Un essai d’ego-histoire qui fait le parallèle entre l’adolescence des enfants des « Trente Glorieuses » et les mutations de la société française de l’époque.

En 1998, le sociologue Jean-Pierre Le Goff publie Mai 68. L’héritage impossible   . Plus récemment, ce contributeur régulier de la revue Le Débat a analysé les transformations de la société française avec La Fin du village   et Malaise dans la démocratie   . La France d’hier, publié à l’occasion du cinquantenaire de Mai 68, s’inscrit dans la continuité des précédents essais de Le Goff tout en adoptant un parti-pris autobiographique.

Pour le sociologue, en 1998, l’histoire de Mai 68 était principalement racontée par ses vainqueurs. Ses derniers érigèrent l’événement en mythe fondateur d’une nouvelle modernité, mettant de côté ses « aspects nihilistes », que Le Goff qualifiait alors de « gauchisme culturel ». A partir des années 2000, le récit s’inverse. Le Goff observe une « revanche générationnelle » contre « l’héritage impossible » de Mai 68, et en réaction à la transformation de la contre-culture véhiculée par le mouvement en un nouveau conformisme. Pour autant, selon Le Goff, il ne s’agit pas de « sombrer dans un nouveau règlement de comptes qui brouille les pistes et risque de tourner en rond. » Sinon, « [c]’est un autre récit inversé et tout aussi schématique que le précédent qui risque de prendre la place de la belle histoire antérieure racontée aux enfants. » Et Le Goff de rappeler une évidence : en dépit de ses répercussions et de leurs limites, Mai 68 n’est pas la source de tous nos maux contemporains.

Se plaçant sous le patronage du Stefan Zweig du Monde d’hier, Jean-Pierre Le Goff souhaite transmettre une « parcelle de vérité » aux générations actuelles. Il estime en effet crucial de revenir au contexte qui, plus de cinquante avant l’événement, explique son avènement. Pour cela, il est nécessaire de trouver « la bonne distance » afin de comprendre le « passage de l’ancien à un nouveau monde dont Mai 68 marque un des moments charnières. »

Le Goff propose alors un récit de son enfance et de son adolescence dans la Manche, plus précisément près de Cherbourg dans le Cotentin. Il revient entre autres sur l’environnement dans lequel il a grandi et sur l’éducation qu’il a reçue. Pour Le Goff, il existe un lien clair entre le malaise généré par ce contexte historique et l’envie de révolte de sa génération. A ce titre, son histoire « intérieure » est jonchée de « contradictions » qui éclateront au grand jour en Mai 68.

 

Grandir pendant les « Trente Glorieuses » en Normandie

Jean-Pierre Le Goff ne considère pas son parcours comme représentatif sans que celui-ci soit pour autant particulièrement singulier. Issu d’un milieu familial de marins-pêcheurs et de commerçants, ni pauvre, ni riche, il grandit dans une province encore marquée par le poids du catholicisme. Enfant du baby-boom et des « Trente Glorieuses », Le Goff est scolarisé dans des institutions privées et catholiques où les méthodes restent rudes en dépit des premiers signes d’évolution de la pédagogie. Ses parents placent leurs espoirs dans son instruction comme synonyme de mobilité sociale. Si, comme nombre de ses camarades, Le Goff s’arrange avec les obligations de l’éducation religieuse, il estime que celle-ci lui a laissé un goût pour l’introspection, mais également une culture chrétienne, aujourd’hui quasiment disparue faute de transmission familiale.

Les décennies précédant Mai 68 sont celles d’une transition : « Les promesses de la société de consommation étaient déjà dans l’air mais la culture populaire n’avait pas disparu. » Les rituels sont encore là et la transmission orale fonctionne toujours, comme lorsqu’il s’agit d’évoquer les souvenirs de la guerre qui ont marqué cette région où a eu lieu le débarquement. L’enfance et l’adolescence de Le Goff sont toutefois baignées de lectures : des contes d’enfant à Tintin jusqu’aux premières découvertes plus adules (encyclopédies de poche, romanciers catholiques, poésie, littérature classique via le « Lagarde et Michard », fréquentation des romans de Camus).

Dans les années 1950-1960, les changements vécus sont résumé par le mot « modernité », celle-ci étant à la fois technologique et sociale. La mécanisation de l’agriculture ou l’arrivée du nucléaire à La Hague sont bien acceptées à l’époque alors que cette « passion de la modernisation » nous paraît aujourd’hui surprenante. Si les traditions commencent à être bouleversées, certaines restent encore trop pesantes pour le goût des jeunes de la génération de Le Goff. Le progrès investit également la sphère domestique avec la démocratisation des équipements ménagers, puis de la télévision et de la voiture. Le temps consacré au loisir augmente en conséquence par rapport au travail. Pour autant, l’activité professionnelle reste centrale dans la vie des Français. Selon Le Goff, au mitan des années 1960, De Gaulle symbolise parfaitement cet ordre dans le changement qui sera mis à mal par les jeunes de Mai.

L’époque accueille de nouveaux univers sonores, avec le « yé-yé », ses transpositions françaises et surtout ses originaux anglo-saxons. Ces chansons rythment l’adolescence du futur sociologue et celle d’un monde à venir. La portée parfois critique de leurs paroles s’inscrit en fait dans la nouvelle société de consommation. Selon Le Goff, ces chansons traduisent davantage l’angoisse des jeunes liée à cette période de transition où le refus de l’ancien monde cohabite avec celui d’entrer pleinement dans le nouveau   , à l’image du morceau « My Generation » du groupe anglais The Who.

 

Mai 68 à Caen

Au lycée de Cherbourg, Jean-Pierre Le Goff fait une découverte décisive : celle de la philosophie, grâce à un professeur belge charismatique et iconoclaste. Ces années sont pour lui celles du début du ras-le-bol, avec Bob Dylan en bande son. Le Goff considère d’ailleurs davantage le futur Prix Nobel de littérature comme le porte-parole de l’individualisme naissant que comme un musicien engagé. L’année du bac est chaotique : le jeune homme est collé, alors qu’il est pourtant un élève brillant, et doit passer le rattrapage.

L’année suivante, Jean-Pierre Le Goff part étudier la philosophie à l’université de Caen – où enseigne Claude Lefort –, qui en dépit de sa jeunesse est déjà sous-dimensionnée par rapport à l’afflux d’étudiants. Caen est une grande ville par rapport à Cherbourg, synonyme d’ouverture. Sur place, Le Goff s’engage progressivement dans la contestation, sans pour autant s’inscrire dans une affiliation précise au début. Il est déjà heureux de constater qu’il n’est pas le seul à éprouver un sentiment de révolte. Il souligne d’ailleurs la « forte dimension générationnelle » de cette colère, qui explique les jonctions possibles entre étudiants et ouvriers du même âge. Pour l’étudiant en philosophie qu’est Le Goff, Mai 68 sera la fin d’une forme d’ennui et le moment d’un bouleversement des statuts et des rôles.

 

Du jeune homme à l’essayiste

Dans les derniers pages de La France d’hier, les souvenirs autobiographiques cèdent leur place aux analyses de l’essayiste. Ce dernier rappelle que l’événement n’est pas surgi de nulle part. Ses causes combinent usure du pouvoir gaulliste, crise étudiante et générationnelle. L’excitation est bien sûr liée à la perspective d’une révolution sans qu’elle résumé pour autant les aspirations plurielles qui émergent alors. Plus que tout, pour Le Goff, l’événement témoigne de l’arrivée d’un nouvel acteur : le « peuple adolescent » issu de la société de consommation et des loisirs. Selon lui, ce peuple se nourrit également d’un nouveau rapport à l’information induit par la radio, puis la télévision, qui réduisent la distance à l’événement et entraînent un manque de recul. Ainsi, « [c]’est dans ce moment historique que l’adolescence va devenir un nouveau modèle social de comportement. […] L’adolescent devient un modèle type d’individu qui fait de l’intensification du présent un mode de vie qui a tous les traits d’une fuite existentielle et du divertissement pascalien. »

Jean-Pierre Le Goff juge toutefois que cette culture adolescente serait désormais confrontée à l’épreuve du réel des différentes crises que nous traversons. Reprenant les conclusions de ses précédents essais, le sociologue estime que notre malaise s’expliquerait par le retard dans la prise de conscience de ce changement de monde. Comme les jeunes de Mai 68, nous serions encore dans un entre-deux. En tant qu’interrogation existentielle, Mai 68 reste d’actualité : « En ce sens, la révolte étudiante de Mai 68 peut être considérée comme une révolution adolescente qui sur le moment a pu avoir des aspects de libération salutaires, mais qu’on ne saurait ériger en mythe fondateur pas plus qu’on ne saurait en faire la cause de tous nos maux. L’adolescence n’a qu’un temps, contrairement à ce que veut faire croire la société moderne. Que celui qui n’a pas été révolté lance la première pierre… »

 

La France d’hier, en tant que récit autobiographique, s’avère une lecture agréable, empreint de nostalgie et de l’idée d’une simplicité perdue, commune à La Fin du village, qui adoptait déjà un ton équivalent. Avec cette évocation normande, Jean-Pierre Le Goff contribue à décentrer le regard sur l’événement. Son expérience reste cependant celle d’un étudiant. Plusieurs passages relèvent de l’idéalisation rétrospective, comme sur la transmission du savoir, quand d’autres s’avèrent très stimulants, telle l’analyse du personnage de Tintin en tant que symbole d’un passage réussi entre deux époques. Concernant l’événement en lui-même, le récit du Mai 68 de Le Goff donne l’impression d’une certaine confusion, reflet de l’expérience d’alors du jeune étudiant. Par ailleurs, certains éléments de la conclusion laissent perplexes faute d’un développement suffisant.

Enfin, le choix de terminer le récit en juin 1968 est frustrant puisqu’il coïncide avec le début de l’engagement militant de Le Goff à l’extrême gauche. Evoqué de façon très rapide à plusieurs reprises, ce passé politique aurait justifié que le livre se prolonge, ne serait-ce parce que ce cheminement rend vraisemblablement compte de l’intérêt de Le Goff pour Mai 68, et de son point de vue sur l’événement

 

* Dossier : Mai 68 : retrouver l'événement.