La matière visuelle et conceptuelle de trente-cinq années de conception architecturale réunie par le Centre Georges Pompidou.

A ceux qui nous parlent de "l’usine à gaz" de la rue du Renard, à ceux qui ont voulu voir, dans le Centre Georges Pompidou, une attaque faite à l’harmonie traditionnelle du tissu urbain parisien, à ceux qui, enfin, y ont vu la destruction brutale d’une urbanité précieuse, ce catalogue dit : "Cela aurait pu être pire…". A contrario, ceux qui ont cru au projet dès ses débuts et ont vu s’élever avec lui une pièce majeure de l’architecture du XXème siècle, sont invités, à travers les pages illustrées de cette publication, à en découvrir d’autres.

Ainsi, l’année même des trente ans de son érection polémique, le Centre conviait Richard Rogers — un de ses géniteurs — à exposer le détail d’une carrière singulière, récemment couronnée par le prestigieux prix Pritzker. L’architecte recevait donc les visiteurs "à domicile", dans un espace qu’il avait lui-même élaboré, et présentait, pour la première fois en France, une rétrospective toute en maquettes. Le catalogue, publié à l’issue de cet événement, fournit alors aux intéressés la matière visuelle et conceptuelle de trente-cinq années consacrées à la conception architecturale. Il donne tant à voir le déjà-bâti, le non-bâti que le devenir-bâti : les projet refusés y tiennent une place aussi importante que les projets réalisés et  les projets futurs ou en cours ne sont pas oubliés pour autant. Si l’exposition était thématique, il faut souligner qu’ici l’approche est chronologique. Cette gamme de documents, dans la diversité de sa présentation (dessins, plans, maquettes, photos), s’avère être une remarquable source d’information. L’ouvrage laisse également à Rogers, à travers un entretien avec Michèle Champenois, le soin de conclure sur la vision qu’il se fait du métier d’architecte, à l’ère du numérique et de la crise environnementale.


Culture Structure

Comme en témoigne la "façade technique" du Centre Georges Pompidou, la marque de fabrique de Rogers a d’abord été le tuyau, le tube. A Paris comme à Londres, les  grandes cheminées blanches qui émergent aux pieds de ses bâtiments sont une signature, plus signalétique que technique. Cependant, les innombrables mâts, haubans, portiques, tirants, pylônes et câbles de Roger ne participent pas seulement à la formulation d’une métaphore mécaniste : ils relèvent avant tout d’une logique structurelle fondamentale que Rogers a déclinée, au fil de sa carrière, à travers différents concepts. "Zip-Up", "Clip On", "Box and Cage" et "MegaFrame" sont autant de principes constructifs qui structurent l’œuvre de l’architecte. Rogers évoque lui-même une "architecture-système". Toutefois, Rémi Rouyer laisse entendre, dans un texte intitulé "Richard Rogers et la figure de l’épiderme", que cette terminologie high-tech ne devient pas, chez lui, un motif stylistique récurrent, voué à l’épuisement. Rogers, en effet, ne laisse pas le fétichisme d’une architecture-objet prendre le pas sur la procédure constructive, l’intelligibilité du système de production de ses bâtiments ne succombe pas à la tentation ornementale. Si Beaubourg et la Lloyd’s de Londres représentent deux icônes du début de sa carrière, le Palais de Justice de Bordeaux marque un tournant notable. Le bois remplace l’acier et le bâtiment s’ouvre à une transparence ainsi qu’à des courbes nouvelles. L’émergence de nouvelles problématiques environnementales peut, en partie, expliquer ce changement de répertoire. Ainsi, l’ostensible "Meccano" laisse progressivement place à la figure de la vague, plus subtile. Tout le travail de l’architecte se concentre alors dans "la cinquième façade", le toit, dont la présence est exacerbée. Le fameux Dôme du Millenium et le Parlement de Galles confirment cette bifurcation de manière symptomatique.

Le lecteur attentif ne manquera pas de déceler, à l’instar d’Olivier Cinqualbre qui ouvre le catalogue, les nombreuses connivences qui s’instaurent entre l’œuvre de Rogers et l’Histoire moderne de l’architecture. La figure du Chrystal Palace de Paxton est, selon Rogers, une clef de lecture essentielle de son œuvre. De même, il avoue que Franck Lloyd Wright est son "champion". L’influence de la théorie de Louis Kahn, qui distingue espaces servants et espace servis, apparaît en filigrane dans de nombreuses réalisations. Et qui, devant les grands aplats noirs de ses dessins, ne pense pas aux constructivistes russes ?


Collectif Constructif

Cependant, cette publication, en s’intitulant précisément "Richard Rogers + Architectes", cherche avant tout à souligner le caractère collectif du processus créatif de cet architecte. Pour Rogers, la collaboration s’impose effectivement comme le principe directeur de tout projet. De ce fait, un réseau complexe de partenaires est convoqué en permanence à ses côtés. D’une part, celui-ci se compose d’architectes associés ; et le catalogue dresse à ce propos l’historique de ses nombreuses agences : "Team 4" avec Normal Foster, "Richard Rogers Partnership" avec Renzo Piano notamment et plus récemment "Rogers, Stirk, Harbour + Partners". D’autre part, experts techniques, ingénieurs-conseils et consultants indépendants interagissent de manière simultanée — en non en fin de projet. De véritables forums de réflexion sont régulièrement programmés, et chaque acteur du projet a son mot à dire. L’ingénieur (et Peter Rice ne serait là qu’un exemple) est dorénavant libre d’affirmer sa propre compréhension de l’espace. Si la pluridisciplinarité de l’architecture est communément admise, Rogers initie une synergie nouvelle : la gestion de la complémentarité des compétences et le partage des décisions sont à la base de ce qu’il appelle la "design community". L’architecte, l’ingénieur et le fabriquant industriel recouvrent une unité oubliée. L’équipe et le partenariat deviennent alors des méthodes de conception à part entière.

La dimension citoyenne d’un tel schéma est évidente, Rogers la revendique de façon manifeste. Architecte engagé, il siège à la Chambre des Lords et anime un groupe de réflexion au sein de la Mairie de Londres. Le Maire, Ken Livingston, est un de ses interlocuteurs rapprochés. Avec ce dernier, l’architecte réfléchit depuis quelques années à une nouvelle qualification du tissu urbain londonien. En 1986, Rogers proposait déjà, lors d’une exposition intitulée "London as it could be", un plan d’urbanisme utopique centré sur la revalorisation des espaces publics, le développement des transports en commun et la multiplication des espaces verts. Notons que cet architecte, avouant lui-même être "un animal politique", est l’auteur de plusieurs ouvrages théoriques qui expriment clairement le sens de son engagement, tant social qu’écologique   .

Lorsque Rogers annonce qu’il prépare "l’avenir de l’agglomération", il fait référence à Londres, mais on peut penser qu’en amont, ses intentions concernent la cité occidentale en général. Ainsi cette publication nous rappelle qu’un nouveau pouvoir est donné à l’urbaniste et que l’intervention architecturale, avec l’agence Rogers, est devenue un acte délibérément politique.


Lien :
> Site de l’agence Rogers Stirk Harbour + Partners.