Robert Abirached présente les particularités de la pièce de Hervé Blutsch, où le comique, l'absurde, le théâtre dans le théâtre trouvent une expression singulière.

Robert Abirached, né en 1930, est auteur, chercheur et historien du théâtre, créateur de l'un des premiers instituts universitaires d'études théâtrales à Caen (1969), puis directeur du département des Arts du spectacle à l'Université de Nanterre de 1988 à 1999, proche de Jack Lang dès la création du Festival de Nancy (1964), auteur de nombreuses publications, dont La Crise du personnage dans le théâtre moderne (Gallimard, 1978). Il reste encore aujourd'hui une figure de l'art théâtral en France, et peut-être un modèle regretté, pour avoir été de 1981 à 1988, le directeur du Théâtre et des Spectacles qui en a refondé la décentralisation.

Lecteur et spectateur attentif des œuvres d'Hervé Blutsch depuis ses débuts, il en est aujourd'hui sans doute l'un des plus fins connaisseurs. De cet auteur, Ervart ou les derniers jours de Frédéric Nietzsche, pièce comique créée par Laurent Fréchuret et sa compagnie le 1er octobre dernier à la Comédie de Saint-Etienne, est donnée au Théâtre du Rond-Point à Paris à partir du 9 janvier 2019.


Un auteur vivant

Nonfiction : Robert Abirached, vous connaissez très bien l'œuvre d'Hervé Blutsch. Mais vous connaissez très bien également – ce n'est pas un secret – la personne qui se sert de ce pseudonyme pour signer Ervart ou les derniers jours de Frédéric Nietzsche. 

Robert Abirached : J'ai connu « Hervé Blutsch » lorsqu'il était étudiant à Nanterre. C'était une année assez rare où j'avais quatre ou cinq élèves très éveillés, avec lesquels j'ai été un professeur « moderne », au sens où, aimant bien mes étudiants, je parlais avec eux. De proche en proche, comme ils faisaient du théâtre et que j'étais un « prof » de théâtre, nous sommes devenus amis. Et je l'accompagne depuis ce moment-là.

Très vite, l'étudiant, puis l'ami a construit un personnage d'auteur dont vous avez été, dans une certaine mesure, le complice.

Il est vrai qu'à un moment où personne n'avait entendu parler de lui et où il avait déjà écrit quelques pièces, je lui ai fait une préface, qu'on peut lire dans son Théâtre incomplet I   . C'était une préface de pure fantaisie, où je contribuais d'une manière très ironique à la construction de ce « Blutsch ». 

 

Hervé Blutsch

 

C'est un texte savoureux   , mais aussi touchant, car sans le vouloir vous y donnez une idée de cette époque singulière et riche de votre vie, auprès de ces étudiants passionnés de théâtre, qui avaient vingt ans à la chute du mur de Berlin.

Ils m'avaient demandé une préface. Je n'allais pas leur écrire un texte professoral, ni leur parler de sémiologie ou que sais-je… J'ai voulu jouer avec eux. « Ah, tu es "Blutsch" ? Eh bien je vais te dire, moi, comment je vois "Blutsch"... » Et cela a été l'un des premiers fondements de son existence. Certains éléments ont été démentis par la suite. D'autres ont été ajoutés. En somme, j'étais entré dans la plaisanterie et cela avait pris un tour plutôt drôle, du fait que c'est aussi comme universitaire que j'avais pris la plume.

Aujourd'hui, Hervé Blutsch est l'auteur d'une vingtaine de pièces.

Il a continué son travail sans « faire les pieds au mur », patiemment. Il n'a rien de l'auteur « professionnel », encore qu'il ait écrit beaucoup. Son œuvre s'est développée à un point extraordinaire, et il est devenu un écrivain véritable, peut-être bientôt un grand écrivain de théâtre. Une œuvre comme Ervart ou les derniers jours de Frédéric Nietzsche, qui date de 2002, est extrêmement ambitieuse : c'est Le Soulier de satin de l'absurde, si vous voulez. Il y atteint un degré de complexité, qui, quand on veut entrer un peu dans l'œuvre, force l'admiration. 

 

                                   


« Hervé Blutsch existe »  

Avant de parler d'Ervart, je voudrais rester encore un peu sur Hervé Blutsch. Chez lui, au fond, le pseudonyme semble faire de l'écrivain réel un anonyme. Quel en est l'intérêt ?

Chez Blutsch, la question du pseudonyme est une affaire très profonde. Elle est liée au côté totalement théâtral de son œuvre. La théâtralité y est développée à un point qui a été rarement atteint. Dans cette logique, le pseudonyme devient une sorte de cache qui fait que l'auteur n'existe plus. 

D'ordinaire, le pseudonyme d'un auteur est un élément secondaire et anecdotique, mais là c'est une question centrale. Pourquoi ? Parce que ce nom emprunté de « Blutsch » ne fait référence à aucun nom primitif. Ce nom, dont nous ne parlerons pas, puisqu'il n'est jamais question de lui, qui est le nom de celui qui a pris la plume, disparaît sous des traces variées, les traces d'un auteur fictif. La première de ces traces, c'est ce pseudo : « Blutsch ». Il est peut-être lancé au départ comme une blague d'étudiant, et il devient un certain personnage. Un personnage qui se construit et s'enrichit peu à peu, via certaines constantes (sa famille, ses voyages, ses affaires). Ces constantes varient. Par exemple, il n'a pas toujours la même famille : tantôt il a une nièce qui se marie en Espagne, tantôt une sœur qu'il retrouve, dont on n'avait jamais fait mention. Et puis il s'intéresse aux cosmétiques, il s'établit à Genève, parce que cette ville lui semble excellente pour y implanter une grande usine de cosmétiques.  Mais on apprend par ailleurs qu'il a ouvert « le premier centre européen de soins capillaires bio, à Bâle, en Suisse ». 

 

                                   

 

Il finit par apparaître comme un fantôme, ou comme « un homme quelconque », uomo qualunque   , comme disaient les Italiens autrefois, un type qui a voyagé, qui a roulé sa bosse et qui est attiré par certains métiers.

Et puis le dispositif se complique, car le pseudonyme se pluralise, en quelque sorte. 

En effet, Hervé Blutsch, dès l'époque de Nanterre, est en relation avec un dénommé Jean-Claude Suco, qui est un personnage dont Blutsch garantit l'existence, puisqu'il discute avec lui.  Ce Suco le suit depuis le début. Il existe, il est toujours quelque part et de temps en temps il intervient, de temps en temps on lui fait une confidence, de temps en temps il fait une rectification. Il complète le jeu du pseudonyme, puisqu'il pluralise les noms et les met en complicité réciproque. On donne la parole à Suco comme interviewer à la radio. Il rapporte La Vie des gens, comme s'il fallait complèter ou renforcer la référence de son théâtre au monde réel.  

Est-ce à dire que le personnage-auteur Hervé Blutsch aurait la puissance d'aspirer dans la fiction tout le monde réel, comme par une sorte de dépressurisation ?

Sans aller jusque là, il faut comprendre que la vie des gens, telle que la rapporte Jean-Claude Suco, figure, sous ses aspects insolites, aussi saugrenus qu'inattendus, des doubles dérisoires du monde extérieur. Ce monde extérieur, on ne le voit jamais, ni dans les aphorismes de Suco, ni sur la scène de Blutsch. Il est toujours moqué, détruit, vilipendé, annulé.

 

                                           

 

En particulier dans Ervart, où le monde extérieur se compose de conglomérats de choses très actuelles. Tellement actuelles que l'auteur croit devoir écrire une série de notes après la pièce – c'est la première fois qu'il le fait. Il y précise que le metteur en scène devra faire attention au contexte extérieur dans lequel Ervart se jouera : est-ce que par exemple l'Angleterre fera partie de l'Union Européenne ? Où en sera l'euro? Etc. Et il propose les variantes adéquates selon les cas.  

Il y a donc un contexte extérieur. Ce n'est pas qu'il vienne authentifier la fiction. Il vient seulement lui donner sa couleur, et il vient confirmer cette affaire de doubles, de doubles qui sont placés en dérision l'un pour l'autre. Ainsi du terrorisme ridiculisé, de l'intervention britannique, « maître d'espionnage », ainsi de Nietzsche et d'une certaine littérature post-rationnelle, avec ce personnage totalement fictif (« Nietzsche »), qui se promène sur la scène d'Ervart, qui est même pensionnaire de la maison de M. Ervart. 

Et de temps en temps, on trouve cet n-ième parallèle : la réaction de la Ville de Paris aux attentats du 11 septembre, qui avait interdit les poubelles, pour les remplacer ensuite par des poubelles transparentes. Si bien que dans Ervart, la poubelle devient un des insignes de la vie contemporaine post-attentats de New York – un indice implicite, dont le public n'a pas du tout besoin d'être informé.

Blutsch – « et » Suco – construisent un univers que je dirais volontiers « post-dramatique ». Non pas au sens où l'on a employé ce terme   , mais au sens d'un univers qui met entre parenthèses un moment singulier, qui est le moment du jeu. Un moment qui s'ouvre et qui se referme dans l'espace du théâtre. C'est au point qu'il y a des pièces de Blutsch qui commencent par une sonnerie, qui déclenche le théâtre, et qui s'achèvent par une sonnerie, qui en clôt le moment – comme sur un ring.  Il ne s'agit plus d'art dramatique, mais de jeu, et même de jouer avec le jeu, voire d'être joué par le jeu.

Le personnage de l'auteur, dont le soutien est ce pseudonyme capable d'anonymiser celui qui a pris la plume,  joue donc un rôle très important, puisqu'il œuvre pour la fondation de cet univers post-dramatique, jusque dans sa chair de fiction, en quelque sorte, jusque dans son autorité fictionnelle.

 

                                   



Le théâtre dans le théâtre

Parlons d'Ervart : cette pièce est réputée utiliser « le théâtre dans le théâtre », mais de quelle façon ?

Blutsch joue le jeu du théâtre dans le théâtre comme peu d'écrivains le font. C'est une forme très souvent usitée : on joue une pièce dans la pièce. Cela permet des allers et retours entre les deux niveaux de représentation, cela permet des allusions, des effets particuliers, car le personnage devient un acteur qui incarne un autre personnage, et par là il se dédouble. 

Mais dans Ervart, les personnages ne se dédoublent pas du tout ! Ils sont complètement dévorés par la fiction. Le théâtre devient une œuvre de fiction totale, complète, comme on a rarement vu. Les acteurs entrent et sortent de leurs personnages, avec une sorte d'insolence, de liberté et d'aisance incroyables. Et ils se complaisent dans des volutes qu'ils inventent eux-mêmes. Ainsi, aux yeux des spectateurs, ils semblent se dédoubler, mais en fait ils jouent la propre transformation de leur rôle. 

Ils ne sortent jamais de la fiction. Dans Ervart, chacun est persuadé de jouer dans une pièce. Si certains se trompent de pièce, ils sont tout de même dedans et chacun est persuadé de jouer quelque part. S'ils se sont trompés de pièce, ils ne se sont pas trompés de lieu, même Anastassia Zilowski, à laquelle on dit toujours qu'il n'y a pas de rôle pour elle.

À tel enseigne que la projection idéale d'un personnage de Blutsch, c'est la marionnette. La marionnette, en effet, on a beau la ranger dans un tiroir, elle n'ôte pas son costume, ni son maquillage et elle peut incarner tous les rôles, jouer toutes les fables. Il y a de la marionnette dans chaque personnage. Et dans La Vie burale (2009), les personnages sont de vraies marionnettes qui s'expulsent des boyaux d'un comédien réel. Sans jamais devenir chair et pas du tout pour faire réaliste, mais pour transmettre une image qui rend compte d'une réalité, le comédien devient la scène de leur théâtre. 

Vous avez ensuite quelque chose de très curieux, qui est dans une pièce qui s'appelle Anatole Felde (1995), dans Théâtre incomplet I. Ce sont des employés de bureau qui se partagent de la besogne quotidienne, or un jour ce M. Felde décide de se pendre. Son cadavre devient alors l'objet des soins de ses collègues – ils en font notamment une marionnette, grâce à un dispositif ingénieux de cordes et de poulies – jusqu'au moment où la chose devenant insupportable, le cadavre, qui est en principe totalement détruit, vient annoncer – et c'est le dernier mot de la pièce : « Noir ! », pour que la pièce se termine.

Le théâtre dans le théâtre ici n'est donc pas simplement une technique d'écriture. Ça va beaucoup plus loin. Le théâtre dans le théâtre est ce qu'il nous reste à jouer pour défier le non-sens universel. Je crois qu'on peut affirmer que, chez Blutsch, le non-sens universel est défié par une construction inlassable de théâtre dans le théâtre.

 

                                    

 

C'est peut-être quelque chose de perceptible aussi à partir des techniques d'écriture de Blutsch. Il dit lui-même qu'il procède par « ouvertures », comme aux échecs. Mais comme s'il avait affaire à des joueurs inexpérimentés, les ouvertures – ici narratives – s'emmêlent, entrent en collision les unes avec ou dans les autres, jusqu'à ce que l'auteur (ou la dynamique de la fiction elle-même) parvienne à les faire arriver quelque part, suivant « la petite musique » de la pièce, qu'il a en tête. 

Il veut dire, à mon avis, qu'il se laisse entraîner par les circonstances de sa propre fiction. La fiction est quelque chose de riche, d'arborescent. Elle possède sa propre logique. C'est cette considération pour la puissance de la fiction qui est remarquable, chez Blutsch. On n'a pas l'habitude de lui prêter une telle autonomie. La fiction est un matériau qui livre sa texture matérielle. Et c'est le matériau qui agit de lui-même, qui se transforme, qui développe sa logique propre. Ainsi, Ervart se croit cocu, il est fou de rage. On dit en parlant : « je suis fou de rage », mais là, la folie et la rage, vous les avez devant vous.

 

Un comédien anglais (James Borniche), un comédien anonyme (Tommy Luminet) dans la mise en scène de Laurent Fréchuret

 

L'Hyperthéâtre

Alors au fond, qu'est-ce que ce théâtre de fiction totale (ou totalisante) ? Un théâtre comique, un théâtre de l'absurde ?

Ce n'est pas du comique au sens classique, car le comique se réfère à une réalité sociale et psychologique – qu'il s'agisse du Tartuffe, de L'Avare, qu'il s'agisse des comédies de Plaute, on a affaire à des caractères qui ne sont certes pas réalistes, mais qui ont un lien évident avec ce qui est observable dans la réalité. Or, quelle est la consistance humaine d'Ervart ? Il n'en a aucune. Il n'a rien qui permette à la jeune spectatrice de compâtir, ou de s'intéresser à la manière dont son amour est détruit par la jalousie, à la manière dont il cherche des issues – il n'a rien d'Alceste. Ervart c'est le jeu d'Ervart, qui se déploie dans l'ordre de ce jeu qui génère ses propres règles sur le plateau même. 

Du coup, ce n'est pas non plus cet absurde convoqué pour ses potentialités proprement comiques – l'absurde depuis Ionesco et La Cantatrice chauve, et même avant, avec le Surréalisme et Dada. Chez Blutsch, il s'agit d'une idée tout à fait étrange et personnelle de l'absurde. C'est un mode d'expression, qui s'inscrit dans le monde comme il va, sans plus.

C'est ainsi qu'on peut comprendre cet appel burlesque à Friedrich Nietzsche. Nietzsche n'est pas n'importe qui. Blutsch n'a pas choisi Claudel, il n'a pas choisi Mallarmé. Il choisit Nietzsche qui est le destructeur de l'ancien monde et des anciens raisonnements, et qui prélude aux conceptions radicales du théâtre et de l'absurde. Des conceptions qui vont se préciser avec Artaud, trente-cinq ans plus tard. 

 

Philomène (Pauline Huruguen), Maurice (Stéphane Bernard), Ervart (Vincent Dedienne), Anastasia Zilowski (Marie-Christine Orry), m.e.s. Laurent Fréchuret

 

Alors, il est bien clair que nul commentaire intellectuel, dans la pièce elle-même, ne vient préciser quoi que ce soit sur la présence de Nietzsche dans Ervart. Nul besoin d'informer le spectateur que Nietzsche est ce philosophe dont il est notoire qu'il a rompu avec la pensée de l'Occident, etc. Cette vérité n'est pas exprimée comme telle, mais elle est pourtant donnée dans le grand mouvement de cet hyperthéâtre. Les enfants disparus (on les parquait dans un enclos) sont chez Nietzsche.

La seule chose que fasse Blutsch explicitement à ce sujet, c'est d'indiquer, dans une petite note ironique – censée être communiquée au public avant le spectacle –  qu'il n'est pas impossible que Nietzsche ait pu croiser, à Turin ou ailleurs, à un certain moment, avant qu'il ne meure, les personnages – qui sont pourtant fictifs… ! Blutsch écrit : « L'action pourrait tout à fait se dérouler à Turin, entre 1888 et 1889. (…) L'action pourrait tout aussi bien se dérouler à Paris en 2001 » (après le crash sur les tours jumelles de New York)… Il explique que Nietzsche « envisage de commettre plusieurs attentats qui passeront totalement inaperçus », et ces attentats sont la publication de ses livres.

Ainsi, bien qu'il n'y ait absolument aucune appétence pour la métaphysique, pas plus que pour la théorie ni même pour le lyrisme dans la pièce, le jeu d'Ervart, par la présence de Nietzsche, procède à une sorte de convergence des temps autour de points de superposition qui sont les livres, les attentats, les poubelles.

De sorte que cette idée très particulière de l'absurde, qui n'a rien à voir avec le comique, me paraît être plutôt une perte du sens, et en même temps une approximation du sens. Ce n'est pas tout à fait par hasard si ça arrive maintenant dans cette génération-là, qui revient donc vers l'absurde mais tout autrement. 

 

Le psychanalyste citationniste (Maxime Dambrin), m.e.s. Laurent Fréchuret

 

Pour m'expliquer Ervart, j'en reviens souvent à la fascination personnelle que j'ai à l'égard de la possibilité d'imaginer un monde où la fiction et le théâtre, dans la mesure où l'art a une utilité, dans la mesure où il entre dans la vie des gens, seraient complètement éliminés. L'art théâtral deviendrait une activité marginale, une survivance (comme certains artisanats). C'est là qu'on peut imaginer, comme Pirandello dans sa dernière pièce, qu'une troupe de comédiens aille se perdre dans la montagne où des géants accomplissent de grands travaux. Entourés de gratte-ciels, de machines puissantes et productives, ils essaient de survivre en s'obstinant à jouer la fable de l'enfant échangé. La poursuite presque insensée, incompréhensible, innommable, d'une activité de fiction, avec des personnages types, avec des réminiscences sorties tout droit de l'histoire du théâtre, des bribes de commedia dell'arte – c'est un peu à ça que me fait penser cet hyperthéâtre de Blutsch. C'est une analogie possible des situations respectives de Pirandello et Blutsch, pour tenter d'expliquer les conditions originaires d'un théâtre d'hyperfiction – un théâtre d'hyperfiction qui, pour ne pas dérailler complètement, et je dirais pour ne pas délirer, a besoin de références minimales choisies dans le réel, minimales et générales (ou abstraites), comme « le terrorisme », « Nietzsche », etc. 

 

                                   

 


Faire accepter l'insolite et le faire aimer

Comment faut-il jouer Ervart ?

Ervart, c'est le lieu et le moment de la grande escapade, vraiment. Une grande escapade qui est menée non sans courage, puisqu'on s'y livre comme s'il ne restait dans le monde où nous vivons que cette faculté d'inventer des formes – de jouer, tout simplement, sans rendre de comptes à personne. Tout en gardant malgré tout le souci de garder un fil et une référence, un rapport réfléchissant – un reflet – avec la vie et les pratiques contemporaines, celles-ci n'étant pas décriées, ni critiquées, ni accusées, mais seulement réfléchies, comme si elles étaient naturelles. Un hyperthéâtre encore une fois, où l'on peut admettre que Friedrich Nietzsche fasse un numéro de claquettes. 

Comment le jouer sinon comme le développement totalement libre d'une pure fantaisie, selon la logique qui lui est propre. Cette histoire insensée d'amour qui devient un piège pour le terrorisme et pour l'espionnage français, avec des scènes complètement dévoyées de leur sens introduites en langue anglaise, que le spectateur ne comprendra pas, et n'est pas censé comprendre (on n'est absolument pas censé être bilingue)   , des complots complètement imaginaires et complètement nuls dont ils ont du mal à rendre compte eux-mêmes et où ils sont emportés, chacun d'entre eux étant phagocyté par un autre personnage, comme l'espion Maurice, etc., etc. – c'est le domaine de la pure fantaisie et il n'y faut chercher que ça.

 

Friedrich Nietzsche (Tommy Luminet), m.e.s. Laurent Fréchuret

 

Sur quels principes diriger les acteurs ?

Il me semble que les acteurs doivent jouer dans le sens de la conviction qu'ils sont des gens de fiction eux-mêmes. 

Ervart ne peut pas dire : j'incarne un homme qui a peur d'être trompé par sa femme. Une fois qu'on a dit ça, on n'a rien dit de la pièce. Un homme qui a peur d'être trompé par sa femme, ça peut être du Racine, ça peut être du Strindberg, ça peut être du Pirandello, alors que là il est obligé de jouer ce rôle de fiction, il faut qu'il le saisisse comme tel et c'est très difficile, car il voyage entre l'absurde, l'entêtement, la référence à des banalités, le saut dans l'imaginaire pur et simple, l'énervement. C'est très complexe.

Le jeu de l'hyperfiction offre toutefois aux acteurs beaucoup de possibilités. Il y a toute une série de gradations, depuis le rapport à la réalité jusqu'au rapport à la rhétorique. Jouer va consister à pouvoir proposer une forme et faire évoluer cette forme, quitte à en sortir et la changer. Exemple type, la vamp comédienne russe, Anastasia Zilowski. Elle cherche son rôle tout le temps, on lui dit : vous arrivez trop tard, il n'y a pas de rôle, et elle doit, en tant que personnage, rebondir, se retrouver une autre ligne à traverser. Elle joue souvent par rapport au personnage qu'on se représente, dans le théâtre, de l'actrice. Or ce personnage est constamment détruit. Mais elle joue dans la catégorie de la prostituée également et passe de l'une à l'autre. Si les comédiens jouent sur un ton parodique, ils font fausse route. Si Anastasia joue dans la dérision, ça n'ira pas. Si l'on veut rendre les effets de cet hyperthéâtre, il ne faut pas que le metteur en scène joue la sur-représentation. Il ne faut pas chercher la surchauffe du sens. Il faut le jouer dans la pure fiction. Ce sera difficile pour les acteurs, mais il y a tout de même toute une palette de jeu. 

 

Alrik (Tommy Luminet), Ervart (Vincent Dedienne), Philomène (Pauline Huruguen), m.e.s. Laurent Fréchuret

 

Y a-t-il un public pour apprécier Ervart ?

Je dois avouer que je n'en sais rien. Depuis le temps que le théâtre d'Hervé Blutsch est joué, on pourrait estimer que la critique aurait pu et même aurait dû aider un public à le recevoir. Mais l'art de la critique a un peu disparu. Le public initié entrera dans le jeu aisément ; mais un public qui vient au théâtre n'est pas forcément initié, il n'en a pas pris le temps, il n'a pas l'attitude nécessaire de l'amateur averti, quelle que soit son origine sociale. Qu'il soit bourgeois ou qu'il soit populaire, le public risque d'avoir le même souci pour recevoir ce théâtre, parce qu'il est une insulte à tous les conformismes.

Je crois que le metteur en scène ne peut s'en tirer que s'il met une bonne humeur, un rythme et une rapidité suffisants pour que les gens acceptent l'insolite. L'enjeu est de leur faire accepter l'insolite et de le leur faire aimer. Il y a sûrement un public pour apprécier cela. Le public dit « bobo » qu'on peut attendre au Théâtre du Rond-Point est-il réceptif a priori ? Si « bobo » signifie bourgeois relativement cultivé, qui n'est pas esclave de ses règles, c'est plutôt encourageant ! 

Il y a une certaine tradition, au Rond-Point, de prospective et de liberté. Et c'est tout à l'honneur de Jean-Michel Ribes d'accueillir Ervart.

 

Ervart ou les derniers jours de Frédéric Nietzsche, au Théâtre du Rond-Point à Paris,
du 9 janvier au 10 février 2019.

A voir aussi le 4 février 2019, au Théâtre du Rond-Point, projection du documentaire de Régis Bardon et Lucie Pezavant : L'Hyperthéâtre. Entrée libre sur réservation.

 

 

Crédits photographiques : Lucie Pezavant, Benloy, Théâtre de l'Incendie

Vidéo : Chartrons Production

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Quelques vidéos sur le site de Hervé Blutsch ici