A travers les maires historiques de grandes villes françaises, les réalités diverses du mandat municipal et les rôles particuliers que la fonction d’édile permet de jouer, dans un contexte mouvant.

Le second tour des élections municipales de 2020 aura finalement lieu le 28 juin, après un premier tour le 15 mars dernier fortement marqué par l’épidémie de coronavirus et une abstention record.

Dans ce contexte, le mérite de l’ouvrage de Jean-Victor Roux, Les sentinelles de la République. Une histoire des maires de France, publié aux éditions du Cerf, est de replacer l’analyse du fait municipal sur l’échelle du temps long, en s’intéressant aux parcours de six maires ayant marqué leur ville et leur époque. Par ordre d’apparition dans le livre, il s’intéresse à Gaston Defferre à Marseille, Jacques Chaban-Delmas à Bordeaux, Pierre Mauroy à Lille, Jacques Médecin à Nice, Jacques Chirac à Paris et Georges Frêche à Montpellier.

Dès le début, l’auteur explique la raison qui l’a poussé à écrire cet ouvrage : comprendre ce qui, dans la survivance du mandat de maire, relève précisément de leur responsabilité. A cet égard, il pointe la spécificité de l’époque : le Président de la République actuel n’a jamais exercé aucun mandat local (p. 15), contrairement à tous ses prédécesseurs, de Valéry Giscard d’Estaing (Chamalières) à François Hollande (Tulle), en passant par François Mitterrand (Château-Chinon), Jacques Chirac (Paris) et Nicolas Sarkozy (Neuilly-sur-Seine). Il restitue bien également la période récente allant de 2017 à 2020, d’une impression d’indifférence initiale à la place centrale qui leur est accordée par Emmanuel Macron à l’occasion du « Grand Débat » de 2019, rôle majeur qui leur est toujours attribué depuis lors.

L’attachement des citoyens à leur maire est d’ailleurs manifeste : au-delà des étiquettes politiques, 4/5 des Français ont une bonne image des maires, 1/3 seulement ont une opinion positive des parlementaires. D’emblée, afin de désamorcer la critique d’avoir uniquement retenu des hommes parmi les personnalités choisies, alors que des maires de grandes villes sont des femmes (Martine Aubry à Lille depuis 2001 ou Anne Hidalgo à Paris depuis 2014), l’auteur précise que l’époque était encore loin de la parité et de la féminisation heureusement croissante de la vie politique contemporaine.

Avant de distinguer des particularités, ainsi est présentée la réalité qui leur est commune   : « avoir été des sentinelles, jaloux de leur pouvoir, toujours sur le qui-vive, jamais las de scruter et sillonner ces villes qui furent la cause de leur vie. »

Une magistrature, des façons différentes d’endosser le costume municipal

Le point commun entre tous ces maires est bien qu’ils se sont situés « à portée d’engueulade », en proximité avec les habitants, mais aussi avec l’engagement possible d’une responsabilité pénale planant toujours au-dessus de leurs têtes. Ils ont marqué leur ville de leur empreinte, avec un écho national certain.

Ce récit vivant, fruit d’entretiens, de lectures, d’analyses, fourmille d’anecdotes et de faits politiques narrés de manière enlevée, ironique parfois, qui permettent d’éclairer certains enjeux toujours actuels : la fidélité en politique, la dynamique d’un bilan / projet pour une ville, la différence entre l’intérêt général et des intérêts particuliers bien compris, parfois clientélistes…

Marseillais d’adoption... l’ambition bordelaise d’être moderne...Rougeot de Lille...

C’est de la sorte que sont respectivement intitulés les chapitres consacrés à Gaston Defferre, Jacques Chaban-Delmas et Pierre Mauroy.

Pour le premier, il s’agit de voir comment et dans quelle mesure il s’est agi de tenir Marseille, service Marseille et se servir de Marseille. Maire de 1953 à 1986, Defferre a durablement marqué sa ville, autant qu’au point de vue national (loi-cadre portant son nom en 1956 sur la décolonisation, lois de 1982 en matière de décentralisation). Protestant, résistant, proche de certaines figures du banditisme, finalement connecté de façon permanente entre local et national, Defferre est tout cela, figure de proue d’un « système » qui lui a assez largement survécu et qu’il a su utiliser avec maestria. Dans une ville où le parti communiste était puissant, où l’électorat pied noir est influent et dans laquelle la pauvreté endémique est une caractéristique ancienne, il s’est construit une figure de notable, s’appuyant sur ses fonctions dans la IVème puis la Vème République, sur des effectifs municipaux nombreux et l’appui constant du syndicat FO. Pragmatique, personnifiant sa ville, utilisant à dessein les découpages de la carte électorale, il a permis à Marseille de bénéficier des Trente Glorieuses (réaménagement des plages du Prado…), mais n’a finalement pas réussi à rendre moins inégalitaire la cité phocéenne… mais était-ce là son objectif premier ?

Pour le deuxième, c’est narrer comment Rastignac a fait de Bordeaux une fête, puis d’analyser le crépuscule du « Duc d’Aquitaine ». En 2020, sa statue trône en majesté sur la place Pey-Berland, qui abrite l’hôtel de ville de la capitale girondine. Celui qui a prononcé en 1969 le célèbre discours sur la « nouvelle société », resté maire de 1947 à 1995, cumulant cette fonction avec celle de Premier Ministre (1969-1972) et de Président de l’Assemblée Nationale (à trois reprises, pendant 15 ans au total), est pourtant parti de son fauteuil avec la réputation d’avoir transformé sa ville en « belle endormie », à la tête de laquelle il avait été élu tout juste trentenaire. Parisien d’origine, gaulliste et radical, il est devenu au fil des années un bordelais authentique, nageant comme un poisson dans l’eau au sein des réseaux politiques (catholicisme social…), économiques (milieux patronaux…) ou sportifs (lui-même tennisman et rugbyman émérite). Grâce à une politique culturelle moderne et ambitieuse, élitiste et avant-gardiste, largement financée par l’emprunt, et une politique d’intérêt métropolitain, en cogestion y compris avec des maires de gauche, ces deux héritages de Chaban ont durablement marqué la ville. Maire bâtisseur (deux ponts pour franchir la Garonne), maire influent à Paris, réélu dès le premier tour en 1989 avec 54% des voix, son dernier mandat est pourtant marqué par plusieurs difficultés (projet de métro avorté, affaires politico-financières touchant des personnes auxquelles il a accordé sa confiance…). Alain Juppé lui succède après ce que beaucoup considèrent comme un mandat de trop. Il n’en demeure pas moins que Chaban a réussi à imposer une ville à son image : modérée, soucieuse de prestige et à la recherche d’un équilibre entre la grandeur et l’équité.

Pour le troisième, l’auteur montre comment il a voulu changer la vie en changeant la ville, avec une ambition forte pour sa ville, s’appuyant sur ses qualités gestionnaires et un fief électoral en béton, qu’il a consolidé. Maire de 1973 à 2001, le premier Premier Ministre de François Mitterrand a personnalisé le « socialisme à visage urbain »   . Ses mandats à la tête du beffroi sont ceux de mutations économiques et sociologiques lourdes, avec le passage d’une ville fortement ouvrière à une cité avec un nombre croissant de cadres, développant l’attractivité de Lille, accompagnant socialement la tertiarisation de son économie, permettant à son camp politique d’y inscrire durablement sa domination. Homme d’appareil, enseignant, Pierre Mauroy est l’archétype de l’homme simple aux grandes ambitions, dont la rencontre avec Mitterrand changea le cours du destin. Faisant le serment de servir sa ville, « l’aimer et porter partout sa renommée », il a enrayé la baisse de la population, réhabilité des quartiers populaires, permis de fluidifier la circulation, arrimé sa ville à l’Europe et à la modernité (TGV, Euralille), tout en faisant appel à la fierté des Lillois dans l’histoire rocambolesque des « bas-reliefs ». Maintenant les équilibres entre les groupes sociaux, développant la démocratie locale tout en s’en servant parfois à des fins plus personnelles, il a été très largement le maire qu’il a souhaité : celui de la confiance et de l’imagination, au service de sa conception politique et empathique de l’exercice du mandat.

Le Niçois...le maire de Paris...et, à Montpellier, le dernier des grands maires ?

En toute logique, ces désignations correspondent à Jacques Médecin, Jacques Chirac et Georges Frêche.

On ne s’appesentira pas ici sur le cas du premier, certes non dénué d’intérêt, mais que l’auteur de ces lignes espère désormais anachronique. Les pages qui lui sont consacrées laissent une impression de malaise à la lecture. Mentionnons simplement dans cette belle ville de Nice la confusion entre les intérêts de la ville et ceux de son maire, l’héritage familial dynastique, un système vérolé et clanique, dont les affres multiples se soldèrent piteusement par une fuite en Uruguay.

Plus riche d’enseignements est l’analyse proposée des mandats de Jacques Chirac, qui dirigea Paris de 1977 à 1995, avant de diriger la France jusqu’en 2007. A-t-il réellement à Paris davantage brillé dans la conquête du pouvoir que dans les réalisations permises par son exercice ? Dynamique, à la tête d’une ville-monde, rampe de lancement parfaite pour son destin national, les mandats municipaux de Jacques Chirac sont marqués par l’osmose qu’il a su créer, au-delà de son camp, entre les multiples facettes de sa personnalité et les mille et une réalités de la capitale. Le Corrézien, si peu avare de symboles, s’affiche face à l’Elysée de l’époque et affirme le pouvoir municipal face à celui exercé par l’Etat à l’échelon local. Entouré de hauts-fonctionnaires de qualité, il préserve les baronnies des arrondissements, cherche à réconcilier les mémoires conflictuelles de l’histoire de Paris, donne à ses accords de coopération une aura diplomatique qui rejaillit tout autant sur la ville que sur le pays qu’elle symbolise à l’international. Faisant preuve de syncrétisme, voulant réconcilier Paris avec le reste de la France, il a dirigé la ville en faisant prospérer les réseaux qui lui étaient favorables, en suivant des idéologies parfois opposées à celles promues hier, pourvu qu’elles aboutissent à ne pas trop mécontenter, sans pour autant favoriser l’immobilisme. Au-delà du système RPR condamné par la justice, Jacques Chirac a laissé le champ libre au mitterrandisme architectural (opéra Bastille, bibliothèque nationale de France, Arche de la Défense…) et, bénéficiant d’un extraordinaire capital sympathie, il a parfaitement su se couler dans les époques successives et faire sien le destin hors norme de la ville-lumière.

Enfin, c’est par le maire de Montpellier que se termine ce parcours municipal. Egalement Président de Région, jamais ministre, rarement un maire aura été aussi emblématique et controversé que Georges Frêche. Présenté par l’auteur comme initiateur d’une œuvre ample, érudit autant que démagogue, parfois incompris, il a pourtant révolutionné sa ville, avec un dynamisme inégalé au niveau hexagonal. Agrégé d’histoire, c’est le maire bâtisseur qui a marqué les habitants, ayant recours à des architectes de renommée internationale, avec une politique culturelle ambitieuse et reconnue, développant un marketing territorial efficace en Europe et dans le monde. Toujours mobilisé sur l’idée de demain (« il n’y a rien de plus vieux que le journal de la veille »), audacieux, despotique, l’expression d’une main de fer dans un gant de velours semble avoir été inventée pour lui. Connaissant sa ville sur le bout des doigts, distant de son parti et nourrissant une haine réciproque avec François Mitterrand, il est l’exemple même de l’homme d’action, qui s’épanouit dans la réalisation de projets au service de ce qu’il juge être l’intérêt du territoire et de ses habitants. Parfois mégalomane, notamment à la fin de sa vie, cumulant les mandats comme d’autres collectionnent des timbres, ses déclarations hasardeuses voire racistes ont terni la fin de son dernier mandat municipal, alors qu’il a su prouver en actes les succès incontestés du volontarisme politique.  

Une galerie de portraits inspirante autant que démystifiante

L’auteur reconnaît que son choix des maires est arbitraire. Il est vrai qu’on aurait par exemple apprécié de voir traiter les cas de Pierre Baudis à Toulouse, Michel Crépeau à La Rochelle, Bertrand Delanoë à Paris, Hubert Dubedout à Grenoble ou Catherine Trautmann à Strabsourg, eux aussi marquants à leur manière. Peut-être dans un autre ouvrage ? De même, les enjeux du vivre ensemble et des interconnexions entre cités auraient pu gagner à être davantage développés : comment penser toutes ces villes sans approfondir les défis lancés par les diversités sociales et les liens multiples qui existent entre bassins de vie, qui s’incarnent ou non dans les personnes et les actions portées par les équipes municipales ?

Il ressort en tout cas de ces 250 pages des témoignages historiques riches, la description d’un certain envers du décor pas toujours reluisant et des lignes de force qui éclairent les trajectoires municipales d’aujourd’hui sous un jour original. La description des personnalités est présentée de manière à saisir ce qui permet de contribuer à répondre à la question initiale, illustrant la responsabilité centrale des maires dans la force du fait municipal.

O tempora, o mores. Diminution des dotations de l’Etat, judiciarisation croissante de la vie locale, montée en puissance du binôme Europe / Régions parfois au détriment du duo Département / Commune, transfert de responsabilités plus importantes vers l’intercommunalité… Il n’en demeure pas moins que le maire s’apparente à un pilier de la République. Il est le visage emblématique de la démocratie, un levier pour permettre de répondre aux attentes contradictoires des administrés, en équipant et modernisant les cités.

A l’égard des transitions environnementales et numériques, cruciales pour l’avenir socio-économique du pays et de ses habitants, le maire reste à la fois premier de cordée et premier de corvée. Sa fonction demeure incarnée mieux encore que celle de n’importe quel autre mandat électif, au travers notamment de ses fonctions de vigie et de protecteur.

Concluons en citant les mots de Jean-Victor Roux qui terminent ce livre: « derrière les enjeux de pouvoir, […] c’est bel et bien une nouvelle question démocratique qui se pose. Puissent les élections municipales de 2020 […] prémunir la France d’une déprise démocratique qui affaiblirait la République en écornant ses sentinelles. »