Certains livres peuvent avoir plusieurs vies. Le Traître d’André Gorz est un de ceux-là. Cet essai autobiographique, écrit en grande partie à la troisième personne du singulier et publié pour la première fois en 1958, est un livre étonnant par son style mais aussi par sa genèse.

En 1939, peu de temps après l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie, le jeune adolescent (qui deviendra vingt ans plus tard André Gorz) est envoyé en Suisse. De père juif, sa mère catholique a décidé de le mettre à l’abri dans une pension près de Zurich où il passera son bac avant d’aller étudier la chimie à Lausanne. Cette séparation, il la vit dans une « irrémédiable solitude », comme une condamnation à l’exil. Plus précisément, l’éloignement de son pays d’origine et des siens réactive en lui le sentiment d’un exil intérieur dont il n’avait, jusqu’ici pas vraiment réussi à prendre l’exacte mesure : « C’est donc à tort que j’ai cru pouvoir dire qu’en 1938, à quinze ans, il était sur le point de s’intégrer, et que l’Anschluss l’a à nouveau rejeté dans l’exil » écrit-il. « Ce qui est seulement vrai, c’est que les événements d’alors lui ont donné conscience d’un exil dont en fait il n’était jamais sorti, l’ont contraint à reconnaître que les ponts entre lui et les autres étaient coupés, à assumer cette coupure qu’il faisait à l’époque d’héroïques efforts pour surmonter ». Sa condition de « métis inauthentique » le place alors dans une recherche éperdue du sens de son existence. Il tente de s’évader par une réflexion abstraite sur sa propre condition. La lecture dès 1943, de L’Etre et le néant de Sartre agira sur lui comme un déclencheur de sa « conversion morale ». Il entreprend fin 1945 l’écriture d’un traité de philosophie   avec pour ambition de prolonger la réflexion de Sartre qu’il juge inachevée et insuffisamment opérationnelle. « Il lui fallait fonder une théorie de l’aliénation et une morale, c’est-à-dire, entre autre, expliquer pourquoi (…) les individus peuvent être mutilés dans leurs possibilités et supporter leur mutilation »   . Son initiative littéraire coïncide avec d’autres évènements d’une grande importance pour lui : ses premières expériences du journalisme (il rejoindra par la suite l’équipe fondatrice du Nouvel Observateur, sous le nom de plume de Michel Bosquet), sa liaison avec une femme (qu’il nomme « Kay » dans Le Traître) et enfin sa rencontre avec Jean-Paul Sartre (qu’il nomme « Morel ») venu tenir une conférence à Genève en 1946. Lors de ce premier échange, Sartre lui lâchera: « je crois que vous méprisez un peu le concret » et puis « vous êtes tout de même un peu essentialiste ». Le jeune homme répondra par un « oui » timide avant de retourner à l’écriture de son traité. Huit ans et mille cinq cent pages plus tard, après être venu s’installer (avec « Kay ») à Paris en faisant de la France sa terre d’adoption, il présente à « Morel » le fruit de son travail. Sartre, absorbé par l’écriture de sa Critique de la raison dialectique ne prête alors qu’une attention distraite à l’œuvre de cet autodidacte. « Ainsi, tout se terminait comme il n’avait cessé de le prévoir. Pendant les huit ou neuf ans qu’il avait travaillé à la chose, il n’avait cessé de se dire que personne ne le lirait jamais, qu’ils lui riraient au nez et chercheraient à le punir de ce qu’ils prendraient pour de la présomption. Il vivait dans l’anticipation de cet échec (…). C’est pourquoi il ne tenta même pas de lutter ». Et parce qu’il avait anticipé cet échec, il s’investit alors dans l’écriture de son essai autobiographique, « ce qui était la meilleure manière de se désinvestir de la chose ».

 

Que cherche désormais le jeune apprenti philosophe à travers l’écriture de cette auto-analyse existentielle ? Il cherche « à inventer une activité qui ramasse sa « diaspora » singulière et ramène ses membres épars dans une nouvelle patrie, patrie nécessairement conquise et sur laquelle ses droits resteraient précaires.». Il cherche à s’autoriser à pouvoir dire « Je ». Pour cela, il s’est forgé à tâtons une méthode : par des aller-retour incessants entre son passé et sa condition présente, il laisse s’élaborer sa pensée, la fait naître et progresser puis en extrait une synthèse théorique construite en s’appuyant sur les écrits de Sartre et Merleau-Ponty, sur ses connaissances de la psychanalyse ou encore sur ses lectures critiques de l’œuvre de Marx. Et le résultat devient Le Traître, ce livre inclassable, parfois ardu mais toujours fascinant. Des premiers extraits de ce travail paraîtront d’abord dans deux numéros successifs des Temps modernes. Puis l’ensemble du texte sera publié avec un avant-propos élogieux d’une quarantaine de pages (rien de moins !) de Jean-Paul Sartre, alors au sommet de son prestige intellectuel. André Gorz est né et c’est son « Maître » qui l’annonce : « L’intelligence de Gorz frappe dès le premier coup d’œil : c’est une des plus agiles et des plus aiguës que je connaisse ; il faut qu’il ait eu grand besoin de cet outil pour l’avoir si bien affûté. » écrit l’auteur de La Nausée. « Le Traître ne prétend pas nous raconter l’histoire d’un converti ; il est la conversion elle-même ». Adoubé par celui qu’il considérait comme son « dieu » quelques années plus tôt lorsque, accablé par le désespoir et menacé par le chaos psychique, il luttait contre son « complexe de nullité » stylo à la main, Gorz est désormais face son destin d’écrivain. Le sait-il ? Le comprend-il vraiment ? Assurément. Et avec une acuité qui désormais le caractérise : « j’ai appris que je n’en aurais jamais fini de recommencer, que ma terre est cette feuille blanche, ma vie l’activité de la couvrir. J’avais cru une fois que la vie deviendrait possible quand j’aurais tout dit ; et maintenant je m’aperçois que la vie, pour moi c’est d’écrire ; de partir chaque fois pour tout dire et de recommencer aussitôt après parce que tout reste toujours à être dit ». Le succès du Traître est immense. Il a changé la vie de ce « besogneux minable ». L’avant-propos de Sartre « en vantant ses mérites, fit jaillir sur lui une parcelle de son prestige. Il gagna près de trois millions dans l’année »   écrit Gorz dans un long article sur le vieillissement écrit en 1961 et ajouté à la présente réédition du Taître. Gorz a encore du mal à reconnaître lui même ses propres mérites. La reconnaissance par le public et celle des intellectuels de l’époque lui sont pourtant désormais acquises. L’article de 1961 coïncide d’ailleurs avec son entrée dans le comité de direction des Temps modernes. Gorz démontre dans ce texte que le vieillissement d’un homme est d’abord un vieillissement « social ». Nous vieillissons, dit-il en substance, parce que les recommencements nous sont progressivement de moins en moins possibles et que notre passé devient toujours plus la préfiguration de notre avenir. Cette réflexion fait écho à une autre écrite une dizaine d’années auparavant dans son traité de philosophie: « Si j’étais immortel, l’âge auquel je choisirais une voie n’aurait pas d’importance : j’aurais toute l’éternité pour changer, il serait même infiniment probable que je change et mon choix n’aurait pas cette signification d’engagement (au sens de mise, d’enjeu) puisque je ne miserais pas toute ma Vie, ou une partie importante de ma vie, sur un succès d’une entreprise, mais aurais toujours la possibilité de réussir autre chose après avoir encouru un échec ». Instructif, lorsqu’on connaît la suite et l’ampleur de l’œuvre à venir…

 

Gorz a, entre temps, fait paraître La Morale de l’Histoire   dont la trame figurait déjà dans le fameux manuscrit de mille cinq cent pages remis à Sartre. Dans ce nouvel ouvrage, il développe une critique du marxisme et poursuit sa théorie de l’aliénation initiée dans les Fondements et dans le Traître. Ces trois ouvrages constituent en quelque sorte une trilogie. C’est la partie la plus philosophique de l’œuvre du « jeune Gorz » (comme on dit « le jeune Marx » lorsqu’on parle des écrits du philosophe allemand antérieurs au Capital). Finn Bowring, le meilleur spécialiste anglo-saxon de l’œuvre de Gorz, considère que « ces premiers textes représentent la plus systématique et la plus exhaustive formulation de la phénoménologie existentielle de Gorz »   . Peut-on d’ailleurs véritablement saisir l’originalité de l’œuvre de Gorz, y compris les ouvrages les plus récents comme l’Immatériel   , si on ne s’est pas un jour ou l’autre « frotté » à ces trois ouvrages ? Cette œuvre, immense et reconnue dans le monde entier puisque certains de ses ouvrages sont traduits dans plus de vingt langues, se poursuit donc depuis cinquante ans. Cette nouvelle édition du Traître, deux générations après sa première publication, est une belle occasion pour aborder (ou réaborder) l’œuvre de Gorz et en particulier méditer le témoignage adressé à chacun d’entre nous dans son ouvrage pionnier. Déjà, dans son avant-propos de 1958, Jean-Paul Sartre y invitait ses lecteurs : « Gorz, en s’inventant, ne vous a pas déchargés du devoir de vous inventer. Mais, il vous a prouvé que l’invention totalisante était possible et nécessaire. En fermant le livre, chaque lecteur retrouve son propre maquis, les arbres vénéneux de sa jungle : à lui de frayer ses chemins, seul, de se défricher, de mettre en fuite les Vampires, de faire éclater les vieux corsets de fer, les vieilles actions éreintés où la résignation, la peur, le doute de soi l’ont enfermé ».

 

* A lire aussi sur nonfiction.fr :

- Christophe Fourel (dir.), André Gorz. Un penseur pour le XXIe siècle (La Découverte), par Sylvaine Villeneuve.

- Arno Münster, André Gorz ou le socialisme difficile (Lignes), par Christophe Fourel.

- André Gorz, Vers la société libérée (Textuel/INA), par Christophe Fourel.

- André Gorz, Lettre à D. (Galilée), par Christophe Fourel.

- André Gorz, Ecologica (Galilée), par Christophe Fourel.