Comment la re-connaissance passe par des dispositifs permettant de guider le regard et la pensée.

Ce que nous "voyons" relève généralement d’une certaine forme d'évidence. Cette dernière est pourtant le fruit d'un apprentissage, d'une mise en perspective, d'une contextualisation. Nous voyons à travers le prisme d'une culture, d’une époque, d’un paradigme, d’une épistémè dirait Foucault. Ce que les anthropologues décrivent comme la "variabilité culturelle des catégorisations". Ce nouveau numéro de Gradhiva, revue éditée par le Musée du Quai Branly, propose un dossier intitulé "Voir et reconnaître, l’objet du malentendu". Il invite à s’interroger sur ce qu’implique la reconnaissance d’une chose. À travers différentes approches, le dossier aborde l'intéressante et difficile question de l’observation.

Dans le premier article du dossier, Laurent Barry nous mène sur les traces d'une pré-pensée de l'hérédité (une pensée de la génétique avant la génétique) qu'il retrouve en étudiant des textes philosophiques et littéraires anciens. Cette hérédité avant notre hérédité (les trais physiques entre parents par exemple) a bien existé d'après lui, mais sans les fondements scientifiques et sans le substrat biologique que l’on connaît. Reconnaître une personne passe ainsi clairement par d'autres épreuves que par celle du test ADN.

D'une reconnaissance formelle à partir du visible, nous passons à une autre forme de reconnaissance. Avec son article consacré à l'intégration de l'art pariétal à la science et au terrain archéologique, Béatrice Fraenkel nous rappelle que voir n'est pas forcément voir. Bien que l'existence de dessins sur les parois des grottes dont les archéologues fouillent les sols soit attestée depuis de nombreuses années, la discipline ne s'y intéresse tout simplement pas. Il faut que certaines circonstances soient réunies pour que ce qui a toujours été là, sans être vu, attire l'attention.

Jean-Pierre Goulard, à partir d'une gravure du début du XIXème siècle exhibant un groupe de sauvages en habits traditionnels relie les divers éléments constituant cette image à la manière de voir tant du grand public, que des savants ou de l’État. Chacun peut ainsi classer convenablement ces sauvages selon ses propres besoins et repères, et, ainsi, pouvoir les reconnaître comme sauvages avec leurs spécificités et leurs différences par rapport à nous.

Dans un autre registre de la reconnaissance, Dimitri Karadimas nous entraîne en Amérique du Sud afin de nous montrer comment la figure chrétienne du diable s’intègre et se fond dans la cosmologie traditionnelle amérindienne de certains groupes du Nord-Ouest amazonien. Les missionnaires véhiculent des images du diable dans lesquelles les indigènes reconnaissent les attributs d'une divinité traditionnelle : Yurupari.

L'article de Sandra Revolon, en décrivant l'émergence dans les rites des Owa d’un nouvel objet – "le bol des hommes" –, nous donne une vision dynamique et réflexive de la reconnaissance. Société mélanésienne vivant sur l'île d'Aorigi à l'est des îles Salomon, les Owa sont en contact et commercent avec les Occidentaux depuis le milieu du XIXème siècle. Ces fameux bols, destinés au départ au commerce avec ces derniers, se sont progressivement intégrés aux rituels et ont petit à petit été considérés comme des objets puissants, allant jusqu'à reconfigurer les relations hommes/femmes. Le bol, à la fois destiné à la vente et réservé aux rituels, a permis en même temps d'intensifier le commerce avec les marchands et voyageurs et d'instituer un nouveau rituel réservé aux hommes. Les Occidentaux reconnaissent dans ces objets nouveaux l’art ancestral des Owa qui, dans cet objet, reconnaissent maintenant un nouveau médiateur avec les esprits des morts au pouvoir supérieur à celui des anciens.

Gaëlle Beaujean-Baltzer nous invite à suivre le parcours de cinq "prises de guerre" ramenées par l'armée française de sa campagne au Dahomey. Exposées dans un premier temps au musée d'ethnographie du Trocadéro comme un ensemble cohérent, elles vont circuler au gré de leurs réinterprétations successives et voir leurs chemins se séparer. De trophées de guerre, certains de ces objets, depuis, ont acquis au musée du Quai Branly le statut de témoin de l'époque coloniale. Chacun de ces objets, à différents moments, en passant dans les mains de nouveaux experts, va être reconnu selon d'autres critères.

À travers les six exemples, nous sommes conduits à appréhender différentes modalités de la  reconnaissance des choses. La question du sens, commune à ces textes, est abordée comme un élément constitutif de la reconnaissance, sens qui naît de multiples manières, de l’analogie entre une chose et une autre à une autorisation officielle, etc. Observer n'est pas une action neutre, loin s’en faut. Pour tous ceux qui souhaitent entamer une réflexion sur ce qu’est l’observation.


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Crédit photo: Flickr.com/ photigule