ascendance sur le clergé, et sur la société laïque. Il exerce le gouvernement en matière de foi et de morale, puis dans les matières civiles, mariage et héritage. Il n’est plus subordonné aux empereurs et aux rois. Développements mis à part, il faut en retenir la patiente élaboration juridique affirmant l’indépendance de l’Église en tant qu’entité juridique.

C’est cependant ce moment central qui donne naissance au premier État occidental moderne, l’Église elle-même. Elle s’attribue une autorité publique hiérarchique et indépendante, le droit de légiférer. Elle exerce les pouvoirs législatifs, administratifs et judiciaires d’un État.

Lorsque l’État séculier moderne émergea, il adopta une constitution similaire à celle de l’Église papale. Chaque État concerné, en Europe, se modèle sur la cour du pape. Roger II et Frédéric II (de Sicile) en furent les élèves les plus doués. Puis ce fut le rôle de Henri II d’Angleterre et de Philippe Auguste pour la « France ». Encore convient-il de comprendre que si la souveraineté fut une invention même tardive de l’Église, il fallut un certain temps avant que les États ne se l’approprient pour leur propre compte. En même temps, ils retournèrent contre la papauté cette même revendication d’absolutisme pour mieux renforcer leurs propres prérogatives. Travail des théologiens d’un côté et des juristes de l’autre, les uns vers les autres, et parfois les uns contre les autres.

Élément important au cœur de cette histoire, la lecture des Politiques d’Aristote, sur laquelle les auteurs s’arrêtent longuement et avec pertinence. Même si Aristote commence par identifier un régime politique par le nombre de ceux qui composent l’instance du gouvernement, il viendra vite à l’affirmation du primat de la constitution sur ces modes quantitatifs. Et le Stagirite s’enquiert de la souveraineté dans la cité grecque (et non de la cité grecque), tout en s’attardant sur les difficultés engendrées par la souveraineté de la masse. Aussi importe-t-il, selon lui, de tempérer la suprématie délibérative de la masse par celle de lois correctement établies.

La souveraineté 

Entre le XIVème et le XVIème siècle la rivalité de l’Église et de l’État en gestation s’accentue, jusqu’à prendre les proportions d’un conflit de puissance à puissance dans lequel chacun des protagonistes combat pour les mêmes prérogatives. Ce qui exclut toute possibilité de subordination. L’Église de son côté élabore une monarchie absolue, bureaucratisée et centralisée : définition du rôle du pape, consécration et élection, séparation du pape et de l’évêque de Rome, etc. L’État veut emprunter ces traits, donnant aux nouvelles monarchies un trait hérité du pontificalisme. Logique implacable d’un face à face qui oppose par exemple Jacques Ier d’Angleterre au Saint-Siège, aboutissant à lui appliquer la notion de pouvoir absolu (Philippe procède de même en « France »). Ainsi nait la figure moderne de la puissance comme puissance de l’État souverain. Dès lors, laïcisation et sacralisation de l’État vont de pair. Le Prince est à l’État ce que le Christ est à l’Église : les attributs spirituels et juridiques du second adviennent au premier.

Outre le pouvoir temporel de l’État, son indépendance de l’Église, le roi peut désormais conquérir la suprématie sur toutes les autres forces politiques. Tout commence à contribuer à créditer le roi de qualités proprement surhumaines (y compris la couronne comme bien de l’État et non bien privé) dans des fictions juridiques. Mais la personne naturelle du souverain et la puissance abstraite de l’État ne sont pas la même chose. C’est toute la théorie théologico-politique des « deux Corps du roi »(Lire ici La double nature de l’Etat : exercice et représentation).

 Les juristes s’en mêlent et fortifient cette émancipation, en imposant la justice du roi sur le territoire, la levée des impôts et la restriction du droit de guerre au seul monarque. Les auteurs détaillent abondamment les textes de référence. Et l’analyse s’étend jusqu’au problème posé par le rapport au fonctionnement classique de la féodalité. En ce sens, la monarchie devient de plus en plus administrative, fonctionnelle, financière et fiscale.

 C’est en ce point qu’intervient Jean Bodin (1529-1596), auquel une étude fort détaillée est consacrée. Cet auteur formule de manière nouvelle la souveraineté. Il donne même la définition absolutiste de la souveraineté. L’essence du pouvoir politique implique que le souverain peut s’affranchir des lois et règles existantes. Disons que la souveraineté ne va pas sans le monopole législatif. Ce n’est pas que le souverain puisse faire ce qu’il veut, mais c’est que le souverain est absous des limites qu’imposeraient les lois existantes. Le cœur de la doctrine est désormais la nécessaire unité et indivisibilité de la souveraineté.

L’intérêt de l’État

Une fois l’État consacré comme entité souveraine – les mots État, State, Stato s’imposent dans tous les textes philosophiques et le travail de Nicolas Machiavel dès la fin du XVIème siècle –, il fallait se heurter à la question de la conduite de l’État comme tel, de son intérêt propre et des façons les plus efficaces de piloter le « navire » de l’État (cette métaphore ayant tout de même des origines grecques). C’est la question du gouvernement. Les auteurs rencontrent ici les travaux de Michel Foucault (Sécurité, territoire, population), travaux sur lesquels ils reviennent ensuite dans une annexe très intéressante. On ne peut gouverner en se contentant d’invoquer les lois du Créateur. Il faut conduire les humains de façon délibérée, active et raisonnée. Il existe par conséquent des tâches spécifiques du gouvernement par rapport à la souveraineté.

Ce sont donc maintenant des débats très connus qui viennent en avant  et sont destinés à renforcer les fondements, les prérogatives, les formes mêmes de l’État moderne : celui qui porte sur la raison d’État, sur les « secrets d’État », sur le devoir du gouvernement de promouvoir la puissance de l’État, etc., toutes notions qui désignent les questions liées à l’action de l’État par son gouvernement et qui suscitent des discussions jusqu’à nos jours (dont les plus célèbres autour de Carl Schmitt, sur les textes duquel les auteurs reviennent deux fois, pour dire leur importance relativement à cet aspect des choses politiques).

À ceux-là s’ajoute encore le débat sur le système relationnel des États qui se met en place : le droit « des gens » ou la diplomatie. On ne peut se contenter de considérer l’État seul, du point de vue de sa composition interne. Il faut aussi prendre en compte sa situation objective dans le champ des forces interétatiques. Si l’État est une entité absolue du point de vue interne, il est une entité relative dans les rapports internationaux.

Il n’en reste pas moins vrai que du point de vue interne, les théoriciens et d’ailleurs les praticiens de l’État (Richelieu, Mazarin) tablent sur le nombre des citoyens, les richesses, mais aussi les mesures administratives qui doivent permettre l’accumulation des forces productives et l’amélioration des conditions de vie de la population. La notion de « peuple » prend sens ici, par référence d’abord aux populations nationales. C’est par rapport à elle que l’économie, sa théorie et sa pratique, se transforme. Elle n’est plus la gestion familiale, mais un élément décisif de la solidarité des parties du royaume.

Et elle n’est pas seule à y participer. Les auteurs déploient toutes les articulations de l’État ainsi conçu : la préoccupation des mœurs, l’action sur les opinions, les réglementations des métiers, la police, bref, tout ce qui se réglait auparavant par l’intermédiaire des villes, et devient une prérogative de l’État.

Les justifications

Si l’on se penche maintenant sur les justifications de l’État, ce sont de très nombreuses voies qui se profilent. Nous ne pouvons présenter à la lectrice et au lecteur une telle exploration, cependant majeure au regard du problème posé. Disons que les auteurs s’attellent d’abord à la question du droit naturel dans ses rapports avec la souveraineté. Aussi s’agit-il d’éclairer la philosophie politique de Thomas Hobbes. Ce qui revient à donner sens à la notion de droit naturel alors que cette expression est rien moins qu’évidente. Et d’autant moins qu’elle doit conduire à la question du contrat social, dont les propriétés sont spécifiques aux grands auteurs dans la mesure où, s’ils prétendent fonder l’État moderne, ils ne prônent pas le même type d’État ni de gouvernement. L’opposition Hobbes, John Locke, Jean-Jacques Rousseau autour de la notion de contrat le prouve. Remarquons que ces chapitres ont une vertu : pousser à relire les textes de ces auteurs. Relecture qui s’impose d’autant plus que l’enjeu est celui du concept de « souveraineté du peuple ». C’est peut-être dans le peuple que réside la souveraineté, du moins le lit-on dans Du Contrat social, Livre I, chapitre 7, mais dans quelle mesure l’exerce-t-il ?

Sans doute attendait-on encore quelques remarques sur d’autres fondations possibles de l’État (Montesquieu, par exemple). Elles ne viendront pas. Les auteurs s’engagent plutôt, à cette étape du propos qui englobe maintenant la chute de l’Ancien Régime, dans les questions soulevées par les expériences révolutionnaires de la souveraineté. Mais d’emblée, il faut noter la manière dont la théorie comme la pratique de l’État a glissé du « peuple » à la « nation ». A certains égards, en effet, la Révolution française est autant un commencement que la conclusion d’une longue période qui a imposé progressivement la légitimité de la nation comme source de souveraineté. Le moment Sieyès de la Révolution est décisif à cet endroit. Elle enclenche les réflexions sur la représentation, tantôt du peuple, tantôt et en fin de compte, de la nation, ce qui concrètement implique la différence entre le moment des sans-culottes et celui de la représentation devenue « nationale ».

Le récit que nous proposons risque bien d’induire la lectrice ou le lecteur en erreur. Si les auteurs nous conduisent ensuite dans le moment socialiste de la réflexion sur l’État, il ne faut pas croire qu’ils se contentent de raconter des avatars de cette construction. Ils sont très attentifs à la conceptualisation qui éclaire les moments historiques, dont nous ne citons ici que l’écume.

 C’est par exemple, la mise en question de ces données par le socialisme utopique du XIXème siècle (Claude-Henri de Saint-Simon, Charles Fourier, Louis Blanc), et par Joseph Proudhon. Justement, concernant ce dernier, ce qui est important, c’est qu’il bâti sa conception de la société sur le refus de la souveraineté de l’État. Cet auteur récuse le gouvernement et la propriété (que Saint-Simon conservait sous certaines conditions). Il veut remplacer la force publique par la force collective. Et dans ce dessein, pour lui, la souveraineté du peuple est effective dans la liberté et la capacité des travailleurs et des citoyens à s’autogouverner dans toutes les sphères sociales. L’organisation sociale doit partir d’un principe absolu qui est le respect de la souveraineté de l’individu, de la famille, de la commune, de la région. Pour Proudhon, « l’État, c’est le peuple se gouvernant lui-même ». Mais au-delà de ces formules que beaucoup ont sans doute rencontrées par ailleurs, les auteurs tracent des fils qui tissent autour du socialisme et du communisme de cette époque, celui de Karl Marx en particulier, l’idée selon laquelle la société contient les principes et les forces de son auto-organisation. Cette exploration plus proche de nous dans l’histoire conduit à formuler l’alternative décisive qu’est celle-ci : ou bien l’on part des sujets réels pour arriver à la souveraineté comprise comme œuvre de ces sujets ; ou bien l’on part de la souveraineté comme essence autonome pour aboutir ensuite aux sujets comme résultats de l’action propre de cette essence.   

Décrédibilisation vs souverainisme

Loin d’en avoir terminé avec cette entreprise de confrontation, autour de l’État, des pratiques et des théories politiques, les auteurs poussent les lecteurs dans un parcours du XXème siècle que nous leur laissons découvrir. Mais c’est pour mieux terminer cette chronique en revenant sur les débats contemporains. Il est certain que, depuis la Révolution française, les États ont pris, avec plus ou moins de célérité, la forme apparente d’une « communauté de citoyens » jouissant de droits civils et politiques dans le cadre d’une démocratie représentative organisée nationalement. Rien n’est terminé pour autant, la preuve s’en trouvant dans les débats d’après-guerre sur la Sécurité sociale, et plus largement les services publics.

De surcroît, la globalisation a d’ores et déjà conduit à une transformation profonde de l’État dans sa fonction et sa forme. Doit-on pour autant raisonner, comme beaucoup le font, en termes de « trop » d’État, ou de « défaut » d’État, en somme en termes de degrés ? Ce n’est pas certain, et il est clair que le deuxième tome de cette édition reviendra sur ce point.  

Toujours est-il, pour renvoyer au début de ce propos, que l’urgence climatique impose de nos jours de remettre en cause, directement et ouvertement, le principe de la souveraineté de l’État et la logique interétatique qui en est le corollaire.

Sera-ce en vue de construire des sociétés sans État ? Les auteurs n’ont pas tort de préciser ce que l’on peut entendre par là. Le concept de sociétés sans État est, soulignent-ils, un concept presque toujours négatif (il renvoie à l’absence d’un pouvoir centralisé de contrainte), même s’il ne faut pas se tromper sur le sens de l’expression, puisque les sociétés sans État ne sont pas des sociétés sans pouvoir. On ne peut non plus croire que hors de l’État ne règne que le désordre pur et simple. Le pouvoir peut n’être pas une fonction spécifique, accompagnée d’une force de contrainte. Dans ce qu’on appelle les sociétés dans État, du moins depuis Pierre Clastres (1934-1977), le chef a bien la tâche de maintenir la cohésion du groupe, il est le chef par sa richesse (rendant possible le potlatch). Cela dit, il existe plusieurs modèles de ce type de société. Chez les Iroquois, le pouvoir a un caractère formel, ses fonctions sont définies, mais ce n’est pas un pouvoir exécutif, on y nomme des représentants pour le conseil de village et pour le conseil de la tribu. Autre exemple : l’Afrique subsaharienne, et les auteurs renvoient aussi aux Gaulois qui imposent un service militaire obligatoire, comme embryon d’État sans État.

Cela signifie du moins que toutes les sociétés sans État n’offrent pas la même résistance à l’émergence de l’État. En particulier, l’organisation lignagère est beaucoup plus favorable à la formation de l’État que d’autres formes. Cette affaire est donc loin d’être close.