Un ouvrage foisonnant mais qui laisse certaines questions sans réponse.

L’histoire des femmes sous la Révolution  est souvent abordée à travers le prisme des héroïnes, ces figures de femmes exceptionnelles qui, telles Marie-Antoinette, ont marqué la mémoire collective, laissant libre cours au mythe et au fantasme. En dehors de ces destins extraordinaires, l’histoire des femmes sous la Révolution et l’Empire est restée, aux XIXe et XXe siècles, dans les marges de la "grande histoire" : depuis Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe on considère que la Révolution "bourgeoise et misogyne" n’a pas contribué à améliorer la condition féminine. Des travaux récents ont cependant remis à l’honneur l’histoire des femmes en cette période de bouleversements politiques, économiques et sociaux, parmi lesquels ceux d’Arlette Farge, consacrés aux femmes ordinaires à Paris au XVIIIe siècle,  et ceux de Dominique Goudineau portant sur les "citoyennes tricoteuses"   . Jean-Clément Martin en écrivant l’histoire des "Femmes dans la Révolution et l’Empire", s’inscrivait  dans cette lignée et était mis au défi de proposer une synthèse sur un sujet vaste, controversé, en prenant en compte les acquis de l’histoire récente, ceux de l’historiographie française comme ceux de l’historiographie anglo-saxonne, influencée par les gender studies qui étudient les relations entre les hommes et les femmes. Le défi est globalement relevé : l’ouvrage de Jean-Clément La Révolte brisée. Femmes dans la Révolution française et l’Empire se présente comme une synthèse exhaustive sur la question, et  apporte une grande masse d’informations pour un nombre de pages relativement restreint.


Les Lumières favorables aux femmes ?

L’auteur a choisi une progression chronologique, ce qui lui permet d’insister sur l’évolution de la condition féminine au gré des différentes phases de la Révolution. Le premier chapitre s’ouvre par une évocation de la place des femmes dans la société pré-révolutionnaire. La fin de l’Ancien Régime en France est marquée par "l’extension de la visibilité des femmes" dans la société. C’est un fait établi qu’en cette fin du XVIIIe siècle on parle beaucoup des femmes, tout comme les femmes font beaucoup parler d’elles. Leur condition est cependant contrastée : certes les Lumières, tout comme la "société de cour" donnent aux femmes les moyens d’influencer les hommes et d’occuper une place importante dans la société. En témoigne le rôle joué par les femmes qui tiennent salon   , celui des femmes artistes ou écrivains   , celui de la reine, enfin, Marie-Antoinette, dont le goût influence la mode et les arts décoratifs.

Certes les Lumières sont également à l’origine de toute une réflexion sur les femmes, tant sur le plan physique, que sur le plan moral et intellectuel. Le discours médical s’intéresse à la physiologie féminine, tandis que dès 1760 le roi favorise les cours d’obstétrique, avec l’installation dans les provinces de matrones et de sages-femmes, qui, telles Mme du Coudray, tentent, par leur enseignement, de réduire les risques de mortalité liés à l’accouchement. C’est donc l’époque où certaines femmes commencent, timidement, à revendiquer la maîtrise de leur corps, comme l'illustre la diffusion, du haut en bas de la société, de pratiques contraceptives considérées à l’époque comme de "funestes secrets   ". La réflexion philosophique fait une large place aux femmes, et notamment à la question de l’éducation féminine. Lorsqu’en 1783 l’Académie de Besançon met au concours la question suivante : "Comment l’éducation des femmes pourrait-elle contribuer à rendre les hommes meilleurs ?", elle se fait l’écho d’un débat largement traité par les philosophes, depuis Rousseau dans L’Émile et La Nouvelle Héloïse, en passant par Choderlos de Laclos, Mme de Genlis ou Condorcet, un des penseurs les plus progressistes en la matière   .

Dernier fait qui semble aller dans le sens d’une amélioration de la condition de la femme à la fin du XVIIIe siècle : la promotion du couple, de l’intimité, du mariage d’amour - qui paradoxalement, implique la possibilité du divorce - nouvelles valeurs qui vont de pair avec l’émergence d’une nouvelle sensibilité au tournant du siècle, dont on trouve l’expression dans les ouvrages de Jean-Jacques Rousseau ou dans les romans anglais qui font alors fureur, tel le Paméla de Richardson. Mais il ne s’agit là que de faits ou de revendications isolées, qui ne doivent pas faire oublier le versant sombre des Lumières sur lequel Jean-Clément Martin insiste à juste titre : la fin du XVIIIe siècle coïncide aussi avec une explosion de la prostitution, de la littérature pornographique   et demeure, pour le commun des femmes celui de la "vie fragile".


Les femmes victimes de la Révolution ?

La Révolution française permet-elle aux revendications en germe à la "fin des Lumières"   de prendre corps ? L’ouvrage de Jean-Clément Martin apporte à cette question une réponse mitigée, comme le laisse entendre d’emblée le titre évoquant la "révolte brisée" des femmes. La Révolution commence par donner l’espoir aux femmes qu’elles peuvent  investir l’espace publique et prendre la parole : l’auteur rappelle sans s’y attarder le rôle joué par les femmes lors des émeutes populaires, celles d’octobre 1789, mais aussi celles de prairial, celui des "tricoteuses", dames de la Halles ou femmes du faubourg Saint-Antoine, ou celui des femmes-soldats. L’auteur rappelle également les revendications "féministes" auxquelles la Révolution a donné jour : ainsi le projet de Condorcet en 1792 prônant un enseignement primaire laïc, ou celui d’Olympe de Gouges qui rédige en septembre 1791 La Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne où elle ajoute ou substitue "femme" à "homme" dans chaque article de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

Cependant, ces rares revendications sont très vites "entravées" et la Révolution tend à rejeter la femme dans la sphère privée, à limiter ses interventions dans la sphère publique, à lui interdire toute activité dans la sphère politique. Manon Roland, une des héroïnes de la Révolution résume cette pensée lorsqu’elle explique que les femmes "doivent inspirer le bien et nourrir, enflammer tous les sentiments utiles à la patrie, mais non paraître à concourir à l’œuvre politique   ." En conséquence, l’action militante des femmes pendant la Révolution sera limitée et les réformes légales et institutionnelles susceptibles d’influencer la vie des femmes ne concerneront que la sphère privée (le divorce) et non la sphère publique (les femmes restent exclues de la vie politique et du suffrage universel puis censitaire). Les femmes ne seront donc pas actrices de la Révolution qui les cantonnera dans des rôles bien restreints, celui de la "déesse" des fêtes révolutionnaires, celui de la mère au sein du foyer, et celles qui tenteront d’agir, d’influencer le cours des évènements politiques le paieront de leur tête, en témoigne les destins tragiques de Charlotte Corday, de Manon Roland ou de Théroigne de Méricourt.

L’auteur montre aussi que les femmes étaient des victimes toute désignées de la violence révolutionnaire : lors des massacres de septembre, lors des "tueries républicaines" ou des guerres de Vendée, les femmes furent soumises des tortures et des humiliations qui ne sont pas sans évoquer les violences de guerre subies par les femmes lors des tragédies de l’époque contemporaine. Ces violences de guerre sont aussi le lot des femmes à l’époque des guerres napoléoniennes : il n’est que de voir les gravures de Goya, Les Horreurs de la guerre, visibles actuellement à  Paris au Petit Palais, pour s’en persuader   .

Le Directoire puis l’Empire semblent renforcer les entraves et continuer de brimer les premières revendications "féministes". L’après Thermidor et le Directoire se marquent, c’est là un fait bien connu, par une libération des mœurs, mais l’époque des "Merveilleuses et des Incroyables" n’est pas autrement favorable à la "révolte des femmes", pas plus que ne l’est l’Empire de Napoléon, qui se marque par une "virilisation" de la société. Les femmes n’ont de rôle à jouer qu’au sein de la famille, considérée le garant de l’ordre social. C’est désormais dans le Code civil que sont inscrits les principes qui régleront au XIXe siècle la vie des femmes : le mariage est défini comme un "contrat civil perpétuel par l’intention présumée des contractants", le divorce n’est possible qu’en cas de motifs bien précis (l’adultère, la condamnation à une peine infamante, les sévices et excès et Bonaparte insiste pour faire inscrire dans le Code le divorce par consentement mutuel), les transmissions de biens se font en direction des enfants légitimes uniquement, les enfants adultérins étant privés de tous droits. Au sein de "cette société codifiée", où "les continuités l’emportent sur les changements", c’est le retour aux pratiques de sociabilité issues de l’Ancien Régime, telles celles des salons et des cénacles, qui continuent d’assurer aux femmes une part de visibilité au sein de la société impériale - visibilité dont l’Empereur d’ailleurs se méfie, en témoigne la surveillance qu’il fait peser sur Germaine de Staël, une des femmes de lettres de la période restée célèbre.


La Révolte brisée est un livre foisonnant, "bigarré", qui apporte une multitude d’informations concernant l’histoire des femmes à une période cruciale de l’histoire, mais particulièrement difficile à appréhender pour l’historien du fait même de sa richesse, et des controverses qu’elle suscite. Il faut donc louer l’auteur d’avoir su, dans cet ouvrage, évoquer les figures féminines mythiques de cette période où Marie-Antoinette et la du Barry voisinent avec Charlotte Corday, Mme Roland ou la duchesse de Berry, en  évitant les poncifs et en les mettant en parallèle avec le destin des femmes ordinaires. Louable également était le parti pris de faire place à des approches multiples, faisant appel à des domaines aussi variés que l’histoire des représentations ou que l’histoire de la mode et du costume. Cependant la "bigarrure" de l’ouvrage, évoqué par l’auteur lui-même en conclusion, n’est pas sans inconvénients. L’ouvrage risque de déconcerter, par l’accumulation d’exemples, qui masque quelque peu la progression des idées, confrontant le lecteur à une masse d’informations dont il ne lui est pas toujours facile de débrouiller le sens. La question de savoir quel fut l’impact de la Révolution sur la condition des femmes, sur leur vie quotidienne et sur leurs représentations littéraires et figurées est loin d’être élucidée, la multiplicité des "pistes" ouvertes par J.-C. Martin dans La Révolte brisée en témoigne.


* À lire également sur nonfiction.fr :
- la critique de ce livre par Anne Gauvillé.

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Crédit photo : wallyg / Flickr.com