Un ouvrage collectif sur la Grande Guerre qui montre comment les États ont géré le conflit et dans quelle mesure ils ont mobilisé leurs populations.

Les mises en guerre de l’État, 1914-1918 en perspective est un ouvrage collectif tiré du colloque éponyme qui a eu lieu du 30 octobre au 1er novembre 2014 à Paris, Laon et Craonne. Mené par le CRID 14-18 (Collectif de Recherches et de débats international sur la guerre de 1914-1918), ce colloque avait pour objectif, selon ses organisateurs, de « renouveler l'historiographie de l’État en guerre ». Cet ouvrage, publié sous la direction de Sylvain Bertschy et Philippe Salson, prolonge ce colloque, même s'il ne fait pas tout à fait figure d'actes, puisqu'il ne s'agit pas simplement d'une transcription des interventions mais bel et bien d’une réécriture problématisée de celles-ci avec pour but de rédiger un ouvrage collectif cohérent sur la thématique. Pari tenu : l'ouvrage regroupe 18 chercheurs qui abordent de nombreuses thématiques complémentaires sur l’État en guerre, ce qui fait de l'ouvrage une vraie synthèse sur la question. En effet, même si le cadre géographique de l'étude demeure uniquement le front occidental, il ne s'agit ici nullement d'une approche seulement française puisque l'on retrouve un article sur l'Allemagne et deux sur l'Italie, ce qui permet une mise en perspective internationale du rôle de l’État en guerre durant la Grande Guerre. Point fort de l'ouvrage : une vraie perspective d’histoire sociale qui est le point d'entrée dans la thématique : ce n'est pas ici une histoire économique ou administrative de l’État pendant le conflit mais bel et bien les conséquences des politiques menées sur les sociétés en guerre qu'étudie le collectif de chercheurs.

 

L’État comme cadre et régulateur d'une société en guerre

Après une introduction qui pose bien les problématiques et qui centre clairement le propos sur l'histoire sociale de la guerre, la première partie des mises en guerre de l’État est consacrée à la façon dont les États belligérants encadrent et régulent les pratiques sociales en temps de guerre.

Les deux premières communications, signées Nicolas Mariot et Jean-François Condette, ont pour thématique l'école mais avec un point de vue différent. En effet, Mariot s'intéresse aux normaliens pendant la guerre ; il pose des questions essentielles par rapport à leur mobilisation, eux qui ont payé plus que tout autre corps de la fonction publique ou même corps de métier un lourd tribut à la guerre. Le pourcentage de décès chez les normaliens est beaucoup plus élevé qu'ailleurs. Jean-François Condette, spécialiste de l'histoire de l'école et de l'enseignement scolaire dans le Nord de la France à cette époque, montre pour sa part comment l’État français a cherché à créer une continuité scolaire dans les territoires proches du front.

Les deux communications suivantes, regroupées dans le sous-titre « Discipliner », montrent comment l’État traite ceux qui sont jugés marginaux ou ont des comportement assimilés comme tels par l'armée. Marie Derrien, spécialiste de l'histoire de l'aliénation, montre comment ceux qui sont jugés aliénés par l’État et l'armée sont internés dans des dispositifs d'exception durant le conflit, du fait d'un nombre plus élevé qu'en temps de paix de ceux que l'on appelle alors des « fous ». Valériane Milloz analyse pour sa part des soldats condamnés et la façon dont leur cas est traité par l'armée durant la guerre.

La troisième sous-partie, intitulée « Main gauche et main droite de l’État : contrôle et assistance aux populations » montre l'oscillation de la politique étatique entre ces deux thématiques nécessaires en temps de guerre. La contribution de Marie-Bénédicte Vincent sur le service auxiliaire patriotique à Fulda en Allemagne entre 1916 et 1918 met en lumière le contrôle et la mobilisation de ceux qui ne sont pas au front pour participer à l'effort de guerre du Reich. C'est un aspect méconnu qui met bien en lumière l'influence grandissante de l’État sur la société civile pendant le conflit outre-Rhin. Irène Guerrini et Marco Pluviano étudient pour leur part des foyers de soldats en Italie, qui renforcent le contrôle de l’État sur les soldats, y compris durant leur temps libre. Enfin, Peggy Bette analyse comment, dans la commune finistérienne de Morlaix, des emplois sont volontairement réservés dès 1914 aux veuves de guerre, ce qui fait passer le statut de ces femmes d'assistées à celui d'ayant-droit, une conséquence essentielle sur la société civile.

Cette première partie est particulièrement stimulante puisqu'elle décrit la façon dont les États belligérants ont choisi de renforcer leur contrôle sur la société afin de mieux réguler les différents rapports sociaux dans ce temps d'exception qu'est la guerre.

 

Des initiatives locales pour suppléer un État trop occupé à faire la guerre

Cette seconde partie renverse quelque peu les perspectives : il s'agit ici de voir comment des initiatives locales sont prises pour palier certaines défaillances étatiques. Ainsi, Stéphane Le Bras montre comment réagissent les négociants en vin du Languedoc à la guerre entre 1914 et 1920. Dans cette région fortement mobilisée contre les politiques vinicoles de l’État depuis 1907, cela permet de voir que les deux parties ont besoin l'une de l'autre durant le conflit (les autorités ont un besoin crucial de vin pour alimenter les soldats au front). Philippe Salson, auteur d'une thèse remarquée sur la société durant l'occupation de l'Aisne par les Allemands, étudie comment les autorités municipales encore en place dans le département essayent de palier la défaillance de l’État français qui, pendant plus de quatre années, n'a plus d'autorité sur une partie du département située de l'autre côté du front. Ce sont donc les municipalités qui essayent d'organiser le ravitaillement des régions occupées. Deux autres articles, sur Lyon et Bologne, étudient eux aussi le développement des prérogatives des autorités locales durant le conflit.

La guerre a joué un rôle d'accélérateur dans une perspective de décentralisation (même si ce terme est ici sans doute un peu fort en France avant les lois Deferre de 1982) pour un bon nombre de prérogatives. La contribution de Sylvain Bertschy et François Buton sur le groupement des services chirurgicaux et scientifiques (1917-1918) analyse parfaitement ce phénomène venu de la société qui s'organise pour mieux répondre aux besoins énormes des États en guerre, ici dans le domaine médical qui a connu une véritable révolution des soins avec le conflit.

 

Vers une étatisation des sociétés ?

Cette dernière partie est la plus stimulante et la plus novatrice de l'ouvrage, car il s'agit, dans le cadre des problématiques actuelles sur la Grande Guerre, de faire une synthèse de l'implication et même de l'imbrication de l’État sur la société durant le conflit.

Les trois communications apportent un point de vue sur le renforcement de l’État sur la société, avec une perspective « mondiale » dans l'article de Blaise Wilfert-Portal qui démontre comment les États alliés coopèrent. Jean-François Chanet ébauche une conclusion sur les logiques quotidiennes et ordinaires des États en temps de guerre. Mais c'est la conclusion, écrite à quatre mains par Philippe Salson et Sylvain Bertschy, qui place ce livre dans un tournant historiographique sur cette thématique des États en guerre. Ils démontrent tous les deux comment la guerre a joué un rôle d’accélérateur de la nationalisation des sociétés, c'est-à-dire que la guerre a provoqué un renforcement des papiers d'identification des individus, mais aussi de tout ce qui renforce la nation, comme la langue en particulier. En effet, dans les tranchées, les soldats français, qui parlaient encore leur patois chez eux, s'expriment et écrivent en Français.

 

Les mises en guerre de l’État, 1914-1918 en perspective est un ouvrage collectif majeur grâce à la vraie lecture sociale de la guerre qu’il apporte.