Jonas montre comment la gnose n'est pas seulement une vieille forme de religiosité, mais toute une conception de l'existence.

La Gnose et l'esprit de l'Antiquité tardive de H. Jonas a la particularité d'être une recherche sur la Gnose qui a marqué l'histoire de l'étude de son objet en s'inscrivant au carrefour des méthodes et des sciences qui en traitent. Jonas s'appuie bien sûr sur la philologie et l'étude des sources littéraires lorsqu'il analyse les témoignages de l'esprit gnostique ; bien évidemment aussi, il se sert des acquis et des outils des historiens de la religion qui se sont penchés sur le sujet ; mais la grande nouveauté, qui fit et fait encore polémique, est son utilisation de la philosophie heideggérienne, telle qu'il se l'est appropriée, pour mener son enquête. Jonas veut en effet saisir le sens de la gnose à travers le sens de l'expérience existentielle qui lui correspond.

Son intérêt pour ce courant maintenu à la marge de la tradition intellectuelle occidentale s’exprime ainsi dans sa grande thèse qui définit le gnosticisme comme « le vécu angoissé d'une existence profondément étrangère au monde »   . Cette nouvelle édition ne comporte cependant que l'introduction de la grande étude de Jonas, déjà riche et conséquente, ainsi qu'une superbe introduction de Nathalie Frogneux qui éclaire le texte et permet d'en mesurer la force, la pertinence, l'aspect novateur et pour certains dérangeant. C'est au moins autant que la longue et claire introduction, que du texte lui-même, que nous essayons de faire ici le compte-rendu.

 

Jonas en son siècle : hypothèses et débats

Jonas s'est intéressé très jeune et très longtemps à la gnose. Son intérêt pour ce courant de pensée date de 1926, quand il participe, à Fribourg-en-Brisgau, au séminaire du théologien R. Bultmann portant sur « la connaissance de Dieu dans la quatrième évangile ». Très impressionné par son élève, Bultmann l'incite à poursuivre ses recherches qui aboutiront à un doctorat de philosophie soutenu en 1928 et mené sous la direction de Heidegger, portant sur Der Begriff der Gnosis (le concept de Gnose). Par la suite, même si l'essentiel de son travail sur la gnose date d'avant la seconde guerre mondiale, Jonas ajoutera encore à la réédition de son livre La Gnose et l'esprit de l'Antiquité tardive, en 1964, un nouveau chapitre consacré aux textes découverts à Nag Hammadi. En 1996, sa fidélité à ce sujet de préoccupation fondateur se manifeste encore dans sa participation à un colloque sur le gnosticisme.

L'analyse de Jonas s'appuie sur les textes gnostiques disponibles dans les années 1930, c'est-à-dire essentiellement des textes d'auteurs antignostiques qui citent ou résument les penseurs gnostiques, comme Irénée de Lyon (IIe siècle) ou Epiphane de Salamine (IVe siècle). En effet, les gnostiques, élitistes et persécutés, ont développé un culte de l'ésotérisme qui a empêché la diffusion directe de leurs thèses. Le texte de Jonas est donc antérieur à la découverte des textes à Nag Hammadi, en 1945, qui ont profondément renouvelé la connaissance de la gnose. Cependant, après ces découvertes, et quoi qu'en pensent ses détracteurs, Jonas considérera que ses analyses se trouvent renforcées par ces dernières.

Pour Jonas, on peut décrire le gnosticisme en étudiant les motifs présents dans les écrits antignostiques. Sa cosmologie est marquée par un dualisme anticosmique : le monde dans lequel vit l'homme lui est hostile, il est façonné par l’opposition dualistes de contraires et non de complémentaires. Comme dans le platonisme, à cette différence de taille que si pour Platon le monde est un « contenant » inadéquat, il reste réceptif aux Idées. Dans ce cadre, la théologie gnostique est marquée par la rivalité de deux divinités : l'une liée au monde (mauvais) dont elle a usurpé le règne, et l'autre consistant en le vrai Dieu, transcendant, qui n'intervient pas dans le monde. Le seul salut possible réside alors dans la sortie du monde, dans le fait de se délivrer du monde, ce qui a pour préalable de savoir que le monde nous est étranger et que le démiurge qui le gouverne n’est qu’un usurpateur. La vie gnostique consiste alors à se préparer, de diverses façons, à retrouver le vrai Dieu en quittant progressivement toutes les enveloppes par lesquelles on est attaché au monde. Dès lors, la morale ne suppose pas un engagement dans le monde et la recherche de la vie bonne à l'aide de la vertu, mais une simple stratégie visant à se désengager et à se détacher du monde.

Le propre de la thèse de Jonas, et sa dimension spécifiquement philosophique, est qu’il met l'accent sur l'angoisse de cette condition humaine étrangère au monde dans lequel elle se déploie. Jonas prend part à de nombreux débats qu'il faut au moins évoquer, sans pouvoir les développer à la mesure de leur complexité et de leur intérêt. Le premier consiste à se demander s'il est possible d'unifier les différents mouvements de l'époque que Jonas étudie sous le nom de gnosticisme, comme il le fait. A cet égard, on peut légitimement critiquer les travaux de Jonas, sans que cela implique de les rejeter. Si on peut en effet reprocher à Jonas de reconnaître une unité factice à une diversité de mouvements, de doctrines et de manifestations historiques, et d'occulter cette diversité, force est de remarquer que cette tendance à la réification n’est pas le fait du seul Jonas, mais qu’elle est commune à l’ensemble des recherches des XIXe et XXe siècles. Toutefois si l’amalgame des courants gnostiques en une catégorie fixe et figée a souvent eu pour origine une volonté de mettre ensemble et sous un même nom diverses tendances « hérétiques » afin de les rejeter en bloc, tel n'est pas le geste de Jonas, qui ne fait pas sien ce cadre de la dénonciation des hérésies.

On peut de même interroger la pertinence de la catégorie jonasienne de « dualisme anticosmique » employée pour caractériser un tel mouvement. On a reproché à l'utilisation du terme de dualisme pour caractériser la gnose d’hériter de l'hérésiologie chrétienne antique et donc d'être inconsciemment prise dans ses schémas de pensée. Or pour Jonas, le dualisme anticosmique est lié au renversement de l'aretê (la vertu morale) classique, et donc irréductible à une critique à partir de valeurs chrétiennes. De plus, du cosmos grec, les gnostiques gardent l'idée d'ordre, bien qu’ils lui fassent subir une inversion, de sorte que le cosmos gnostique, concept négatif dans lequel l'homme est jeté malgré lui, devient autre chose que ce qu'il était primordialement. La divergence entre les compréhensions jonasienne et chrétienne de la gnose réside aussi en ceci que pour le premier, il ne fait pas de doute que la divinité est absente de ce monde   .

Fait aussi débat la possibilité de comprendre le mouvement gnostique comme un mouvement de révoltés : cette interprétation est explicite chez Jonas, pour qui dans le gnosticisme se trouvent « toutes les caractéristiques d'une rupture révolutionnaire »   . La dimension révolutionnaire de la rupture qu'opère la gnose tient pour Jonas, d'une part, à sa métaphysique qui consiste à refuser le monde hostile et duquel Dieu est absent, et d'autre part, au fait que chaque gnostique doit lui-même s'arracher à sa condition mondaine, dans un geste qui déchire et renverse le rapport à soi classique.

Enfin demeure pour le moins problématique l'hypothèse d'un esprit du temps qui s'étende sur cinq cents ans. Jonas décrit ainsi sa naissance : « Autour de l'an zéro de notre ère, un nouveau sentiment à l'égard du monde s'est développé dans les régions Est de la méditerranée et jusqu'au cœur de l'Asie profonde – et, pour autant que nous le voyions, spontanément et simultanément dans un large espace – , faisant irruption avec une force extraordinaire en dépit de toute la confusion du début et cherchant naturellement son expression propre »   .

 

Une lecture phénoménologique de la gnose

Alors qu'on pourrait interroger principalement le gnosticisme comme le résultat d'une époque troublée, déterminée par une situation économique, sociale ou politique bouleversées, Jonas reconnaît la pertinence de ces remarques mais refuse d'en faire le fondement de sa compréhension du gnosticisme. Ce que Jonas appelle la recherche « causale-psychologique ou réaliste »   entend le gnosticisme comme un « fait de vie » déterminé par des causes psychologiques. Il la juge insuffisante dans la mesure où elle ne laisse pas de place à la liberté de Dasein, mais le voit toujours déjà déterminé par des causes sur lesquelles il n'a aucune prise   . Parce que le gnosticisme est, pour Jonas, d'abord une doctrine religieuse qui manifeste un contenu spéculatif, il cherche à la comprendre en dégageant son fondement transcendantal, exprimé en termes heideggériens. Et pour mettre au jour ce qui s'apparente à la vision du monde gnostique, il convient de s'appuyer davantage sur les principes métaphysiques qui la structurent que, par exemple, sur les rituels.

Jonas procède ainsi, au départ, en adoptant une démarche phénoménologique, dans la mesure, où il recherche l'ensemble des « existentiaux gnostiques », des motifs qui constitueraient le plus petit commun dénominateur de la littérature gnostique. La méthode de Jonas est alors proche de celle des phénoménologues avec laquelle il partage l'ambition de décrire des phénomènes qui se présentent à la conscience: ici le phénomène étudié est le gnosticisme. Jonas relève ainsi les motifs à partir desquels on peut considérer qu'un texte est gnostique, à travers des sources littéraires éparses, et montre ce qui sous ces variations demeure constant   – et qui serait le mythe gnostique fondamental. Cela rappelle la méthode de la variation eidétique de Husserl, c'est-à-dire la méthode par laquelle on fait varier, en les imaginant, les différentes caractéristiques d'une essence pour voir ce qui la constitue comme telle, pour atteindre l'eidos invariable de la chose.

Jonas entend ainsi trouver une unité du phénomène gnostique, sous la diversité de ses formes, sans se cantonner à une typologie de doctrines qui seraient chaque fois singulières et donc incommensurables entre elles. Parmi ces motifs se trouvent entre autres : « un dualisme abrupt Dieu-monde », « le « Cosmos » comme royaume des ténèbres », « l'opposition hostie de la « Lumière » et des « Ténèbres » », « la « Création » comme conséquence d'une dépravation ou d'une chute partielle du divin », « l'existence terrestre qui, en tant que servitude en terre étrangère, marque comme telle une victoire des ténèbres », « l'élévation de l'individu grâce à la « gnose » au-delà de cet enchaînement mondain »   .

Par ailleurs Jonas adopte et revendique l'héritage de la philosophie heideggérienne de l'herméneutique de la facticité. Pour le Heidegger de l'herméneutique de la facticité (1919-1923), la tâche de la philosophie est de situer le comprendre au niveau pratique d'une attitude qui nous permet de nous y retrouver dans le monde. Dans ce cadre, le comprendre n'est pas un comportement cognitif, mais un mode d'être du Dasein, préalable à tout énoncé. Et c'est des instruments issus de cette pensée que Jonas se sert pour mettre au jour la conception gnostique de l'existence.

Par ailleurs, Nathalie Frogneux prend soin d'éclairer la genèse du texte en la replaçant dans son contexte à la fois philosophique et théologique. Elle fait remarquer que K. Barth fut le premier à poser l'exigence d'un comprendre dépassant l'explication historico-critique des textes en proposant une traduction de l'Epître aux Romains dans le langage de notre temps. Dès lors, l'ancienne herméneutique ne se justifiait plus que comme une propédeutique au comprendre. Ce qui est recherché, ce n'est plus la mise au point d'une théorie adéquate de l'interprétation des textes, mais celle du discours adéquat sur la révélation de Dieu dans l'histoire : « Qui est Dieu et que suis-je » ? Pour Barth, la pré-compréhension du message théologique de la Bible caractérise toute herméneutique, alors que Bultmann s'intéresse à une herméneutique philosophique pour améliorer l'herméneutique théologique, en se situant ainsi davantage dans la lignée de Schleiermacher. Barth part de la reconnaissance de la révélation de Dieu dans l'histoire, tandis que Bultmann, duquel Jonas suit les cours, n'y arrive qu'au terme d'une analyse sur les conditions linguistiques de cette rencontre.

Bultmann a joué un rôle important dans le renouveau des méthodes exégétiques, avec notamment ce qu'il appelle la « démythologisation »   . Bultmann développe son herméneutique à la faveur de sa rencontre avec la philosophie heideggérienne. Il opère avec l'aide de Jonas le passage de la terminologie de la théologie dialectique à celle de l'interprétation existentiale. Dans cette mesure, l'apport essentiel de Jonas fut de systématiser cette démarche. Dans la lignée de Barth et de Bultmann, Jonas déplace le centre de son analyse de l'objet (le texte interrogé) vers le sujet qui interprète – sujet qui, contrairement à l'ancienne herméneutique explicative, ne devra plus se faire oublier pour laisser parler le texte en toute neutralité et toute objectivité. Dès lors, si le sujet ne doit plus s'effacer pour atteindre une neutralité et une objectivité totales, il faut distinguer entre les préjugés et la présupposition que constitue la perspective propre de l'historien qui interprète les textes en posant les questions de manière propre. Si l'absence de présupposé est un devoir pour l'historien, prétendre à l'absence de présupposition n'est qu'un leurre. Pour Bultmann, comme pour Jonas, et à la différence de Barth, sous toute investigation historique se trouve en fait, avouée ou non, une position philosophique qui devrait être déclarée   .

Ainsi cet ouvrage nous donne à lire à la fois une analyse minutieuse et pertinente de la gnose et, en particulier grâce à la précieuse introduction de N. Frogneux, la façon dont a opéré Jonas pour construire sa méthode personnelle d'analyse et son ancrage philosophique, historique et théologique