Un nouveau regard sur le rôle de la musique dans À la recherche du temps perdu.

La place primordiale qu’occupe la musique dans À la recherche du temps perdu, non seulement comme thème majeur du roman mais aussi comme image centrale et, peut-on dire, en tant que modèle suprême de l’acte de création, est depuis longtemps reconnue et a fait l’objet de nombreuses études, comme en témoigne la bibliographie exhaustive de Proust, écrivain de la musique. Toutefois, les travaux en question, ou bien portaient sur des points précis (ce qui n’enlève rien à leurs mérites), ou bien, s’ils étaient de nature synthétique, souffraient d’un handicap qui variait selon que l’auteur était musicologue ou proustien. Les premiers avaient souvent tendance à traiter Proust avec condescendance : par exemple, dans son Proust musicien (1984), Jean-Jacques Nattiez, nous rappelle Cécile Leblanc, accuse Proust à tort de confondre deux quatuors de Beethoven. Quant aux proustiens, il leur manquait le plus souvent le savoir ou la perspective musicologique faute desquels des références essentielles leur échappaient. Ainsi, comme l’a tout récemment découvert Jean-Christophe Branger, la mention «Werther» dans l’un des brouillons de la Recherche renvoie, non pas directement au personnage de Goethe, mais à un passage très précis de la partition – c’est-à-dire la musique et non le livret – de l’opéra de Massenet.

Si la parution du livre de Cécile Leblanc est à marquer d’une pierre blanche, c’est que, pour la première fois, la question est abordée dans son ensemble par un chercheur non seulement parfaitement familier du champ proustien dans ses moindres recoins, mais qui s’est par ailleurs donné les moyens de maîtriser les abondantes sources musicales et musicographiques indispensables à une bonne compréhension du sujet. C’est donc sur la base d’une documentation aussi complète que possible qu’en plus de renouveler complètement nos connaissances à ce propos, elle présente une thèse qui n’a pas jusqu’ici été formulée en ces termes, à savoir que Proust, dans À la recherche du temps perdu, fait véritablement œuvre de critique musical, au sens fort du terme : en prenant une position esthétique à la fois par rapport à la musique de son temps et en se situant par rapport aux critiques musicaux de son époque.

Passant outre (non sans justification) à la condamnation de la méthode beuvienne présentée dans Contre Sainte-Beuve, le livre, dont la progression marque une espèce d’ascèse qui n’est pas sans évoquer celle de la Recherche, commence par retracer la formation musicale de Proust. Le sujet a déjà été traité par les biographes, mais Cécile Leblanc insiste sur la réalité des connaissances musicales de Proust, qui jouait du piano, possédait une bibliothèque musicale et avait acquis, par son milieu familial, une culture musicale supérieure à la moyenne. Avec le second chapitre, nous nous retrouvons plongés dans l’atmosphère d’Un amour de Swann, celle des salons musicaux fréquentés par Proust : celui de Madeleine Lemaire, modèle avéré de Mme Verdurin, mais aussi ceux de Marguerite de Saint-Marceaux (autre modèle probable), du ménage Daudet, de Robert de Montesquiou, de la comtesse Greffulhe et de la princesse de Polignac, entre autres. Ce milieu, dont les travaux de Myriam Chimènes ont montré l’importance capitale dans la création musicale sous la Troisième République, Proust le considère avec un œil de plus en plus critique à partir de 1912, alors qu’il s’apprête à commencer à livrer son roman au public. Le théâtrophone, auquel il s’abonne en 1911, est, comme l’écrit pertinemment Cécile Leblanc, une manière d’«anti-salon», tout comme l’est le pianola, piano automatique à l’usage domestique, vanté à l’époque par Debussy, Ravel et Stravinsky, et que Proust acquiert en 1914. Non seulement il dissocie alors la mélomanie de la mondanité, en faveur d’une conception plus intérieure de la musique, il élargit parallèlement, en la modernisant, le concept même de musique, intégrant les voix de la nature et jusqu’aux bruits, à la façon des manifestes futuristes de Pratella et de Russolo dont il a certainement eu connaissance. (En revanche, il ne paraît pas s’être intéressé aux recherches d’un Schoenberg, à vrai dire presque inconnu en France avant la Première Guerre, et dont le nom est absent de l’index.) 

Intitulée « Proust et la critique musicale », la deuxième partie du livre se propose de situer Proust, lorsqu’il parle de musique, par rapport à la critique musicale de son temps, tant du point de vue des principes que de celui de la technique même de l’écriture critique. La troisième partie, « Critique et fiction », nous fait d’abord visiter ce que Cécile Leblanc appelle « L’atelier de Proust » : les compositeurs qui jouent un rôle central dans son imaginaire musical (Wagner bien sûr, mais aussi Beethoven, que certains seront peut-être surpris de voir figurer à ce degré d’importance, ainsi que Chopin et Franck), et les critiques musicaux dont il s’est nourri, au premier rang desquels, naturellement, Reynaldo Hahn. Mais elle montre également que la Recherche s’inscrit dans un contexte historique où tout un dialogue s’était déjà instauré entre critique musicale et fiction : à la fois dans la critique musicale (à commencer par les figures fictives que sont le M. Croche de Debussy et l’Ouvreuse du Cirque d’Été de Willy) et dans les « romans musicaux » de l’époque, dont le Jean-Christophe de Romain Rolland est le plus connu mais non pas le seul. Et elle en vient enfin à l’élaboration relativement tardive dans la genèse du roman de la figure de Vinteuil, qui permet à Proust d’exprimer en une figure inventée de compositeur « moderne », d’une part une certaine vision d’une esthétique musicale à la fois post-wagnérienne et non-wagnérienne, et d’autre part une certaine manière d’«écrire la musique» qui fait du narrateur, au terme de la Recherche, non seulement un nouvel écrivain, mais aussi un critique musical de type nouveau. Pour finir, elle suggère que Nadia Boulanger est une «clé» possible, et à coup sûr fascinante, pour le personnage de l’amie de Mlle Vinteuil, évoquée à plusieurs reprises dans le roman.

Ce bref résumé rend fort imparfaitement compte d’un parcours d’une grande richesse où l’auteur convoque un nombre impressionnant de références, dont certaines sont familières, certes, mais d’autres beaucoup moins. Elle a aussi le mérite de renverser des idées reçues qui ont parfois la vie dure, notamment sur l’importance, profondément réévaluée depuis peu, des relations entre Proust et Reynaldo Hahn. Oui, on savait que Proust avait connu la plus intense de ses relations affectives, devenue par la suite, comme l’a si bien dit Philippe Blay, une complicité de nature presque maritale, avec un musicien professionnel brillamment doué qui a réussi une quadruple carrière comme compositeur, interprète (chanteur et chef d’orchestre), critique musical et directeur de théâtre. Mais, outre le discrédit tenace dans lequel est injustement tenu Hahn dans les milieux musicaux dits avancés (son nom n’apparaît pas une seule fois, si l’on a bonne mémoire, dans le livre de Nattiez), cette relation capitale a été sous-estimée, voire caricaturée, par certains au nom d’un dégoût plus ou moins avoué pour un amour qui ressemble au fond assez peu à l’image de l’homosexualité secrète et maudite évoquée au début de Sodome et Gomorrhe. Il n’était que plus que temps de reconnaître sa place, et toute sa place, au dialogue avec Reynaldo Hahn, comme le préconisait naguère Luc Fraisse et comme le fait ici Cécile Leblanc, dans l’élaboration de l’œuvre essentiellement «dialogique» qu’est la Recherche.

En dépit de cette réévaluation, l’image de Proust musicien qui s’impose au terme de cette lecture vivifiante au plus haut point se rattache avant tout à une certaine idéologie musicale française, profondément intellectuelle et par certains côtés radicale, qui a pris naissance à l’époque de Baudelaire et a perduré jusqu’à l’âge de Boulez – lequel n’était pas loin, comme on voit Proust le faire, de ranger Verdi parmi les «vieux cons». Mozart, que Hahn a beaucoup contribué à faire redécouvrir en France, occupe une place modeste dans son panthéon, qui va de Bach – un Bach sévère, purgé de toute influence italienne – à César Franck, mais un Franck en grande partie revu et corrigé par ses disciples, comme l’a bien montré Joël-Marie Fauquet. Paradoxalement, c’est sur le terrain de la «mauvaise musique», au café-concert ou au music-hall, que Hahn et Proust s’entendent naturellement, peut-être parce que sa réussite repose avant tout sur une intelligence de la langue, et que Proust écrivain – moins radical au fond que son double musicien – et Hahn écrivain de la musique peuvent se retrouver sur une même appréciation du «métier», qualité que Hahn admire tant chez Saint-Saëns, se plaît à louer chez Ambroise Thomas (lequel fait ici l’objet de quelques commentaires injustes) et va même jusqu’à reconnaître chez certains véristes italiens.

Dans un ouvrage de cette taille, où les coquilles sont peu nombreuses   , il est inévitable de rencontrer quelques rares fantômes. Il est ainsi fait allusion à deux reprises à une présentation des Maîtres Chanteurs à l’Opéra-Comique en 1894, dont aucune source (à commencer par Wild et Charlton   ) ne fait état. En fait l’œuvre, dont la création française a eu lieu au Grand-Théâtre de Lyon en 1896, n’a reçu sa création parisienne que l’année suivante au Palais Garnier, avec Bréval et Delmas, et il est peu probable que Proust ait manqué ce spectacle, puisque sa famille disposait d’une loge dont un diagramme du beau cahier d’illustrations nous montre d’ailleurs l’emplacement exact. Les lecteurs rectifieront d’eux-mêmes quelques lapsus, comme la tonalité de la 52e symphonie de Haydn (en ut mineur et non en si bémol) et le fait que ce n’est pas Albert Carré, mais son prédécesseur, Léon Carvalho, qui a accueilli à l’Opéra-Comique La Navarraise de Massenet (en 1895) et sa Sapho (non pas en 1898 comme il est indiqué mais fin 1897). La cantatrice nommée Sanderson qui se produisait en 1910 et 1911 chez Mme de Saint-Marceaux n’était pas Sibyl, créatrice d’Esclarmonde et de Thaïs, morte en 1903, et dont il est question page 124, mais Germaine Sanderson, interprète très prisée par Fauré, qui lui a dédié l’une de ses mélodies. Et Chausson, mort en 1899, ne s’est pas brouillé avec Debussy au moment où celui-ci a quitté son épouse Lilly pour Emma Bardac, mais au moment de la rupture de ses fiançailles avec la cantatrice Thérèse Roger en 1894, dont il est d’ailleurs question quelques lignes plus bas. On repérera quelques étourderies du même genre dans l’index des œuvres musicales citées, fort utile au demeurant, qui conclut l’ouvrage : ce n’est évidemment pas dans Adriana Lecouvreur de Cilea, créé en 1902, que Marie Brema a débuté sa carrière à Oxford en 1891 mais dans la pièce de Scribe et Legouvé qui en est la source ; le titre de de l’« Image » pour piano de Debussy est « Et la lune descend sur le temple qui fut » ; ni Massenet n’est-il l’auteur du Nez de Cléopâtre, mais de Cléopâtre, opéra posthume dont il n’est pas question dans le livre. Et plutôt que de reprendre à son compte, dans le corps de l’ouvrage, certaines formulations imprécises de la presse de l’époque (« l’aria du Timbre d’argent », « le Concerto pour piano », comme si Beethoven n’en avait écrit qu’un), l’auteur aurait peut-être mieux fait de les expliciter si possible, ou sinon de les reformuler.