En deux volumes, la nouvelle traduction unifiée de l’œuvre philosophique de Kierkegaard donne à méditer une recherche religieuse à contretemps de son propre présent, mais d’une inépuisable fécondité.

Jusqu’à présent, la plupart des ouvrages philosophiques de Soeren Kierkegaard (1813-1844) étaient disponibles en français mais dans des traductions. Les divergences de traduction avaient l’avantage d’inciter à affiner la lecture, mais la publication d’une traduction uniforme en deux volumes permet désormais de comparer les textes avec une fluidité qui elle-aussi donne beaucoup à penser. Elle permet notamment d’observer les infléchissements de l’œuvre philosophique, à laquelle se limitent les deux volumes de la Pléiade. D’autant plus que leur présentation chronologique met en évidence l’évolution d’une pensée – même si cette solution bien légitime conduit aussi à mettre en retrait la thèse sur Le concept d’ironie constamment rapporté à Socrate (1841), alors qu’un concept central (ironie) s’y profile déjà. Enfin, comme on pouvait s’y attendre, l’appareil critique développé par Régis Boyer, spécialiste des littératures nordiques, avec la collaboration de Michel Forget, est bien sûr remarquable et fort clair. Il est d’autant plus stimulant qu’il propose de nombreux rapprochements avec d’autres philosophes ou écrivains, jusqu’à nos jours (Léon Chestov, Martin Heidegger, Albert Camus, etc.).

En dehors de la question de savoir quelle actualité rendrait pressante la relecture de Kierkegaard (question également pose par la mise en scène, en ce moment, de La reprise au théâtre), cette édition laisse d’abord le/la lecteur-rice devant la nécessité de résoudre un dilemme : si on ne peut réduire la production de Kierkegaard à une œuvre unitaire et monolithique, on ne peut se résoudre à n’y trouver qu’une irréductible hétérogénéité qui ferait définitivement éclater le discours kierkegaardien en une multiplicité irrécupérable de propos, aussi divers que le nombre de personnages qui sont convoqués dans les écrits : Don Juan, Faust, Ahasvérus, Antigone, Hamlet, Donna Elvire, etc. A cet égard, les introductions des éditeurs à chaque ouvrage entretiennent un savant fil conducteur.

Du philosophe danois, on a pu croire que tout avait été dit depuis longtemps, parfois en rapprochant son style et l’âme scandinave (ce qui n’est pas toujours fructueux), plus souvent en analysant les concepts d’Alternative (Ou bien…Ou bien…), d’Intéressant, de Reprise, d’Angoisse ou de maïeutique/ironie. Or, ces volumes prouvent le contraire. Il y a encore beaucoup à penser dans Kierkegaard, et beaucoup à reprendre dans cette philosophie, que la confrontation des traductions permet aussi de mieux comprendre.

 

Le cri d’un auteur

Même si l’on réfute les lieux communs muant Kierkegaard en un écrivain « existentialiste » (au prix de la rétrospection catastrophique d’un concept plus tardivement isolé), on ne peut éviter de rencontrer dans sa philosophie le conflit avec GWF. Hegel, et une manière de « crier » à son encontre, c’est-)-dire contre le « système » qui « enferme » les individus dans une « logique ». Quoique ce cri ne puisse se résumer à l’opposition Système-Existence, comme on l’écrit trop souvent, la critique de Hegel passe bien par l’affirmation d’une vérité de l’existence individuelle et de la subjectivité. Mais, concernant ce cri, on peut aller plus loin, et la traversée de cette édition le prouve : à passer d’un écrit à un autre, c’est bien un univers ouvert, discontinu et toujours inachevé qui vient au jour. Mais résumer cette traversée par le constat d’un refus de l’abstraction hégélienne au profit de l’individu, cela ne dit pas encore assez ce qui est en jeu.

Et d’abord, une difficulté : comment dire ce cri de l’individu face à une certaine coercition ? Qui parle (ou fait parler) dans les livres attribués désormais à la personne de Kierkegaard ? Et « crier », est-ce parler ?

Le traducteur et introducteur de cette édition a raison de rappeler que les ouvrages philosophiques désormais rassemblés sous un seul nom ne sont pas signés, à l’époque de leur parution, comme le sont habituellement les traités de philosophie (à quelques exceptions près), et même comme le sont, chez Kierkegaard, les écrits théologiques. Généralement dissimulé derrière des pseudonymes qui brouillent les cartes, leur auteur est un digter, un conteur poétique qui prête sa voix à la fantaisie, à l’imagination, à la rêverie, à la fiction même (mais pas à la duplicité). Les pseudonymes en question sont nombreux, et ils correspondent à autant de personnages fictifs : Frater Taciturnus, Victor Eremita, Constantin Constantius, Johannes de Silentio, Climacus et Anti-Climacus, Johannes… Certains d’entre eux se présentent comme de simples éditeurs, ainsi qu’il en va dans de nombreux romans classiques (Don Quichotte, Jacques le fataliste…), assurant alors une certaine distance entre le geste d’éditer et le contenu des ouvrages.

Mais finalement, l’auteur est-il autre chose que la création des œuvres, ou un personnage inventé et créé à la convenance de l’œuvre ? Faut-il vraiment chercher un Kierkegaard proprement dit, lequel pourrait être réduit à sa biographie   ? Ou convient-il d’évoquer l’existence d’une censure, dont le commentateur fait remarquer qu’elle est réelle à l’époque, puisque son abolition en 1770 a été suivie d’un rétablissement partiel, jusqu’à son abolition définitive en 1851 ? Tout cela est insuffisant.

Les pseudonymes esquissent des figures d’auteurs homogènes à la nature de l’œuvre considérée : romanesque, humoristique, poétique, philosophique. Ils cultivent, selon les cas, le paradoxe, le concept, la métaphore ou l’aphorisme. La fiction du nom devient ainsi une représentation que Kierkegaard se donne de soi-même, à la fois en auteur – c’est-à-dire « un acte », précise-t-il dans Point de vue sur mon activité d’écrivain – et en observateur de l’existence. En l’occurrence, cet observateur sait aussi qu’il est souvent assez triste d’être celui qui fait apparaître ce qui est caché, surtout s’il doit utiliser des moyens policiers ou soudoyer des domestiques afin d’obtenir des renseignements, et qui peut aller jusqu’à suivre quelqu’un dans la rue sans se faire remarquer (Coupable ?... Non coupable ?).

Mais le recours aux pseudonymes contribue surtout à soulever ce problème de l’auteur, dont il s’agit pour Kierkegaard d’abolir l’idéologie causale mécanique. C’est bien l’œuvre qui crée poétiquement les auteurs et non l’inverse. Enfin, la fiction du nom de l’auteur organise un tout autre rapport aux lecteurs-trices. Disons que, dans les termes kierkegaardiens, cela correspond à la méthode de la communication indirecte avec les lecteurs (méthode à laquelle la fin du volume 2 offre des justifications).

 

Le religieux et l’esthétique

Pourquoi donc Kierkegaard prend-il la plume – ou des plumes ? La mise en relation des ouvrages de début et de fin de carrière permet elle-aussi de revenir sur cette question de l’auteur, sous un autre angle. En 1848, au moment où le peuple danois est dans la rue pour obtenir une monarchie constitutionnelle, Kierkegaard rédige deux opuscules sur son activité d’écrivain, dont le traducteur explicite les titres, tout en renvoyant à une conférence qui n’a pas été reprise dans les volumes de la Pléiade. Car dans cette texte intitulé La dialectique de la communication éthique et éthico-religieuse, Kierkegaard se désigne lui-même comme un « auteur religieux ». Ce qui est incontestablement une manière de faire retour et bilan sur son œuvre est-il aussi l’expression d’une conscience d’être mal aimé et incompris ? Kierkegaard veut surtout qu’on retienne une chose : qu’il est « un auteur religieux ». De quoi s’agit-il ? D’abord de souligner qu’on ne peut opposer symétriquement l’esthétique et le religieux dans son œuvre. Toute l’œuvre est guidée par un fil rouge : la tâche de devenir chrétien.

Cela s’entend en un sens particulier. Kierkegaard a toujours distingué chrétienté et christianisme authentique, civilisation chrétienne et spiritualité chrétienne. En l’occurrence, les écrits répartis sur les deux volumes ne cessent de le réitérer, relativement au présent qui le concerne. Le christianisme consiste en une libre volonté de répondre au message du Christ. À ce titre, il faut non seulement aider à des conversions, mais surtout réintroduire du christianisme dans la chrétienté luthérienne qu’il a sous les yeux, le luthéranisme étant, de surcroît, religion d’État.

Aussi Kierkegaard peut-il insister sur le fait que le religieux, chez lui, n’est pas une dimension postérieure aux premières démarches, en particulier à l’esthétique. Il est intrinsèque à toute son expression, depuis les premiers écrits, et il guide la lecture de son présent. Et l’œuvre entier prend à bras-le-corps les rapports de l’éphémère (l’esthétique) et de l’éternité (le religieux). Le religieux est présent dès le commencement, écrit-il. Par conséquent, être un écrivain religieux, c’est servir la vérité dans l’abnégation, laquelle requiert, ainsi qu’il est écrit dans Crainte et tremblement, effort et responsabilité, dans la solitude et la nécessité de parler contre le présent. C’est donc comprendre que l’activité d’écrivain religieux doit consister à rendre manifeste l’illusion chrétienne, celle des Églises et des théologiens, et à procurer une vision pour devenir chrétien. À quoi servent tant d’allusions ou de citations bibliques dans les textes, que le traducteur, pour le bonheur de la compréhension des lecteurs, réfère à chaque fois ? Cette tentative se produit toujours dans le radicalisme, la passion de l’inconditionné et le refus de tout compromis, ce que Kierkegaard appelle le courage de douter, et de douter de tout. Mais peut-on demeurer indéfiniment dans le doute ? Comme la toupie, ne finit-on pas par tomber ?

 

Une écriture et une oreille

En relisant les œuvres que sont La Reprise et Le concept d’angoisse (1844)   , par exemple, on se retrouve face à plusieurs représentations possibles de l’existence et à des considérations essentielles sur le rapport entre l’âme et le corps orienté vers l’analyse du concept de liberté. Certes, Kierkegaard pose rapidement que le corps est l’organe de l’âme, mais il n’en va pas de même pour la question de la liberté et du démoniaque, qu’ils relèvent ou non du péché. Si Adam a introduit le péché héréditaire dans le monde, son péché conditionne aussi bien la culpabilité que la sexualité par laquelle commence l’histoire de l’espèce. Mais, insiste Kierkegaard, on considère en général ce récit biblique avec désinvolture. Il est dégradé en mythe, au point que l’on sépare le péché de la culpabilité. Ce qui trompe souvent, c’est une manière erronée de se croire innocent (et Kierkegaard, qui emprunte volontiers des termes à Hegel, précise bien qu’il ne s’agit pas là de l’immédiat). Le retour à la foi chrétienne s’impose d’autant plus. À contretemps de l’époque.

C’est ainsi que les notions centrales de la religion chrétienne sont reprises et ressourcées : « péché », bien sûr, mais surtout « liberté », « tentation », « mal », etc. Kierkegaard réactive notamment une notion chrétienne de l’« angoisse », qui est à la fois celle d’Abraham, et celle qui dessine le « sexe faible », puisque « d’un point de vue éthique, la femme culmine dans la procréation », écrit-il (!). Où l’on voit encore que les différents « auteurs » des écrits, donc Kierkegaard, ne cessent de développer des manières spécifiques de prendre la parole, de questionner, de répondre, de construire la circulation de la parole et ses fins (par le dialogue, le traité, la méditation, le discours, le sermon, ou même par le conte). Ils recentrent aussi clairement l’opposition entre sophistique et philosophie. Comment faire confiance au langage, mais en même temps, comment ne pas lui faire confiance ? La condition langagière humaine reste cependant ce qui nous constitue en inter-locuteurs.

Finalement, d’un ouvrage à l’autre, ces écrits visent à permettre à l’auteur de se comprendre soi-même. La notion d’angoisse passe ainsi de Ou bien… Ou bien… au Concept d’angoisse, alors que ces écrits ont des teneurs entièrement différentes. Au total sa résurgence oblige à se poser la question du rapport entre l’individu et l’humanité, entre l’individuel et l’originel, entre le mal et le péché (qui sans doute n’est pas un concept mais ne peut être cantonné non plus à la psychologie).

Or, dans Ou bien… Ou bien…, l’auteur nous fait passer de la question de l’écriture et du langage à celle de la musique. Dans la première partie, il attire l’attention sur le fait que Don Juan – le personnage et l’œuvre de Mozart – est essentiellement un personnage musical. C’est sans doute la partie de l’œuvre de Kierkegaard la plus connue, et qui impose de répondre à la question : de quelle oreille exercée (attentive, amoureuse) dispose-t-il pour entendre une telle situation musicale dans Don Juan ? Une oreille qui trouve son lieu dans la salle de concert, puisque « La musique n’existe qu’au moment même où elle est jouée, car même si on sait très bien lire la musique et si l’on est doué d’une vive imagination, on ne peut nier qu’elle n’existe, quand on la lit, que dans un sens figuré. En vérité, elle n’existe que lorsqu’elle est exécutée ».

Kierkegaard avoue d’abord qu’il doit tout à Mozart. Il livre ensuite une étude particulièrement passionnante de Don Juan, le séducteur (ou plutôt trompeur) sublime :

« Don Juan est un séducteur jusqu’au plus profond de lui-même. Son amour n’est pas mental, mais sensuel, et l’amour sensuel, par sa conception, n’est pas fidèle mais absolument perfide, il ne s’arrête pas à une seule mais s’étend à toutes, c’est-à-dire que toutes sont séduites, car il n’existe que dans le moment »   .

La figure musicale de Don Juan nous introduit à l’expression du démoniaque, déterminé comme la sensualité (telle qu’elle sera « reprise » dans Le concept d’angoisse). Cela dit, cette figure permet surtout à l’auteur d’explorer les stades du désir et les métamorphoses qu’il y observe (Chérubin, Papageno, Don Juan), en général d’ailleurs en opposition à Faust. En voulant montrer la signification de l’érotique musicale, et que l’éros immédiat est identique à l’éros musical, Kierkegaard précise à juste titre que toutes les femmes sont des proies pour un Don Juan qui vise seulement la féminité et non pas telle femme, ou cette femme, qui est différente d’une autre. Il faudrait corréler ce propos à la référence à des femmes dans les ouvrages : Marie Beaumarchais, Donna Elvire, Marguerite, etc. Il faudrait encore le mettre en relation avec non une certaine misogynie dont Kierkegaard donne parfois la preuve   . Dans tous les cas, c’est justement parce qu’il aboutit toujours et qu’il peut toujours recommencer que Don Juan devient épique. Sa vie est la somme des moments distincts, qui n’ont aucune relation entre eux. La vie de Don Juan, comme le moment musical (l’air du champagne !), est une addition de moments, de même que le moment est une somme de moments.

 

Des concepts

La « nouvelle philosophie », puisque tel est le nom que Kierkegaard lui donne, s’ancre dans les notions énumérées dans cette trop brève notice : reprise, angoisse, etc. Toutes ces notions qui traversent les préoccupations de l’amour, de la fidélité et de la rupture. On connait le terreau qui les fait fructifier : l’amour de Régine Olsen, puis la rupture des fiançailles, et après les regrets. Toutes aventures qui permettent d’explorer la rencontre, et les troubles de l’occasion, les bouillonnements de l’esprit qui fluctue « comme une mer déchainée sous les orages de la passion ». Peut-on vraiment chercher à se poser sur les flots déchaînés du cœur, « comme il est beau d’être amoureux, comme il est intéressant de savoir qu’on l’est » ? Et lorsqu’on a rompu, que signifie la reprise ? Certainement pas une réminiscence, ni un retour à la phase première. Il est question ici d’un geste existentiel : un second commencement, le même mais toujours autre ; une vie nouvelle, celle de la créature réconciliée.

Mais attention aussi aux lectures édifiantes de cet auteur. Kierkegaard demeure un pèlerin de l’absolu, promouvant l’inconditionné dans le fugitif, et le faisant sentir dans les variations de l’intensité des écrits. Le traducteur ne cesse de le souligner à juste titre. Face à l’infini, on comprend d’ailleurs fort bien le sentiment qui saisit l’humain, le sentiment de l’angoisse, celle de la gratuité de l’être. Ce pourquoi l’ironie l’accompagne sans cesse (« J’ai vu cela, et j’ai ri »), comme un moyen de prendre ses distances avec toute chose.