Daniel Cohen fait le parallèle entre la société digitale et la société industrielle, appelant à critiquer la première comme la seconde l’a été en son temps.

Le nouveau livre de Daniel Cohen embrasse énormément de sujets au risque de perdre parfois son lecteur. Le rappel de faits ou d’épisodes bien connus de l’histoire des cinquante dernières années, qui occupe de nombreux chapitres et permet certes de s’immerger dans le contexte d’époque, semble quelquefois se substituer à une argumentation plus poussée. De sorte qu’il peut être difficile, à première vue, de saisir ce que l’auteur veut dire précisément.

 

Cycle économique et types moraux

« Il faut dire que les temps ont changé… » Chronique (fiévreuse) d’une mutation qui inquiète porte sur les relations entre le cycle économique, ses phases haute et basse, et les valeurs qui prévalent dans la société, en considérant sous cet angle les cinquante dernières années. S’agissant d’économie, il aborde ainsi l’épuisement des gains de productivité de la précédente révolution industrielle (liée à l’électricité et au moteur à explosion), l’intensification du travail et la financiarisation par lesquelles on a cherché à y suppléer, et, enfin, la révolution numérique, qui, grâce aux Big data et aux algorithmes, devrait permettre de renouer avec des gains de productivité plus élevés et une croissance plus forte. En ce qui concerne les valeurs, il traite de la contestation du taylorisme et de la société de consommation, de la révolution conservatrice, qui avait su se rallier une partie des classes populaires, et, enfin, de la montée du populisme, qui ont accompagné ces évolutions, comme autant de formes de contestation de l’ordre économique et social par des personnes que celui-ci laissait pour compte ou qui aspiraient à autre chose.

Les valeurs qui prévalent dans la société fluctuent en fonction de la situation économique, les périodes de forte croissance favorisant l’émergence de valeurs progressistes. L’insatisfaction vis-à-vis de la société industrielle et de consommation et l’aspiration à se libérer de celle-ci, qui s’étaient ainsi manifestées en Mai 1968, n’ont pas survécu à la crise économique, qui a alors favorisé le retour à des aspirations plus triviales et matérielles. La montée des inégalités et la stagnation des revenus des classes populaires ont fini par convaincre celles-ci de retirer leur soutien aux valeurs de la révolution conservatrice. La persistance de la crise, la dégradation ou l’absence d’amélioration de la situation de la grande majorité, auxquelles s’est ajoutée la crise financière de 2008, ont depuis offert un boulevard au populisme.

A une contestation de l’ordre social nourrie de l’espoir d’un monde meilleur a ainsi succédé une forme de contestation alimentée principalement par le ressentiment d’individus plus ou moins désocialisés. Et les partis populistes augmentent désormais régulièrement leur audience dans tous les pays développés, agrégeant une double détestation vis-à-vis des élites (en haut), mais surtout des immigrés (en bas). La situation peut être comparée à celle qui prévalait dans les années 1930, à la violence près, car nous vivons dans une société plus policée, explique Daniel Cohen, qui consacre deux chapitres, après quelques développements épars, à tenter de caractériser les formes actuelles de violence, sans véritablement conclure toutefois sur ce point.

 

Critiquer la société digitale

La dernière partie du livre (la troisième) traite de la société digitale. Daniel Cohen explique que celle-ci ouvre désormais, à travers la numérisation de l’humain, la possibilité de rendements d’échelle très importants et donc celle de renouer avec une forte croissance. Il a plutôt ici en tête le développement de l'intelligence articifielle que celui des plateformes, et donc plutôt Deepmind que Uber, même s'il aurait peut-être pu dire de manière plus claire qu'il s'intéressait à une nouvelle étape de la révolution numérique. Il en déduit, avec peut-être trop d’optimisme au regard des problèmes qu’il reconnait ensuite, que cette perspective devrait permettre de réarmer la critique.

Car la révolution numérique pose aujourd’hui de nombreuses interrogations. A terme, l’ordinateur pourrait ainsi surpasser l’homme et rendre celui-ci inutile ou la fusion entre l’humain et la machine déboucher sur une transformation de la nature humaine qui n’aurait a priori pas grand-chose de réjouissant. A plus court terme, on peut craindre que la numérisation se traduise par d’importantes suppressions d’emplois ; et, en tout cas, que se poursuive la polarisation des emplois que l’on a déjà constatée, qui conduirait alors tout droit à une majorité d’emplois de domestiques pour servir une petite élite de concepteurs de logiciels ou « manipulateurs de symboles » (selon la formule de Robert Reich). La manière de parer à ce scénario, explique l’économiste, serait de rechercher des complémentarités nouvelles entre l’homme et la machine en utilisant, par exemple, les opportunités qu’ouvre la virtualité. Il n’en dira pas beaucoup plus.

Mais au-delà du devenir du travail et des incertitudes qu’il recèle, la société digitale pose également le problème de la colonisation de notre monde vécu, pour employer une expression de Jürgen Habermas. De ce point de vue, les comportements des jeunes générations, accros aux smartphones et autres réseaux sociaux, peuvent déjà susciter l’inquiétude. Il existe du reste sur le sujet une littérature déjà abondante.

Daniel Cohen en appelle ainsi à développer de nouvelles critiques, tant sociales qu’artistes (pour reprendre la distinction faite par L. Boltanski et E. Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme   ), à l’image de celles qui avaient pu se dresser face à la société industrielle (à un autre stade il est vrai), pour éviter que le monde numérique ne nous enveloppe entièrement dans son réseau de surveillance et d’addictions. Il récapitule alors un ensemble de pistes, là aussi déjà identifiées, sans donner beaucoup plus de précisions, qu’il conviendrait d’explorer plus avant, comme la nécessité de réguler les GAFA   , en préservant pour les institutions publiques (l’hôpital et l’école en particulier) les moyens de réfléchir par eux-mêmes aux solutions que peut apporter l’intelligence artificielle, de lutter contre la disparition de l’intimité sur les réseaux sociaux, d’exiger la transparence des algorithmes, d’instaurer un revenu universel, où il dit voir un objectif que pourrait se fixer la critique sociale dans ce nouveau contexte, mais aussi de permettre à chacun de conserver une capacité de s’interroger sur ses besoins véritables, en dépassant ses propres obsessions numériques. Il note également au passage qu’il reste beaucoup de chemin à parcourir pour que le monde des nouvelles technologies converge vers l’exigence écologique d’un monde plus sobre. Autrement dit, tout reste à faire et urgemment, et, de fait, il a très certainement raison !