En adoptant un regard original et décalé, trois anthropologues reviennent sur les alliances entre non-humains au sein du monde vivant et entre humains pour le vivant.

La collection « Les Empêcheurs de penser en rond » (La Découverte) de Philippe Pignarre publie deux livres, Le ravissement de Darwin et Friction, qui, en dépit de sujets assez différents – respectivement les relations entre les plantes et les insectes, d’un côté, et l’étude de la connexion globale à travers les forêts indonésiennes, de l’autre – se rejoignent à bien des égards. Ils reviennent, en adoptant un regard original et décalé, sur la question de l’articulation, et de potentielles alliances, au sein du monde vivant, mais aussi entre humains, pour le vivant.

 

De l’évolution à l’involution

L’intérêt des naturalistes pour la capacité de certaines plantes à leurrer les insectes dans le but d’être fertilisées est ancien. Charles Darwin fait partie de ces savants captivés par ce phénomène, en particulier concernant les orchidées. Il en proposait une lecture fonctionnaliste, s’émerveillant devant la parfaite adaptation entre les organes de ces fleurs et ceux des insectes. Aujourd’hui, cette interprétation a été remplacée par des explications déterministes où prédominent l’idée de l’intérêt d’une espèce – maximiser les plaisirs, minimiser les peines – et des analyses permises par la chimie (« l’écologie chimique »). Les explications de tels phénomènes suivent une logique rationnelle, voire économique. L’acte de pollinisation est qualifié, dans ce cas, de « mensonge sexuel » ou de relation asymétrique entre une fleur et un insecte.

Dans leur essai Le ravissement de Darwin. Le langage des plantes, à l’origine un long article universitaire, préfacé par Maylis de Kerangal et Vinciane Despret, les anthropologues Carla Hustak et Natasha Myers proposent une nouvelle lecture de cet acte : « En travaillant de biais les logiques réductrices, mécanistiques et adaptationnistes qui forment le sous-bassement des sciences écologiques, nous voulons valoriser les pratiques créatives, improvisées et éphémères grâce auxquelles les plantes et les insectes s’impliquent dans la vie des unes et des autres. » Les deux autrices se placent dans une démarche « involutionniste » qu’elles opposent à l’évolutionnisme   . Elles font une place à l’affect, pas seulement au calcul, et s’inspirent d’une approche féministe.

Ce faisant, elles relisent l’histoire de l’étude des orchidées par Darwin. Dans les expériences du grand savant britannique, elles découvrent le rôle non négligeable joué par l’affect, qui permet de mieux comprendre les relations interspécifiques et de redonner de la vie aux plantes, considérées comme située tout au bas de l’échelle du vivant. Darwin a étudié pendant vingt ans les plantes, leur a consacré six volumes, et porté plus particulièrement son attention sur les orchidées. Il a observé directement les stratégies mises en œuvre par ces plantes pour attirer les insectes. « Dans sa pratique expérimentale, Darwin établissait un partenariat sensoriel avec ses sujets d’expérience. […] ce qui nous a frappées, c’est le fait que sa méthode scientifique refusait d’imiter le modèle idéalisé d’un observateur scientifique désengagé, impartial. » L’engagement de Darwin passe ainsi par l’imitation des sujets étudiés. C’est une nouvelle vision, dégagée de l’évolution de sa théorie de l’évolution, pour ainsi dire, qui émerge alors : plus sensible et moins calculatrice.

Si « l’évolution est un "rolling outwards", un "déploiement", un mode de spéciation par divergence arborescente, l’involution, quant à elle, se présente à nous comme "un mouvement intérieur d’enroulement, de recourbement et de repli" mêlant ensemble des espèces distinctes pour inventer de nouvelles manières de vivre. » L’involution invite à penser en termes d’alliances et d’articulations entre les espèces et plus seulement en termes de compétition.

 

Une « ethnographie de la connexion globale »

A partir du cas des forêts indonésiennes soumises à une exploitation effrénée par des entreprises, à la fois nationales et internationales, sous le régime de l’Ordre nouveau du général Suharto (1966-1998), l’anthropologue Anna L. Tsing propose une « ethnographie de la connexion globale ». Pour l’autrice du Champignon de la fin du monde, « ces interconnexions sont de loin de bannir la diversité culturelle ; laquelle, au contraire, les rend possibles – avec toutes leurs particularités. La diversité culturelle est à l’origine de frictions créatives au sein des connexions globales. »

Dans ce livre traduit par Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, paru originellement en 2005, Friction. Délires et faux semblants de la globalité, Tsing revient sur un terrain d’étude qu’elle a longuement arpenté. En 1994, elle apprend l’existence d’une victoire dans le combat pour la défense des forêts qui a lieu en 1986 : l’éviction d’une entreprise forestière en Indonésie. Cette réussite semble due à l’alliance entre le peuple Meratus du Kalimantan du Sud, des amoureux de la nature et de défenseurs de l’environnement. En bonne anthropologue, elle mène des entretiens avec les principaux protagonistes de l’affaire et découvre que les versions divergent très fortement à ce sujet. « Impossible d’ignorer les malentendus systématiques opposant les anciens du village, les amoureux de la nature de la province, et les activistes de l’environnement agissant au niveau national. Ce sont pourtant ces malentendus qui – au lieu d’être une source de conflits – leur avaient permis de travailler ensemble ! », écrit-elle.

Anna L. Tsing s’intéresse en conséquence aux négociations présidant à une mobilisation et sur le rôle joué par les différences, alors que l’on avance souvent qu’une négociation réussie équivaut à un consensus ou à la constitution d’un discours commun. En termes de recherche, elle ne suit pas un plan tout tracé, mais porte son attention sur l’inattendu, adoptant le modèle du « patchwork », qui annonce son Champignon de la fin du monde. Au cœur de sa démarche, elle érige la notion de « friction » qui donne le titre de son livre et qui apparait lors de ces différentes rencontres.

D’autres idées – apparues au fil de cette recherche au long cours – structurent la démarche de l’anthropologue, comme celle que le « paysage forestier est social », remettant en cause la distinction entre zones habitées et zones sauvages. Tsing affirme sa volonté de s’écarter de concepts englobants et réducteurs tels que l’universel ou la globalisation pour comprendre comment ils existent matériellement et localement. Pour autant, elle ne rejette par la validité de tels concepts, comme celui de l’universel. En effet, les « connexions globales donnent aux aspirations universelles la possibilité de faire prise » au sein de situations spécifiques. En l’occurrence, la destruction des forêts indonésiennes par un capitalisme à la fois international et national, par des acteurs globaux et locaux, et des réactions de défense environnementale qui proviennent aussi bien des communautés vivant dans ces forêts, des amoureux de la nature et des organisations environnementales, dont plusieurs sont issues du paysage national indonésien.

Elle étudie ces rencontres parfois improbables entre des individus et des groupes aux motivations divergentes, voire antagonistes. Elle cherche à saisir le global dans le local. Comment les universaux sont-ils mobilisés par des acteurs dans des contextes spécifiques ? Comment sont-ils retraduits à l’échelle locale ? Pour en conclure que : « Voilà qui ne manque pas d’ironie : l’universalisme informe à la fois les schémas impériaux pour contrôler le monde et les mobilisations libératrices pour la justice et l’empowerment. » Son étude permet de battre en brèche le discours de futurs tous tracés et de faire place à l’incertitude, pour le meilleur comme pour le pire. Comme elle l’écrit : « Dans ce projet, j’ai utilisé des fragments ethnographiques dans le but de mettre un coup d’arrêt aux récits d’un régime unifié et triomphant d’autogouvernement global. »

Ce faisant, Anna L. Tsing fait preuve de lucidité : elle prête une attention soutenue au désastre – la destruction des forêts, de leur riche biodiversité mais aussi des habitats de certaines populations – tout comme à l’absence de contrôle total par le capitalisme et la globalisation, qui ouvre des brèches d’espoir. Elle livre ainsi un ouvrage d’une très grande richesse, empirique comme théorique, qui brasse un nombre important de questions (connaissance, capitalisme, démocratie, biodiversité, etc.) et qui offre de nouvelles perspectives sur certains problèmes globaux (par exemple la pédagogie du changement climatique). Qui plus est, elle propose de très beaux passages sur la biodiversité au Kalimantan du Sud, sous la forme d’une liste et d’un dialogue avec sa principale informatrice Meratus. En dépit de la forme adoptée, celle du patchwork, Friction témoigne d’une construction très poussée servie par un style littéraire rare en sciences sociales. Ce livre, tout comme Le ravissement de Darwin, nous invite à repenser la question de l’interdépendance, qu’elle soit recherchée ou non.