La notion de « nature », espace originel et pur, pôle contraire de la culture, exprime plus de craintes qu’elle ne permet de penser le rapport de l’homme à son environnement.

On observe chaque jour la tendance militante qui consiste à convoquer les sciences pour conforter ses partis-pris, ou même ses engagements. Or les sciences n'obéissent ni à l'urgence du moment, ni à l’agenda des débats de société. Elles ne sont aptes ni à donner des réponses définitives, ni à donner des réponses tranchées politiquement – et ce n'est pas le sens de leurs démarches. Toute théorie n'est à ce titre que provisoire, et équivoque quant à ses traductions dans la décision politique. Les sciences construisent des scénarios, des hypothèses, au mieux des modèles. Face au désir humain de « protéger » la nature, qui s’est imposé au cœur de nos préoccupations et de notre actualité, elles doivent encore faire face à une autre difficulté : elles sont en effet sommées de répondre à des questions qui partent souvent d’une conception fausse de cette même nature, du fait, entre autres, de son anthropomorphisation.

 

Le wilderness : la nature sans l'homme

Catherine Larrère est professeure émérite de L'université Paris I, spécialiste de philosophie morale et politique. Raphaël Larrère est ingénieur agronome et sociologue. Il est directeur de la recherche à l'INRA. Ils lisent en commun le grand roman de la nature, pour séparer ce qui relève plus de la représentation des craintes humaines que d’une connaissance réelle de la « nature ». Ce terme dot en effet être nommé entre guillemets, car il est porté par un imaginaire qui en fait un concept confus.

La première croyance qu'examinent les auteurs, en prenant appui sur de multiples sources scientifiques, philosophiques et historiques, est celle qui voit dans la nature un espace originel, pur. Le wilderness initié par l’Américain Henry David Thoreau au XIXe siècle   est l’expression la plus aboutie de cette conception : il renvoie au caractère sauvage d'un paysage ou, depuis les années 1960, d'un milieu naturel. Sa définition peut être tirée du Wilderness Act qui introduit la notion dans les termes suivants : est qualifié de wilderness un milieu naturel tel que « la terre et sa communauté de vie ne sont point entravés par l'homme, où l'homme lui-même n'est qu'un visiteur de passage ». La nature est ici vécue sur le mode du sublime et de la pureté, ce qui explique l'opposition qu'elle introduit de façon rigide entre société et nature. Si on peut pénétrer l’espace wild, c'est seulement pour un moment bref et à des fins méditatives. « Or cette alternative n'est plus tenable, précisent les deux auteurs. [...] Nous ne pouvons réserver à quelques-uns l'accès à une expérience solitaire »   .

 

Les résurgences du colonialisme

Cette expérience du wilderness n'est en outre qu'occidentale et elle se rattache à l'expulsion, par exemple, des Aborigènes de Tasmanie, qui répondent ainsi aux colons australiens : « Votre nature, c'est notre culture »   . Si on va plus loin dans les manifestations de ce discours dual qui, derrière le souci de « protéger » la nature, oppose finalement l'autochtone au colon, la discussion autour des plantes exotiques dites invasives se donne à voir sous un autre jour. D'abord les notions d'invasion et d’exotisme traduisent toujours un refus de la rencontre avec l'autre. Gilles Clément préfère qualifier ces plantes de « vagabondes », dans son livre Eloge des Vagabondes (2002). Les graines et semences circulent. Ce qu'on omet de dire, précisent Catherine Larrère et Raphaël Larrère, c'est que les Européens ont longtemps pris le temps d'acclimater les plantes exotiques, alors qu'ils ont brutalement imposé leurs espèces domestiques aux nations indigènes assujetties par l’expansion coloniale. Cette réalité écologique permet de comprendre aussi ce qu'il doit en être d'un discours juste sur la nature : en premier lieu, il doit sortir des ambiguïtés de certains mots.

 

Assouplir le dualisme ?

« Nous n'envisageons pas tant de répudier une fois pour toutes le dualisme, que de chercher à en desserrer l'étau, en comptant sur ses ressources critiques, en jouant sur sa plasticité, sur sa capacité à intégrer des fragments d'autres ontologies, afin d'échapper aux périls conjoints d'un dualisme humaniste qui oppose l'homme et la nature, et d'un naturalisme moniste qui réduit l'homme à son existence biologique »   . Dans les paysages protégés, comme dans les espaces exploités ou dans les « terrains délaissés », il y a une dynamique de la nature qui ne se laisse pas réduire à un souci écologique de la préserver. Les perturbations introduites par l'homme sont aussi des facteurs de structuration des communautés biotiques.

Pour cette raison, Patrick Blandin rappelle que « toute situation actuelle doit être interprétée en fonction de son histoire »   . Si bien que l’enjeu n’est plus tant de préserver les équilibres de la nature, qui ne cessent en réalité de se déplacer, que de « piloter la biodiversité ». A la différence du « paysage » qui ouvre à la démesure du sublime, le « jardin », par sa mesure et sa diversité, forme le goût au beau, à la mesure... et à la morale. Le jardin d'André Citroën est à ce titre exemplaire, soulignent les auteurs. L'absence de dégradation confirme combien le beau peut-être porteur de valeurs morales.

 

Les deux modèles de la technique

S’il ne sert à rien de se lamenter sur les méfaits de la technique, il est désormais certain que l'on ne peut plus conserver l'optimisme cartésien qui consistait à faire usage de la technique afin de se rendre « comme maître et possesseur de la nature ». Ce qui pose difficulté, c'est que d'Aristote à aujourd'hui, on en est resté au modèle de la technique comme « poiesis », comme activité créatrice et productrice. Deux modèles différents président à cette réduction à la fabrication : le démiurge et le pilote. Leur « faire » est cependant différent. Si le premier tend à réduire la technique à l'acte de création et à sa domination sur la nature, le second insiste sur le « faire avec », sans prétendre à une quelconque maîtrise.

« Là où la fabrication met l'acteur dans la position du démiurge, qui fabrique le monde suivant une forme préétablie, puis le laisse aller selon le mouvement qu'il lui a donné, le pilotage insère une action dans un monde préexistant, que nous n'avons pas fait et avec lequel nous devons collaborer. [...] Il s'agit d'abandonner une attitude de conquérant pour devenir citoyen de la communauté biotique, ou pour reprendre l'expression de Carolyn Merchant, d'adopter une "éthique du partenariat" »   .

 

Repenser les rapports sociaux

L'ouvrage met à jour les enjeux qui découlent de la nécessité de rompre avec le modèle de la domination technique mais surtout sociale qui conduit à une domination sur la nature : « Comment pourrions-nous être libres dans une nature dominée ? » demandent les auteurs   . Disons-le autrement. Ce qui est en jeu, ce sont les rapports de domination que nous avons mis en place avec la nature. Il nous faut trouver un nouveau chemin avec nos semblables, repenser le politique en somme, pour sortir de cette logique d’une domination domestique de la nature par l’homme. Relisons Rousseau lorsqu'il explique notre tendance à « forcer » la terre. Pensons à Julie, dans La Nouvelle Héloïse : « La nature a tout fait, mais sous ma direction » : elle offre l’exemple d’un rapport à la nature qui n’est plus celui du démiurge, mais du pilote.

Il est donc temps de prendre au sérieux les autres propositions culturelles. Il nous faut croiser les champs des possibles. Si le mot « multiculturalisme » a un sens, ce ne peut être que celui d'un mouvement constant entre les diverses cultures, avant tout dans leurs rapports à leur environnement. Rien n'est encore joué.