Un professeur de psychologie et un dessinateur s’associent pour faire le tour des principales conclusions expérimentales de la psychologie cognitive.

Economix, la bande dessinée d’introduction à l’économie publiée aux éditons des Arènes en 2014, avait rencontré un franc succès éditorial aux Etats-Unis et en France. Dans la même série, Psychologix promet d’expliquer « toute la psychologie » en bande dessinée. La formule est la suivante : un enseignant de psychologie (Danny Oppenheimer) et un dessinateur (Grady Klein) conçoivent un texte à lire sur trois portées : dans chaque case de la BD apparaissent un chapeau, des dessins, et des bulles correspondant au dessin. L’ouvrage est à la fois didactique – les chapeaux délivrent un enseignement – et humoristique, comme le veut la ligne éditoriale de la série. La vulgarisation est également une cause défendue de longue date par D. Oppenheimer qui reçut en 2006 un prix parodique de littérature (« IG Nobel ») pour un article (« Conséquences de l'utilisation abusive de la langue vernaculaire érudite : les problèmes de l'utilisation de mots longs sans nécessité ») dont le propos était de démontrer l’avantage des explications délivrées dans un vocabulaire simple.

 

Toute la psychologie expliquée en trois parties

L’introduction du manuel (« C’est quoi, ce bordel ») précise que toutes les affirmations avancées dans l’ouvrage découlent d’expérimentations respectant un « protocole ». Nous sommes donc dans le champ de la psychologie expérimentale. Le propos qui suit est tiré au cordeau. Trois parties, subdivisées chacune en quatre chapitres, progressent du plus simple au plus complexe. Présenté comme une monade dans la première partie (« Comprendre le monde »), l’individu est progressivement considéré dans sa relation aux autres dans les deux suivantes (« Se comprendre soi-même » et « Comprendre les autres »).

La compréhension du monde fait appel à quatre « tâches » de l’esprit que l’on peut isoler : « la perception et l’attention » (chapitre 1), « l’apprentissage » (chapitre 2), « la mémoire » (chapitre 3), et « la pensée » (chapitre 4). La démarche de la psychologie ici présentée repose sur la base de la philosophie de l’empirisme : les individus sont regardés comme autant de parties de la nature et sont donc appréhendés à travers des comportements pouvant être observés. Dans cette approche, les individus obéissent à une certaine régularité, et les conclusions tirées des expérience réalisées en laboratoires peuvent être généralisées. La « perception » étant celle des tâches de l’esprit qui peut le mieux être décrite dans une perspective matérialiste et mécaniciste, c’est par elle que le propos s’ouvre.

Pour chacune de ces tâches, l’esprit est présenté comme devant faire des choix : quand il perçoit des objets, il choisit en réalité d’en retenir certains parmi tous ceux qui l’entourent ; quand il mémorise, il choisit d’ancrer ses souvenir à partir d’« informations visuelles » ou d’« informations verbales ». La pensée quant à elle est dominée par « l’économie cognitive » qui consiste à tirer un profit maximal à partir d’un minimum d’effort cérébral. Dans la pensée, l’esprit fait le choix d’un certain nombre de « raccourcis mentaux », nommés « heuristiques », qui l’amènent par exemple à croire plus facilement aux évènements probables qu’à des hypothèses inattendues.

Dans la seconde partie (« Se comprendre soi-même »), D. Oppenheimer livre un certain nombre de règles générales sur la façon dont nous évaluons nous-mêmes notre propre jugement (« la métacognition », chapitre 5). De nombreuses études ont montré par exemple que nous avons tendance à surestimer nos connaissances. Nous renseignent également sur nous-mêmes les « émotions » (chapitre 6). Depuis la théorie de James et Lange, on sait que les émotions sont essentiellement induites par des modifications dans notre corps, explique l’auteur. A cette influence sur nos émotions s’ajoute celle de l’interprétation que nous faisons d’une situation, comme ont pu le montrer Shachter et Singer. Aussi faut-il regarder les émotions à la fois comme des « outils d’adaptation » et comme des véhicules d’informations peu fiables. Les gens par exemple évaluent une expérience passée en faisant la moyenne entre le pic d’intensité d’émotion auquel elle est associée, et son intensité finale.

Pour comprendre nos « motivations » (chapitre 7), il faut partir de la hiérarchie des besoins établie par Abraham Maslow : nos motivations relèvent d’abord des besoins physiologiques, puis des besoins de sécurité et d’appartenance sociale. Viennent ensuite l’estime et l’accomplissement de soi. En réalité, nos comportements sont plus complexes que ce que cette classification pourrait laisser penser, et nous donnons aisément la priorité à des motivations de rang supérieur, quitte à sacrifier des besoins plus élémentaires. Grâce à cette connaissance du fonctionnement des motivations humaines, les psychologues peuvent recommander des méthodes pour nous aider à mettre en oeuvre les objectifs que nous nous fixons. L’important par exemple est de définir ses objectifs avec précision, et étape par étape.

Le « stress » lui aussi nous enseigne sur nous-mêmes. Par « stress », il faut comprendre tout ce qui déstabilise l’organisme, et donc la santé humaine. Inversement, l’adhésion par la croyance et le sentiment de maîtriser sa vie peuvent avoir une incidence favorable.

La dernière partie du livre (« Comprendre les autres ») commence par un chapitre illustrant longuement l’équivocité du « langage » (chapitre 9), lequel « ne marche pas toujours comme on voudrait », explique l’auteur. Nous mettons donc en place des « stratégies pragmatiques » pour interpréter notre interlocuteur. Pour « cerner » la « personnalité » d’un individu (chapitre 10), sachons que cinq dimensions essentielles doivent être prises en compte : l’ouverture, le contrôle, l’extraversion, l’amabilité, et la négativité. Ces grandes catégories constituent des « traits de personnalité » (par opposition à des « comportements ») et peuvent faire l’objet d’une démarche scientifique car il s’agit d’éléments « stables » de la personnalité.

Nos actes dépendent aussi du contexte (chapitre 11), et en particulier de notre besoin de nous conformer aux normes sociales, mais aussi de notre besoin de nous soumettre à l’autorité et d’occuper le rôle que nous pensons avoir à tenir. Nos actes dépendent de la situation (on n’agit pas de la même façon quand on est pressé par exemple), et des arguments par lesquels nous nous laissons persuader. Enfin, les « stéréotypes et catégories sociales » font l’objet d’un dernier chapitre où il est expliqué que « réaliser des regroupements » nous est nécessaire pour économiser notre « énergie mentale ». Pour autant, ces catégories – rarement positives – ont toutes sortes de conséquences dommageables, en particulier lorsqu’elles fonctionnent au titre de « prophéties autoréalisatrices ».

Dans sa conclusion, D. Oppenheimer explique que l’ambition de la psychologie est de traiter la totalité de l’expérience humaine. Elle s’intéresse donc aussi à la psychopathologie : la différence entre le normal et le pathologique relèverait la plupart du temps d’une question de degré, en sorte que le fonctionnement psychologique normal nous renseignerait sur les pathologies, et inversement.

 

Psychologix dans l’histoire des psychologies expérimentales

Dans sa démarche de vulgarisation, l’ouvrage mentionne une série de théoriciens majeurs, au grès des questions traitées et sans perspective historique. Les choix théoriques qui orientent le propos de Psychologix ne sont pas mieux situés dans le temps. Pourtant, on aura constaté que le tournant des neurosciences n’a pas été pris en compte dans ce manuel : à aucun moment n’est mentionnée la découverte de la plasticité des synapses neuronales qui donna pendant plusieurs années l’espoir de pouvoir « expliquer » le fonctionnement du psychisme et assura une crédibilité aux programmes de remédiation des techniques cognitivo-comportementales (TCC). On ne rencontre pas non plus dans l’ouvrage de D. Oppenheimer l’idéal d’accomplissement par la création d’un parcours de vie - y compris atypique – qui imprime de sa marque les thérapies cognitivo-comportementalistes depuis les années 90.

Sans que cela ne soit dit, c’est une psychologie inspirée par le modèle cognitif des années 50 et par le « tournant émotionnel » des années 70 qui nous est présentée. Si le vocabulaire de l’encodage et du décodage de l’information est singulièrement absent du manuel, la référence reste néanmoins la « cognition », laquelle renvoie à la compréhension de l’intelligence humaine sur le modèle de l’intelligence artificielle. L’autre référence majeure de cet ouvrage est celle des « émotions ». Depuis les années 70, les théoriciens s’intéressent grandement à cette catégorie introduite pour contrebalancer le modèle numérique de l’esprit humain, jugé trop réductionniste. Les émotions sont décrites comme responsables de ce que D. Kahneman nomma en 1974 les « biais cognitifs ». Parmi eux, il faut compter au premier chef l’excès de confiance dans nos perceptions. Affectant systématiquement notre pensée intuitive, ces « biais cognitifs » influent sur nos décisions.

L’homme dont il est question dans les psychologies présentées par Psychologix est donc un individu devant faire des choix et prendre des décisions. Pour atteindre ses fins, il convient qu’il réussisse à ajuster les moyens qu’il met en œuvre. Il faut concevoir une psychologie relevant des « Social and Decision Sciences », désignées dans l’intitulé du département de la Carnegie Mellon University (USA) où D. Oppenheimer est professeur. La visée de cette discipline n’est aucunement thérapeutique : elle a été élaborée dans l’espoir de garantir une certaine prévisibilité des comportements humains. Elle peut avoir des applications dans des domaines tels que le marketing, les choix économiques, les politiques éducatives, etc. L’homme qui l’intéresse est l’homme qui agit en société. Le niveau de réalité auquel l’individu est saisi est celui du sujet pratique. Ce n’est pas celui de l’homme se posant des questions sur son destin.

 

Rencontre entre la psychologie cognitive et le trait d’esprit

Illustrant et soutenant le plus souvent le propos de D. Oppenheimer, G. Klein en pousse néanmoins régulièrement la logique. L’exagération est le procédé humoristique le plus souvent utilisé par le dessinateur. Humour inoffensif ou trait d’esprit ? Un exemple permettra d’en juger. Un des chapeaux du chapitre sur les émotions nous enseigne ceci : « On pense généralement que ce sont les émotions qui provoquent des modifications corporelles mais, en réalité, il semblerait que ce soit l’inverse »   . Dans la case, un homme poursuivi par un gorille prend ses jambes à son cou. Dans la légende, il s’explique : « Quand je vois un gorille, je suis effrayé … donc je m’enfuis ! ». Un professeur de laboratoire lui répond « Tu es effrayé parce que tu t’es enfui en voyant le gorille ! ». Bien sûr, le dessin ne vise pas à égratigner sérieusement l’affirmation de la psychologie expérimentale. Il sait qu’il y a peur et peur. Mais justement, les catégories simples (comme « la peur ») que la psychologie doit nécessairement construire pour adopter sa démarche empirique font toujours courir le risque de la confusion. Et le dessin de G. Klein ne manque jamais de le signaler, comme on le voit encore s’agissant de la « motivation ». Mentionnant la hiérarchie établie par Abraham Maslow entre différentes « motivations », D. Oppenheimer explique que celles-ci vont, par degrés, des « besoins physiologiques » à « l’accomplissement de soi ». Dans le dessin de D. Klein, une jeune fille sautillante et enjouée déclare « Je suis motivée par la poésie, la musique, la vérité, et les bougies parfumées »   . Puisque tout est « motivation », puisque les aspirations les plus élevées peuvent être rabattues sur le vocabulaire mécaniciste du stimulus d’où est issue la « motivation », les aspirations spirituelles peuvent se mêler allègrement à l’essence subtile des parfums.

Au-delà des apories des catégories utilisées pour la recherche expérimentale, que dit le dessin de G. Klein sur les grands postulats de la démarche des psychologies scientifiques ? Celles-ci, qu’elles relèvent de la psychologie comportementaliste, des « sciences sociales », ou de la psychologie cognitive, s’intéressent moins à des individus à des populations. Les protocoles expérimentaux consistent à comparer des groupes à des groupes de contrôle, et D. Oppenheimer reconnaît sans nuances que cette démarche implique d’abraser les différences et les cas particuliers : « on est sûr que les exceptions individuelles s’annulent d’elles-mêmes » car « il y aura sans doute les mêmes exceptions dans chacun des groupes », écrit-il. Or, face à cette démarche, le dessin de Grady Klein confronte des affirmations généralisantes à des exemples, abstraits certes, mais individuels. Par les artifices auxquels il doit avoir recours pour formuler la pensée de ces personnages, il met aussi en question certains aspects des protocoles opératoires.

En effet, dans une de ses affirmations généralisantes, D. Oppenheimer explique que « Quand une tâche nous paraît facile, nous nous croyons supérieurs à la moyenne dans ce domaine »   . G. Klein dessine alors une femme filant à vive allure au volant d’un bolide, cheveux aux vents, mains derrière la nuque, et sourire aux lèvres. Elle déclare « Je suis meilleur conducteur que la plupart des gens… surtout avec le pilotage automatique ». En formulant le « sentiment de supériorité » en une bulle où la pensée informulée se trouve dépliée, la bande dessinée interroge la conception opératoire du langage qui sous-tend toute la démarche des protocoles expérimentaux et leur permet d’obtenir des données exploitables statistiquement. L’hypothèse de la dénégation en particulier est ouverte, car en pensant/disant « Je suis un meilleur conducteur que les autres », le personnage laisse entendre qu’elle envisage aussi bien qu’elle pourrait ne pas être aussi supérieure qu’elle le pense/dit. La déclaration bravache du personnage de bande dessinée plaide pour une lecture beaucoup moins univoque que ne le font traditionnellement les psychologies expérimentales afin de tirer des conclusions.

Le dessinateur ne cherche aucunement à discuter les affirmations des psychologies expérimentales. Mais son point de vue se présente plutôt comme une échappée hors de la perspective – nécessairement étroite – qu’elles donnent de l’homme. Elles sont réductrices par méthode, et le dessin très inspiré de D. Klein ouvre avec grâce une fenêtre pour échapper à des partis pris qui ont leur logique, mais qui peuvent être perçus comme insuffisants. Cette fonction du dessin apparaît bien devant une formulation de D. Oppenheimer qu’il faut bien qualifier de caricaturale : « Il existe une méthode bien plus efficace que n’importe quelle motivation. A force de pratiquer une activité, elle devient automatique, et c’est alors qu’on a le plus de chances de réussir »   . Un des postulats des méthodes d’entrainement encouragées par les psychologies expérimentales est effectivement que l’homme, une fois conditionné, peut acquérir de nouvelles habitudes plus à son avantage. Et le dessin répond à cette proposition à travers une petite fille jouant allègrement au piano et déclarant : « Je ne suis pas du tout motivée… mais ça ne m’empêche pas de jouer ». L’espièglerie semble tenir ici au pied de nez effectué. Contre l’encouragement au désengagement subjectif, elle invente une jouissance là où l’on avait voulu la chasser. Devant une telle séquence, il faut reconnaître à D. Oppenheimer l’élégance de laisser opérer la rencontre entre la psychologie cognitive qu’il enseigne et le trait d’esprit.

Mille autres points mériteraient d’être interrogés dans ce manuel, comme la place accordée aux émotions « positives », la tentation d’expliquer jusqu’à « l’origine » des pensées et des émotions humaines, mais aussi ce curieux déplacement de l’imaginaire de la psychologie cognitive vers un imaginaire de l’épuisement des ressources naturelles : « Nous n’avons tout simplement pas les ressources mentales » écrit cet auteur né après la crise du pétrole   . « Donc, pour optimiser le rendement, nous cherchons en permanence à économiser nos ressources mentales »   . Il reste que la richesse de la bande dessinée tient avant tout à la tension entre un effort pour tenir un discours rationnel et les fugues auxquelles se livrent régulièrement les personnages du dessin pour échapper à une anthropologie, étroite par méthode.