Portraits de huit figures célèbres du XXe siècle où coïncident idéal moral et action politique.

Il conviendra de lire le texte qui suit comme une recension autant que comme un hommage. Tzvetan Todorov, pour la plupart d’entre nous, reste le grand théoricien de la littérature ayant marqué, par ses idées structuralistes, des générations d’écrivains, de critiques et de lecteurs avertis. Pourtant, depuis les années 1990, une grande partie de son œuvre développe une riche réflexion philosophique portée par des questions morales et civilisationnelles, historiques autant que politiques. Insoumis, publié pour la première fois en 2015, a souffert depuis sa réédition en février 2017, de deux ironies du sort – la mort de Todorov, d’abord, l’actualité politique française, ensuite – qui ont freiné la publicité que méritait largement ce texte. Texte testamentaire malgré lui, Insoumis se révèle dès la première lecture un ouvrage incontournable, à l’utilité éthique rare.

Le texte liminaire, d’une page seulement, pose la question des enjeux politiques des attentats de janvier 2015, à la lumière rétrospective de cette réflexion de Todorov sur « les formes d’insoumission et de résistance qui parfois surgissent devant une difficulté extrême ». Cette brève entrée en matière s’avère bien être un « avertissement », mise en garde autant qu’incitation à la confrontation intellectuelle entre faits passés et cas présents.

Comme souvent chez Todorov, la réflexion ne naît pas ex nihilo, mais trouve sa source dans l’expérience personnelle. « Motivations » se révèle autant introduction qu’introspection, puisque l’auteur recherche dans son propre parcours de vie l’origine de son intérêt philosophique pour la « morale en politique », réussissant même à dater précisément sa prise de conscience de l’imposture, du danger et de l’échec à venir du système communiste – à savoir l’année 1956, durant laquelle se superposent une étape biographique, son entrée à l’université, et un tournant politico-historique avec la diffusion du rapport secret de Khrouchtchev. S’ensuit un judicieux rappel à l’histoire, par le biais d’une comparaison très claire entre système communiste et système démocratique. Si le premier, confondant morale et politique, repose sur la promesse « d’une fin sublime, l’avenir radieux, la société communiste idéale », le second, au contraire, dissocie morale et politique, en réservant les « valeurs absolues […] au domaine individuel et privé », faisant de facto disparaître la morale du discours public sans pourtant autant que la société civile soit indifférente à la posture morale des hommes politiques.

Pour Todorov, la valeur transcendante essentielle portée par le régime démocratique, et qui solidifiait son fondement, était l’opposition au totalitarisme. Logiquement, la chute du mur de Berlin, en novembre 1989, va obliger les démocraties, qui viennent de perdre leur « ennemi idéologique », à se repenser. Les valeurs se construisent et s’entretiennent désormais essentiellement dans la sphère privée, gravitant autour de l’argent et de la « frénésie de consommation ». Todorov note que cette relégation de l’idéal et des valeurs transcendantes à la sphère privée a encouragé les démocraties, affaiblies dans leurs « vertus politiques », à mettre l’accent sur leur politique étrangère, en cherchant à « promouvoir la démocratie et les droits humains dans le monde entier », retrouvant alors les réflexes anciens du « messianisme politique familier à l’Occident ». De fait, les interventions militaires engagées par les puissances occidentales depuis la fin de la guerre froide, en Irak, en Afghanistan, en Libye correspondent, dans leur quasi-totalité, à cet idéal, dont la diffusion reste paradoxale et le résultat très peu probant. Aujourd’hui, les démocraties ont retrouvé, tant l’effet de ces « guerres humanitaires » s’avère négatif, un nouvel ennemi intime, un barbare radical, l’État islamique.

Sur le plan de la politique intérieure, Todorov note qu’« on ne trouve pas davantage un rapport soutenu à un idéal élevé ». Le « spectacle » des campagnes électorales, la corruption généralisée des élites, provoque un rejet massif de la politique par la société civile. Cette indifférence malheureuse, constate Todorov, ne permet pas de déstabiliser l’oligarchie politico-économique qui manœuvre, le plus souvent, l’ensemble des démocraties.

La conclusion tirée par le philosophe est donc la suivante : « La fin de la guerre froide a entraîné un relâchement des fidélités aux idéaux, la réussite économique est prise désormais comme mesure de l’épanouissement personnel, la logique de marché s’étend à toutes les dimensions de la vie. Du reste, le mot même de morale est connoté négativement, celle-ci est forcément répressive et rétrograde, il est de bon ton de s’en déclarer libéré. »

Face à ce constat, fruit pessimiste de son vécu, né de l’évolution de son rapport au monde et de la singularité de sa pensée, Todorov s’interroge : un entre-deux, soit « une politique qui fait vivre un idéal partageable par tous » est-il possible, et ce hors temps de crise, particulièrement favorables à cette synthèse ? La morale, si elle a quitté le discursif, n’est-elle pas encore présente dans les comportements ? Le philosophe, après avoir, passé au crible son propre rapport à la morale et à l’action politique, présente alors les huit figures qui lui semblent incarner, de manière complémentaire, ce qu’insoumission veut dire.

Chaque portrait est construit en miroir d’un autre : Etty Hillesum et Germaine Tillion, Boris Pasternak et Alexandre Soljenitsyne, Nelson Mandela et Malcom X, David Shulman et Edward Snowden. Si les parcours de ces femmes et hommes célèbres restent singuliers, Todorov réussit néanmoins à tisser, entre eux, de savants fils directeurs. En effet, la relation de ces insoumis à la morale et à la politique est présentée comme étant constamment fruit de mutations, de transformations, voire de métamorphoses au cours de leur vie et selon les événements historiques ou personnels qui les touchent, leur permettant d’atteindre un équilibre serein, voire harmonieux, entre l’idéal moral qu’ils se sont forgés et l’action politique qu’ils souhaitent, à différents degrés, engager. L’insoumission n’est pas une, ni innée, ni même parfaite, elle peut prendre de multiples formes au sein même d’une seule vie.

Il semble inutile de résumer ici ce que cette galerie de portraits dépeint, tant Todorov réussit, grâce à la clarté de son ton et à la pédagogie de son écriture, à illustrer la complexité de chacun de ces combats de vie pour ces valeurs universelles que sont la vérité, la justice, la paix, la dignité humaine, qu’il s’agisse de la progressive ouverture aux autres d’Etty Hillesum, pourtant gardienne juive d’un camp de transit de Westerbork ; qu’il s’agisse de la résistance à la barbarie par la « politique de la conversation » de Germaine Tillion lors de la guerre d’Algérie, elle qui pourtant avait fait le choix de la résistance active durant la Seconde Guerre mondiale ; qu’il s’agisse de la « déclaration d’insoumission » que représente la publication houleuse du Docteur Jivago par un Boris Pasternak pourtant proche – et même protégé – de Staline et qui choisira de privilégier, in fine, sa vie personnelle à toute tentative de changer la société ; qu’il s’agisse de la volonté de Soljenitsyne de « vaincre le mensonge » en publiant Une journée d’Ivan Denissovitch ou encore L’Archipel du goulag, en sacrifiant sa vie personnelle pour ne pas être soupçonné, en acceptant de recevoir le prix Nobel de littérature en 1970, tout en sachant perdue une grande partie de la force de son message lorsqu’il émane de son exil en Suisse puis aux États-Unis ; qu’il s’agisse du passage radical de la résistance active, en tous points violente et meurtrières au dialogue, à la compréhension et au pardon de l’ennemi séculaire par Mandela, « insoumis exceptionnel » pour Todorov, ou encore Malcom X, que la prison pour le premier et la conversion à l’islam pour l’autre ont profondément transformés ; qu’il s’agisse, enfin, de laisser humblement une trace morale positive par la nature même de l’acte que l’on accomplit, sans se soucier de la ténuité de ses conséquences, à l’image de David Shulman et du mouvement non-violent Ta’ayush en Israël ou de sacrifier, comme Edward Snowden, « insoumis civique », son confort vital, sa vie peut-être même, par sens du devoir et en raison d’une vision noble de ce que doit être la démocratie.

Toute la subtilité de l’insoumission est là : elle est le résultat de doutes, d’errances, de rencontres et de drames, elle peut ne pas paraître politique ou engagée tout en étant néanmoins une voie de résistance choisie et assumée, à l’exemple de Hillesum ou de Pasternak, qui sont, à première vue, c’est-à-dire sans les clés de compréhension offertes par Todorov, des insoumis litigieux. Néanmoins, les miroitements divers, et parfois contradictoires, de tous ces parcours de vie, convergent vers de forts dénominateurs communs : d’un côté, la pauvreté intellectuelle du manichéisme pourtant schème de pensée majoritaire, et, partant, l’inutilité de la haine de l’autre, de la vengeance, de la loi du Talion, l’aporie des « ennemis complémentaires », notion née sous la plume de Germaine Tillion, qui représentent aujourd’hui, pourtant, une grande part des conflits mondiaux ; d’un autre côté, la nécessité de se connaître soi-même pour agir, d’accepter que le bien et le mal puissent coexister au sein d’un même homme, c’est-à-dire en autrui autant qu’en soi-même, la capacité à « dissocier le crime du criminel », la volonté de faire coïncider l’abstraction de ses idéaux moraux et la réalité du monde qui nous entoure et dans lequel il est nécessaire de définir non seulement sa place individuelle, mais aussi son action pour le collectif, c’est-à-dire dans l’espace public, écrire, enfin, pour témoigner authentiquement et de l’atrocité du monde quand elle se présente et de la beauté de celui-ci lorsqu’une harmonie, morale et politique, est enfin trouvée entre lui et soi-même – ici, seul Edward Snowden échappe, pour l’instant, à la règle.

Si ces huit figures sont exemplaires dans leur insoumission et doivent – là est peut-être l’ambition de l’ouvrage – servir de modèles aux contemporains que nous sommes, jamais le philosophe ne les présente comme des canons inatteignables : bien au contraire, ces courtes biographies les rapprochent de nous, suscitant un peu plus notre acquiescement à la thèse de Todorov, notre sympathie à l’égard des personnages illustres et notre admiration face à ce que peut, parfois, la nature quand elle est humaine. Voici alors ce que devraient être nos nouveaux impératifs catégoriques : renoncer à la tranquillité s’il le faut, ne pas se soumettre, en somme, à un « système » tout comme à la pression de l’à-quoi-bon ou à la facilité du repli sur soi, continuer à croire en quelque chose – qu’importe si cette foi s’infléchit, se module au cours du temps – quelque chose qui, de près ou de loin, protège, valorise, sublime l’humanité car « loin de se contredire, morale et politique peuvent s’épauler mutuellement ». Pour résumer : agir en homme libre.

Mais l’auteur remarque alors que la source de ces actes vertueux est née, chez chacun d’entre eux, « de la rencontre avec un mal vécu comme extrême », paradoxalement capable de révéler, libérer la capacité au bien de ces hommes et de ces femmes. Comment ne pas regretter, dès lors, que Todorov ait écrit cette dernière phrase, après tant d’efforts pour convaincre son lecteur de la nécessité d’un changement intérieur par l’illustration de cas exemplaires : « Un chemin que la plupart d’entre nous, tout en admirant ceux qui s’y engagent, hésitent à emprunter » ? La question devrait être plutôt : êtes-vous, sommes-nous, serons-nous dès demain cet « insoumis inconnu » à qui est dédié ce livre ?