Une étude très documentée, bien menée, sur les politiques culturelles de sept grandes capitales régionales. Un excellent travail.

Après le récent scrutin municipal, où la question culturelle a été souvent présente dans les campagnes des différents candidats, sans que ce thème ne constitue toujours un élément déterminant des élections, l’ouvrage de Françoise Taliano-Des Garets permet de resituer le rôle historique des villes dans l’élaboration de la politique culturelle du pays. Elle examine l’évolution de six grandes villes françaises, Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille, Strasbourg et Toulouse, et ce choix permet des approches comparatives très éclairantes. Les communes constituent depuis plusieurs années la principale force d’intervention en matière culturelle dans le pays, et les plus importantes d’entre elles consacrent souvent plus de 20% de leur budget aux dépenses culturelles.

L’étude examine la période 1945-2000, cycle de grandeur et décadence de la politique culturelle de l’État où parallèlement les villes s’affirment. A partir d’un travail d’historien très fin, l’auteure démontre la diversité des situations territoriales et des choix politiques souvent liés à la personnalité des maires, qui comprennent très tôt les enjeux d’une politique culturelle ambitieuse, et qui font parfois de leurs villes des laboratoires. C’est aussi l’histoire d’un développement continu marqué par une montée en puissance en terme de moyens et une longue élaboration stratégique, accentuées par la conscience aiguë des problématiques territoriales et une réactivité permettant une adaptation continue des modalités d’intervention.

L’étude commence aux lendemains de la Seconde Guerre Mondiale. Les six villes connaissent des situations contrastées : Strasbourg se distingue par son avance, alors que Lille et Marseille sont très nettement en retard. Les premières décisions des maires visent à remettre à flot les institutions héritées du dix-neuvième siècle : musées, théâtres, mais surtout opéras et orchestres. Peu à peu naissent quelques festivals, initiatives de personnalités d’envergure, tel que Chaban-Delmas à Bordeaux qui créé le Mai Musical. Le ministère de la culture est installé en 1959. Malraux, grâce à l’aide de la DATAR   , créée en 1963, veut équiper la France en structures culturelles mais l’action de l’État se heurte souvent à des résistances municipales : les maires n’entendent pas se laisser dicter leur politique culturelle par "Paris", et cela quelle que soit leur couleur politique. L’État apparaît souvent comme un mauvais payeur qui contraint les villes à assumer seules les coûts de projets qu’il avait lui-même initiés.


Une progressive montée en puissance

Les années soixante-dix consacrent la place grandissante des métropoles régionales dans la politique culturelle du pays. Elles affirment leur inventivité, et le partenariat avec l’État, notamment grâce aux "chartes culturelles" lancées par Michel Guy, s’appuie sur un réel dialogue, et évite une tutelle condescendante. Bordeaux poursuit son parcours innovant, Marseille et Lille ont rattrapé leur retard. Strasbourg, Toulouse et Lyon consolident leurs atouts.

Le tournant de 1981 constitue ce que l’auteur appelle "l’euphorie culturelle des capitales régionales". Les dépenses culturelles doublent, voire dépassent le triplement (à Bordeaux et à Marseille entre 1981 et 1993, en francs courants). L’art contemporain connaît une vogue sans précédent, avec la création d’équipements de premier plan tels que le CAPC à Bordeaux ou le Musée d’Art Contemporain à Lyon. Marseille fait renaître ses musées de façon éclatante. La dynamique languienne et les lois de décentralisation de 1982-83 se conjuguent pour donner cette vigoureuse impulsion aux villes : les partenariats avec les Régions se développent aussi. La politique contractuelle avec l’État est relancée. Cette "euphorie" s’accompagne d’un mouvement d’institutionnalisation des politiques culturelles municipales. L’expertise s’accroît au sein des administrations – certaines villes débauchent plusieurs hauts fonctionnaires d’État - et chez les élus, la stature nationale des maires facilite le dialogue avec l’État. Les villes renforcent ainsi leur légitimité auprès des acteurs culturels.

La décennie 90 est celle d’une véritable autonomisation des politiques culturelles municipales, au moment où les premiers signes d’un déclin du ministère de la culture se manifestent. Catherine Trautmann, élue maire de Strasbourg en 1989, multiplie le budget culturel par deux.

Les métropoles régionales visent alors un rayonnement européen, en misant sur des équipements prestigieux et en effectuant un important travail d’image. Elles se lancent dans des politiques de grands travaux, ce qui conduit l’auteure à évoquer la "présidentialisation" des maires. Strasbourg se dote d’un important musée d’art contemporain, Lille rénove son musée des beaux-arts et Lyon confie la restructuration de son opéra à Jean Nouvel   . Les festivals sont consolidés et des personnalités prestigieuses sont recrutés à grands frais, notamment les chefs d’orchestre. Mais ces stratégies de rayonnement sont parfois trop faiblement contrebalancées par des programmes d’investissements et d’actions visant à conquérir de nouveaux publics. La prise de conscience d’un rééquilibrage apparaît. Marseille implante un théâtre dans le quartier nord du Merlan, au sein d’un centre commercial, Strasbourg dote le quartier de Hautepierre d’un théâtre Le Maillon, et les villes s’attachent à construire sur leur territoire des bibliothèques de quartier. Mais ces efforts ne suffisent pas à enrayer une stratification sociale des publics de la culture qui confirme d’années en années l’exclusion des catégories les plus modestes et les plus faiblement diplômées de l’offre publique.

Après cette période d’euphorie, les déconvenues ne tardent pas à apparaître : la crise des finances publiques affecte surtout l’État mais touche par ricochet les collectivités territoriales. Certaines dépenses excessives sont revues à la baisse. Le cas de Bordeaux est symptomatique de ces dérives, avec près de 27 % de son budget consacré à la culture et des scandales liés à la rémunération de certains directeurs d’institutions. La question de l’équilibre entre des dépenses de prestiges et la problématique d’une action volontariste pour une diversification sociale des publics fait débat dans chacune des six villes étudiées. En conséquence, on assiste à un élargissement des disciplines prises en compte, comme la mode (avec la construction d’un musée à Marseille), les musiques actuelles, les cultures dites "urbaines", les arts de la rue et l’intégration des "friches artistiques" dans les dispositifs publics, telles que la Friche de la Belle-de-Mai à Marseille. A Strasbourg, Catherine Trautmann, pour son deuxième mandat, fait de l’action dans les quartiers la priorité de sa politique culturelle.

L’excellent travail très documenté de F. Taliano-Des Garets montre combien les métropoles régionales ont affirmé au fil des années leur capacités à conceptualiser leur politique culturelle et à se doter d’outils et de structures pour les mettre en œuvre, chacune à leur rythme et en évitant la plupart de temps un décalque simpliste des cadres étatiques. Le développement de l’intercommunalité de projet, impulsé par la loi Chevènement de 1999, devrait permettre une plus grande rationalisation des politiques menées et une meilleure répartition des dépenses. L’affaiblissement conceptuel et financier du ministère de la culture ces toutes dernières années accroît de manière inédite la marge de définition des politiques culturelles par les collectivités territoriales. Ainsi, la période qui s’ouvre devrait voir se structurer des projets artistiques et culturels de territoires spécifiques, garants d’une réelle diversité culturelle sur notre territoire.


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