Fruit de déambulations et de dialogues urbains avec des artistes, un portrait passionnant de Montréal.

Dans un article de 1967 intitulé « Sémiologie et urbanisme », Roland Barthes écrit que « nous devons être nombreux à essayer de déchiffrer la ville où nous nous trouvons, en partant, si nécessaire, d’un rapport personnel ». Pour élaborer la « langue de la ville », il faut multiplier les lectures de l’espace urbain en évitant les définitions rigides et figées. C’est précisément l’ambition du dernier livre de l’écrivain et journaliste littéraire Catherine Pont-Humbert. Dès les premiers mots, l’enjeu est de taille car « Montréal est plurielle, multiple, aléatoire ». Si, comme le propose Barthes, « la cité est un discours, et ce discours est véritablement un langage », le langage de Montréal est une construction hybride, née et nourrie de la rencontre, la fusion et la circulation des signes. Dans un ouvrage qui s’écrit au rythme des rencontres et des déambulations urbaines, il s’agit pour l’auteure de dresser un portrait en fragments de la ville, de donner forme à l’identité complexe et ambivalente d’une cité vécue, racontée et réappropriée par ses artistes créateurs. Catherine Pont-Humbert réussit ici le pari de joindre la reconstruction d’une topographie urbaine au dialogue interdisciplinaire dans le champ artistique. Écrivains, comédiens, musiciens, artistes visuels, hommes et femmes de lettres et de scène échangent avec l’auteure, livrent leurs secrets, dévoilent leurs expériences et leurs souvenirs dans une ville qui ne cesse de se remodeler pour accueillir leurs récits.

Dans son introduction, Catherine Pont-Humbert définit son ouvrage comme à la fois un « portrait dessiné par le prisme de la vie culturelle » et « un carnet de voyage, au sens où le voyage est un déplacement de l’esprit et une initiation ». À Montréal, cet art de la double initiation culturelle et topographique est un appel à saisir la complexité de la ville. Avec ce livre, l’acte d’écriture s’apparente à une invitation au voyage, un désir d’immersion et de partage par-delà les frontières des espaces et les particularités des parcours. Cette invitation prend une dimension iconographique avec les portraits des vingt-quatre créateurs et les images des quartiers de la ville réalisées par les photographes Richard-Max Tremblay et Alex Tran. Des visages aux paysages, il y a le sens d’une réintégration de la création dans l’espace urbain. La traversée de Montréal s’effectue ainsi suivant cinq niveaux superposés : la mémoire, l’œuvre, le dialogue, le texte et l’image.

Entre Montréal et ses artistes, il y a d’abord un rapport d’identification symbolique, souvent à rebours des idées reçues. Pour l’académicien et auteur haïtien Dany Laferrière, le lieu de prédilection est un simple banc au cœur du square Saint-Louis, rappelant ses conquêtes amoureuses et ses aspirations de jeune écrivain lors de ses débuts littéraires. Pour la femme de théâtre Évelyne de la Chenelière, il s’agit d’une piscine à la sortie du parc Jarry, un endroit « où l’observation du monde alentour nourrit sa réflexion et son écriture ». De l’intime au public, il n’y a souvent qu’un pas. À Montréal, l’identité et le discours de la ville se forgent aussi « en partant de l’individu pour remonter vers le collectif ». Chaque artiste créateur développe un art de l’appropriation urbaine, façonné par la superposition et la circulation des expériences dans l’espace public. Il arrive également que l’identité urbaine soit littéralement réinventée par les œuvres des artistes. Au fil des pages, le visage de la ville se fait mosaïque de créations : le mobilier du village olympique créé comme un « corps à caresser » par le designer Michel Dallaire ; le Centre canadien d’architecture conçu par l’architecte Phyllis Lambert, « Jeanne d’ARChitecture » engagée dans la préservation de la mémoire urbaine ; La Voie lactée, cette œuvre de l’artiste Geneviève Cadieux qui représente les lèvres entrouvertes d’une femme couronnant le toit du Musée d’art contemporain de Montréal et dont la réplique en mosaïque est installée dans le métro parisien. Si la réécriture artistique de la ville suscite souvent des polémiques, le pouvoir d’identification et la puissance évocatrice restent toujours intacts. Entre l’espace urbain et l’artiste créateur, le dialogue tisse un lien dynamique qui n’a d’égal que l’énergie créative et l’ambiguïté irréductible de la ville.

Mais comment donc saisir l’essence d’une ville hybride telle que Montréal ? En multipliant les rencontres, Catherine Pont-Humbert favorise la variation des perspectives et ouvre le champ urbain au croisement des regards. Pour le dramaturge Michel Marc Bouchard, fin connaisseur de l’histoire de la ville, Montréal est une « utopie ». Cette désignation redéfinit la ville comme objet de quête permanente, ouverte à la fusion des signes et des références. Dans le champ identitaire hybride de Montréal, cette quête prend des formes mouvantes et dynamiques : croisement des influences française, anglaise et américaine, variations spatiales ouvertes à l’écologie urbaine, prolongement du multiculturalisme en nouvelles formes de dialogue interculturel. Pour l’artiste plasticien Michel de Broin, le paysage de Montréal se distingue par une forme de désordre qui appelle sans cesse la transformation et la créativité. Si l’image de la ville souterraine est un « pur fantasme », la réalité se lit plutôt dans une pratique élaborée de la juxtaposition et de la recomposition urbaines. Comme le résume Catherine Pont-Humbert, la beauté de Montréal est « un amalgame, un couper-coller qui produit un tissu urbain inspirant ». À cette dynamique positive viennent néanmoins s’opposer des réflexions plus nuancées à l’image de celles du cinéaste Denis Côté qui trouve Montréal « spectaculairement chaotique » ou de l’artiste Michel Goulet qui clame son « amour aveugle » pour la ville et préfère y marcher en fermant les yeux et en cherchant la beauté dans les rapports humains plutôt que sur les façades des immeubles. Après tout, être artiste créateur à Montréal, c’est à la fois « se sentir en inadéquation » avec la ville et « être port[é] par la force de tous [s]es créateurs » : une position duale, hybride, à l’image de la ville elle-même et de ses espaces ambivalents.

Traverser Montréal revient également à sonder ces sujets sensibles qui font le tissu identitaire et historique de la ville. Au détour des pages revient la référence au « printemps érable », mouvement étudiant initié en 2012 par les jeunes québécois dont Catherine Pont-Humbert évoque la « langue vivante, colorée et infiniment plus riche que celle de l’élite politique ». La question des langues est d’ailleurs un leitmotiv qui rythme les entretiens et vient constamment rappeler la mixité linguistique de la ville. Loin des polémiques, les dialogues avec les artistes donnent à lire des positions nuancées : là où les musiciens du Quatuor Molinari apprécient de pouvoir choisir leur langue d’échange et de communication, l’artiste Nicolas Reeves déplore la détérioration du français, la romancière Catherine Mavrikakis note que les jeunes générations n’ont pas peur du franglais, Michel Marc Bouchard observe un phénomène d’anglicisation des accents, alors que la comédienne Anne-Marie Cadieux souligne le dilemme des francophones qui souhaitent à la fois protéger leur langue et défendre le modèle d’ouverture et d’accueil montréalais.

Par-delà la question linguistique, Catherine Pont-Humbert identifie dans sa conclusion deux sujets très peu évoqués par ses interlocuteurs : la composante amérindienne de la ville, liée à une « plaie dans l’imaginaire collectif », et le sujet non moins sensible de l’indépendance du Québec, mis en échec lors des référendums de 1980 et 1995 mais quelque peu ranimé par la dynamique du « printemps érable ». À l’image de son tissu urbain, ces sujets renvoient Montréal à son hybridité constitutive : ville rebelle mais sereine, tendue mais créative, multipolaire mais homogène et uniforme, militante mais flexible et pacifique, à la fois européenne et américaine, féminine et masculine, attachée aussi bien au fleuve Saint-Laurent qu’au mont Royal, parfaitement ancrée dans son territoire et radicalement ouverte à la diversité du monde. De la familiarité chaleureuse du directeur de cirque Nassib El-Husseini au « regard plein de mémoire » de l’artiste visuelle Françoise Sullivan, en passant par la langue « déliée » de Michel Goulet, les artistes créateurs interrogés par l’auteure prolongent la diversité de la ville et offrent un véritable kaléidoscope de discours, de parcours et de caractères.

Ces Carnets de Montréal auraient très bien pu avoir pour sous-titre « En marchant, en écrivant ». D’une rencontre à l’autre, l’écriture et la marche tissent le livre de Catherine Pont-Humbert. Avec l’auteure Kim Thuy, par exemple, le circuit parcouru dans le quartier du Mile End « ressemble à la façon d’écrire, de sentir, de goûter » de l’interlocutrice, en somme un prolongement de l’acte de création dans l’espace urbain. Pour Catherine Pont-Humbert, la marche à Montréal est une « expédition » qui favorise une mise à distance intérieure et extérieure : « On peut disparaître et être anonyme, on peut s’absenter de l’autre et de soi-même. On peut juste être là, c’est une sensation agréable. » Au plaisir de la déambulation vient se rajouter celui de réécrire la ville entre les paroles et les témoignages des artistes. Dans des pages intermédiaires parsemées tout au long du livre, Catherine Pont-Humbert esquisse son propre rapport à la ville. Avec le sens de l’observation et de la formule, elle compare l’autoroute Ville-Marie qui coupe Montréal en deux à une « blessure », voit dans les ruelles dissimulées de la ville un « monde de lisières » et redéfinit ses espaces perdus en « zones béantes » portant le double sens du chaos et de la régénération. Pour l’auteure, il s’agit de regarder Montréal comme elle est, de retrouver dans le texte la complexité et l’ambivalence qui définissent la ville. C’est d’ailleurs cette même ambivalence qui marque l’expérience de l’hiver montréalais, avec « cet étrange sentiment de fragilité qui se mêle au plus fort, au plus colossal ». Dans cette ville faite de contrastes, l’expérience urbaine reste synonyme de variation et de diversité : « Montréal est un bon rempart contre l’unicité. »

Dans l’ombre de ses interlocuteurs, Catherine Pont-Humbert raconte sa propre histoire avec Montréal. Les rencontres successives sont autant de miroirs dressés pour saisir ce « rapport de proximité et de distance » avec la ville et ses espaces. Les dialogues avec les artistes créateurs sont autant de prétextes pour renouveler un dialogue intime avec la ville. Néanmoins, il y a dans le livre de Catherine Pont-Humbert une forme de pudeur insondable, un art voilé de la retenue. Après tout, connaît-on vraiment une ville avec son lot infini de secrets et de non-dits ? À l’inverse, échappe-t-on jamais à la curiosité de redécouvrir cette même ville avec de nouveaux yeux ou au désir de la traverser avec la mémoire d’un premier exil et les mémoires superposées de tant de créateurs ? À bien des égards, Montréal est aussi une métaphore de ce que l’auteure désigne comme « ce vaste territoire de la langue française qui court à travers le monde, reliant Beyrouth à Bruxelles, Montréal à Tunis, Port-au-Prince à Cotonou… ». Écrire Montréal revient à suivre cette étrange différence qui parcourt le monde, placée sous le signe de la circulation des identités et des créations, animée par la soif de nouveau et la passion de l’imprévu. Plus qu’un portrait, le livre de Catherine Pont-Humbert est une tentative de penser et d’étendre la topographie des rapports entre l’artiste créateur et ses espaces de vie et de création.

Avec ce livre, Montréal n’est plus si éloignée de Paris. Comme le suggère la récurrence des parallèles et des comparaisons avec la capitale française, l’ouvrage est aussi un exercice de lecture urbaine dans l’entre-deux, une pratique discursive du va-et-vient suivant laquelle Catherine Pont-Humbert ne cesse « de jongler avec les références, de jouer sur l’étirement du temps et de l’espace, de mettre en balance toute action et pensée ». En ceci, ces Carnets – comme l’une des œuvres d’art citées dans le livre – réussissent le pari « de renouveler le regard et de débrider l’imaginaire ». Écrire Montréal avec les voix de ses artistes créateurs non seulement ouvre un chemin vers la complexité d’une ville inspirante et créative, mais invite également à mettre en dialogue les identités, les créations et les territoires urbains dans l’acte d’écriture. À l’issue de cette traversée, Montréal devient le point nodal d’une galaxie de mots et d’images qui ne cessent de se juxtaposer pour saisir l’identité hybride de la ville : havre, port, carrefour, mosaïque, laboratoire, lieu des clivages et des fusions, cité d’une certaine « poétique de la relation » qui, à la suite de la pensée d’Édouard Glissant, raccorde l’ici et l’ailleurs, réconcilie l’identité et la différence. À l’époque des cloisonnements identitaires et du retour des stratégies d’isolation et d’exclusion, Catherine Pont-Humbert nous dit que le sens de créativité montréalais « pourrait bien un jour entrer en cohérence avec une esthétique et une exigence politique ». Dès lors, Montréal pourrait incarner cette « figure de tous les impossibles qui finissent par advenir » : une cité hybride en perpétuelle renaissance, une source d’inspiration urbaine pour tous les élans créateurs