Un livre magistral qui constitue une véritable ''Introduction à l’étude de l’histoire et de la philosophie des sciences''.

La philosophie des sciences stricto sensu n’intéresse guère le scientifique et souvent le rebute. Quant à l’histoire des sciences pure et dure, elle le laisse parfois indifférent : événements anodins, circonstances qui ne parlent plus vraiment à son esprit, surcharge d’érudition, etc. Mais il y a une troisième voie, qui réside dans l’heureuse conjugaison des deux ; le philosophe et l’historien des idées (même si on n’aime pas cette expression en France) décryptent le matériau brut, en opèrent la synthèse qui servira par exemple la théorie de la connaissance, l’histoire de la rationalité, etc. Les premiers modèles en ce sens seraient La Théorie Physique de Duhem ou la trilogie de Poincaré. Cette discipline, si l’on veut éviter le cortège d’ambiguïtés qui farcissent le mot "épistémologie", il faut l’appeler "histoire et philosophie des sciences", même si cette appellation est malcommode.

L’histoire et la philosophie des sciences ne sont devenues académiques et professionnelles que tard dans le XXe siècle et leurs chercheurs, tout à la joie de ce métier nouveau, ont paré au plus pressé, sans trop se préoccuper d’écrire la philosophie de leur champ d’activité. Cela explique que l’histoire et la philosophie des sciences n’aient pas encore eu leur Discours de la méthode, quelque chose qui serait pour l’histoire des sciences ce que fut L’Introduction de Claude Bernard pour la science. L’ouvrage de Gérard Simon, Sciences et Histoire, que publie Gallimard en ce début de 2008, appartient bien à cette catégorie.


Du personnel à l’universel

Le but du livre   est en effet, nous dit l’auteur, d’exposer l’approche de l’histoire des sciences qui a été la sienne au cours de sa carrière de chercheur. Une "approche personnelle", lorsqu’elle est d’une telle qualité et d’une telle pertinence, atteint à l’universel. Il suffirait à Gérard Simon de remanier son texte, lui donner une forme plus scolaire et une systématique adaptée, de façon à s’adresser à des débutants, pour en faire une "Introduction à l’étude de l’histoire et de la philosophie des sciences".

Pour écrire un tel ouvrage, un long commerce avec la discipline ne suffisait pas, encore fallait-il avoir ce sens de la structure derrière l’événement et le fait, ce sens qui est la marque des meilleurs.

Le livre de Gérard Simon fourmille d’idées originales, de points de vue nouveaux, de mises en garde judicieuses.Tout y est si clair, si bien exprimé, avec un ton si juste, tout y paraît si simple et si convaincant que l’on se demande comment on ne l’a pas soi-même écrit. "On croit souvent, note-il   , pouvoir disserter sur le savoir en général sans en avoir en spécialiste vraiment pratiqué un en particulier, ou, si on l’a fait, on s’estime autorisé, en vertu d’un droit que conférerait la pratique d’un savoir particulier, à tenir pour allant de soi l’universalisation de ses particularités." Les travers qu’il dénonce justement ici, soulignent en même temps une qualité maîtresse de son œuvre en général : avoir su n’y pas verser.

Si Gérard Simon se présente à juste titre comme un spécialiste de la science antique, ses analyses de la science "moderne" n’en sont pas moins pertinentes et informées et les leçons qu’il en tire sont de grande portée.  


Notions

Quand on envisage Sciences et Histoire sous l’angle d’un discours de la méthode ou d’une introduction à l’histoire et à la philosophie des sciences, le livre de Simon mérite une grande attention. On y notera d’abord des notions nouvelles, qui sont dignes de figurer dans l’outillage mental de la corporation, comme l’idée de science fossile   , la notion d’une temporalité feuilletée ou "d’histoires plus lentes"   , ou encore le concept heuristique de béquille théorique   (il suffit parfois du mot juste pour fédérer un ensemble jusque-là disparate de situations). Chaque feuilletage, dont "la trame événementielle nous échappe" culmine sur des mutations, des ruptures, qui seules retiendront l’attention de l’historien   .

On y remarque aussi des notions plus connues, mais que Simon élève à une dimension nouvelle, par exemple, les idées de Zeitgeist (il n’utilise pas ce terme) ou de révolution scientifique. Ainsi lorsqu’il défend la thèse   que l’imaginaire d’un savant s’alimente à toutes les sources dont il dispose, mais que cet imaginaire (ou les hypothèses qui en procèdent) ne survit pas aux découvertes qu’il avait autorisées. Il convient donc   de faire la part belle à l’environnement culturel, philosophique et religieux ; "on ne peut pas faire abstraction du rôle qu’ont joué ces convictions, bien qu’elles n’aient pas été intégrées par la suite à la mise en forme canonique d’une science reconnue et enseignée." Les présupposés philosophiques ou religieux qui inspirent les savants ne font pas partie en tant que tels de la science constituée, mais ils ont occupé une place centrale dans sa constitution.


Préceptes

Envisagé sous l’angle d’un discours de la méthode, le Sciences et Histoire de Simon expose des préceptes, qui valent pour des mises en garde. Ils étonneraient souvent l’historien des sciences à l’ancienne mode, savant compétent pensant qu’il suffisait de l’avoir été pour s’inventer historien. Le non-respect de ces préceptes dénonce d’ailleurs immédiatement l’amateur. Ces préceptes diffusent et véhiculent une philosophie et une ontologie, des points de vue sur la science. Ainsi, contre les poncifs du jour, Simon ose affirmer une position de contre-pied   : à la fois que la science pense et que la menace technocratique qui pèserait sur notre civilisation n’est pas une menace. Il ajoute malicieusement   : pas plus que cette médecine contemporaine qui "m’a permis d’achever mon ouvrage". Discours tonique en cette période de post-modernisme, triomphant, arrogant et cul-cul la praline ; mais l’astrologue a toujours raison devant l’astronome, n’est-ce pas ?

Ses préceptes, Simon les emprunte à sa pratique comme Claude Bernard les tirait de ses travaux de physiologie ; et leur style est très voisin. A l’instar de Claude Bernard ou de Henri Poincaré, il n’a pas besoin de l’esbrouffe du style : quand on a du fond, peu importe le flacon. J’en présente ci-après un florilège, qui mieux qu’un discours montre la manière, le style et les convictions de l’auteur.


Florilège

D’abord un conseil de base   , qui ne va pas soi ; il suffit pour s’en rendre compte de penser aux jugements que nombre de scientifiques portent (encore) sur les productions d’autrefois : "Ayant renoncé à une conception finaliste de l’histoire des sciences, où elles seraient orientées par leur propre futur, je fus très sensible aux variations de la notion de plausible au cours du temps. Dès lors qu’on lit un auteur du passé, il faut le lire à la lettre et tout entier, sans distinguer entre ce qui nous paraît aujourd’hui rationnel et ne pas l’être, avoir un avenir ou n’en avoir pas, être "moderne" ou "archaïque"."

Un point de vue sur l’objet scientifique qui se démarque clairement de celui du réalisme naïf de tout commençant   : "L’objet scientifique est indissociable de la ou des méthodes qui permettent de le formuler, de l’étudier et de le penser." Renforçant et complétant ce point de vue, Simon note   "Car le lien entre objet et méthode est celui d’une pensée fondamentalement opératoire. L’objet n’est autre que l’ensemble des propriétés qui permettent d’effectuer sur lui des opérations (...)." C’est encore la même idée profonde qu’on peut lire p. 172 : "Une vieille conviction sur la réciprocité dans les sciences entre objet et méthode, l’un se définissant par l’autre (...)." On ne découvre pas un domaine scientifique comme s’il préexistait à son apparition. C’est là une thèse longuement et finement défendue par Bachelard.

Ou encore, sans commentaire :
- Le regard rétrospectif est "lourd de piège insidieux."  
- "La pérennité du nom ne doit pas masquer la radicale hétérogénéité culturelle des champs qu’il recouvre."  
- "Nos sciences nous semblent un peu trop aller de soi et risquent de nous faire plaquer sur leur passé les évidences de leur présent."  
- "Quand un concept devient scientifique, il n’a souvent plus grand chose à voir avec l’intuition philosophique qui lui a donné son nom."  
- "Les sciences dans leur évolution interne finissent par ruiner les philosophies dont elles s’inspirent."  
- "L’histoire est donc d’abord une connaissance du passé, et une connaissance conceptuelle. Les faits qu’elle retient ne sont ni des faits bruts ni des tranches de vie. (...) Aucune de ces opérations n’est immédiate, toutes exigent un savoir préalable."  


Quand on est chargé de recension, on commence par lire avec le regard critique qui sied à la mission. Avec Simon, le critique est rapidement renvoyé à ses études. On est saisi par la magie de sa plume et l’on devient un lecteur ordinaire, qui oublie son engagement premier. Il faut se faire violence pour reprendre la position du critique. Les critiques, justement, sont rares et maigres :
- je ne partage pas le point de vue de Gérard Simon en ce qui concerne les mathématiques (ainsi p. 24 : "C’est d’emblée exclure des sciences l’ensemble des mathématiques, ce qui est difficile à accepter.") ; un long commerce avec son histoire et sa philosophie m’a convaincu qu’elles ne constituent pas une science au sens strict et qu’on ne peut pas se servir d’elles comme d’un exemple pour les sciences expérimentales ;
- je regrette une vision parfois un peu trop française. Ainsi lorsque l’auteur considère   la médecine qui "ne commence vraiment à devenir une pratique fondée sur les sciences qu’au cours du XIXe siècle", il cite Bichat, Broussais, Bernard, laissant sur la touche des gens comme Johannes Müller et toute son école, qui sont probablement les vrais fondateurs de la physiologie moderne.

Ah ! si la grande Maison de la rue des Écoles avait eu l’idée de le coopter. On imagine bien sa leçon inaugurale, qui aurait été le "Discours de la méthode pour l’histoire et la philosophie des sciences", ou, si l’on préfère "Introduction à l’étude de l’histoire et de la philosophie des sciences".


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Crédit photo : Balakov / Flickr.com