En redonnant un second souffle au roman-photo, les éditions FLBLB ressuscitent un genre oublié, populaire, et parfois contestataire.

Les éditions Flblb ont une prononciation difficile. Elles ont préparé non sans humour un guide de prononciation : « On a failli s’appeler les éditions ‘Mais pas que »’. Finalement on a opté pour FLBLB (le bruit que ça fait quand on tire la langue, « Flebeleb ! »), vachement plus simple à prononcer à tous les âges : nourrisson, ado, dans la force de l’âge ou complètement décrépit-e ». Les raisons de ce choix se traduisent sur la page d’accueil du site des éditions.

 

Le roman-photo peut être créatif

Dans son manifeste Debout le roman-photo !, Grégory Jarry , auteur et éditeur chez FLBLB écrit : « Qui a envie de pratiquer un moyen d’expression noyé dans l’eau de rose ? Personne. Le roman-photo est un cas d’école : c’est à ma connaissance le seul moyen d’expression qui a été anéanti par son utilisation dévoyée au seul divertissement pur, sans autre but que de « détourner de l’essentiel », pas même un petit saupoudrage artistique ni un alibi éducatif, rien. Il n’y a pas survécu. L’encéphalogramme plat du roman-photo est-il synonyme de mort absolue ? Évidemment non, un moyen d’expression ne meurt pas, il attend son heure. »

Le genre du roman-photo a la réputation d’un sous-genre littéraire, pour ses stéréotypes figés, ses textes simples, ses histoires d'amour « à l'eau de rose » comme on dit. « J’éprouve pour ma part ce léger trauma de la signifiance devant certains photos-romans: leur bêtise me touche (telle pourrait être une certaine définition du sens obtus); il y aurait donc une vérité d’avenir (ou d’un très ancien passé) dans ces formes dérisoires, vulgaires, sottes, dialogiques, de la sous-culture de consommation » écrivait Roland Barthes   . Il renchérira sur ce premier texte, qui date de 1970, en écrivant quelques années plus tard: « Nous Deux, le magazine, est plus obscène que Sade»   . Les éditions FLBLB proposent une autre vision. Le roman-photo se donne à comprendre comme une réconciliation des différents genres littéraires, ce qui lui ouvre dès lors d’autres perspectives.

C'est ainsi que Benoît Vidal a publié en 2015 Pauline à Paris. Il y raconte la vie de Joséphine, sa grand-mère décédée à l'âge de 106 ans. Une longue vie, parsemée d'histoires qu'elle aimait raconter encore et encore. Parmi ces histoires, il y a ce souvenir de Pauline, une jeune femme arrivée à Paris pour y travailler comme bonne. Séduite par un homme sans vergogne, elle se retrouve enceinte et est obligée de confier sa fille à une famille dépourvue de sentiments. C’est en somme Fantine, la mère de Causette dans Les Misérables. Si les histoires de Joséphine servent de matériaux au roman-photo, elle a aussi servi de modèle photographique. Si on regarde attentivement, on s'aperçoit bien vite qu'elle n'est jamais deux fois la même. Faut-il toutefois en déduire que l'œuvre cherche à restituer au plus près le réel ?

 

 

Le réalisme du roman-photo

Le livre se découpe en quatre saisons comme dans les séries de télévision. Le roman photo colle au réel des médias de son époque. À ce titre, il peut apparaître réaliste. Les photos produisent un effet de réalité, de même que les références à la grande histoire dans laquelle sont enchâssés les événements. Ainsi l'histoire est datée. On y rencontre la guerre de 1870 et celle de 1914. Mais il ne suffit pas de se situer dans le temps pour être réaliste. Chargé de stéréotypes, de souvenirs littéraires figés – comme ces références constantes à Cosette et Jean Valjean, dans la vision édulcorée des misérables de Victor Hugo – le récit fait ressortir une dimension mythologique au sens que Roland Barthes attribue au roman-photo. On y retrouve le thème de la jeune bonne rencontrant le prince charmant après une malheureuse histoire d'amour, le déclassement social. Thème éculé de la provinciale séduite puis sauvée par un « parisien » porteur d'un énigmatique secret. Le roman-photo serait la transcription des rêves de petits-bourgeois. Là s'arrête cependant le rapprochement avec ce qui constitue l’image traditionnelle que l'on peut se faire du roman-photo. Il y a en effet des choix dans le récit qui nous sortent de cette représentation à la limite de la caricature.

 

Ouverture poétique

Il y a tout d'abord ce platane, porteur de la mémoire, blessé par les traces de sa propre histoire, car il aurait été frappé par la foudre. L’arbre sur lequel on grave des cœurs devient-il alors une métaphore de l'amour ? Le texte se fait alors poétique, l’image, elle, picturale. On sort de la fermeture du genre. Le roman-photo devient poème, peinture. Seul le platane connaît le secret de cette histoire, pour en avoir été le témoin probablement. Il apparaît en introduction du roman-photo comme une mise en garde de l'auteur contre toute lecture réductrice. Le récit est tout à la fois une histoire particulière, celle de Pauline, et une histoire générale, celle de la mémoire dans ses méandres sinueux, à l’image de ce platane qui s'enracine dans les profondeurs obscures du sol. S’il porte une mémoire, elle lui est propre, singulière. Il en porte le secret, comme s'il était seul à avoir accès aux multiples variations de cette histoire. La réalité dans sa vérité ne peut se dire par le récit. Le récit reconstruit le passé dans un présent qui lui est propre.

Ainsi y a-t-il du fictif dans la narration. Ce n'est pas du mensonge. Plus on raconte une histoire dit Benoît Vidal, plus on en modifie les détails et plus on en conserve la structure, réduisant ainsi la réalité passée à un récit porteur de variations. C'est ce qui se passe aussi dans les récits des événements de l'histoire : n’en sont conservés que les traits essentiels. Même le recours à des photos documentaires ne garantit pas la vérité de l'événement mais entretient sa réécriture. De la même façon que le platane s'enracine dans le sol, les souvenirs s'enracinent dans le mystère de la mémoire. Ils en appellent à un travail d'interprétation, comme ces traces du platane qui sont probablement les blessures laissées par les cornes des vaches au moment du marché – mais rien n'empêche une autre interprétation. Ne demeure que la trace, au même titre que Pauline n’a su laisser que des traces auxquelles Joséphine donne du sens.

 

La guerre

Le récit croise trois guerres : celle de 1870, celle de 14/18, et celle de 39/45. Ce que Joséphine en retient, c'est le discours officiel de l'État   . « Et un jour la guerre s'est passée… et à la fin de la guerre il y a eu les défilés de la victoire ». C'est ainsi que Joséphine parle de la guerre. Il y a une pauvreté de l'imaginaire dans ses phrases, un contraste avec la richesse des détails de la vie de Pauline. Joséphine porte une autre mémoire : celle des pauvres gens, de ces lecteurs de roman-photo si souvent décriés. La fiction, les stéréotypes ne sont pas propres aux romans-photos. En politique on les appelle idéologies, une transformation du réel au service du pouvoir. Une idéologie répond ainsi à une autre idéologie. Le roman-photo prend alors une tout autre dimension : il devient critique sociale. L’histoire de Pauline à Paris, c'est aussi l'occasion de parler de la misère et de la pauvreté, des conditions de travail difficiles en cette fin du XIXe siècle. Il se fait aussi critique du colonialisme à ses débuts. Joséphine ne cesse de rapporter les propos officiels de l'État, ceux qui justifient les intrusions dans les pays voisins, la montée du racisme. Cette parole naïve donne à réfléchir.

 

La sortie de la guerre et l’émergence du roman-photo

Le roman-photo est né en Italie après la seconde guerre mondiale. Le 26 mai 1946 apparaît à Milan le groupe de presse Universo des frères Alcéo et Domenico Del Luca qui fondent l'hebdomadaire Grand Hôtel en référence au film où joue Greta Garbo. Le magazine présente un genre nouveau, le « fumetti », ce qui va inspirer Cino del Luca en 1947. Ce dernier, en effet, importe en France le journal Nous Deux qui se donne à lire comme un « ciné-roman », dans la filiation du « fumetti », roman dessiné qui se présente comme une bande dessinée faite au lavis – on pense ici au dessin du platane dans le livre de Benoît Vidal. Ce ciné-roman est monté suivant le modèle des comics américains de l’époque, et il copie l’univers, les thèmes, les personnages, les décors, les récits, en un mot les stéréotypes du cinéma américain qui déferlent sur les écrans après la défaite des forces de l’Axe. C’est d’ailleurs ce qu'on retrouve dans le roman-photo Pauline à Paris, comme un clin d'œil à l'origine du roman-photo. Témoin de l’américanisation du mode de vie et de consommation, il s’inscrit dans le même temps parfaitement dans le cadre de la presse du cœur.

Contrairement au ciné-roman, qui redit une histoire existante illustrée à l’aide de photogrammes et de photos de tournage, le « roman photo » part d’un scénario fictif. Les histoires racontées ressemblent toutefois comme deux gouttes d’eau à celles que le public connaît d’un certain cinéma hollywoodien. De même, les héros et héroïnes, que la technique du lavis permet de rendre d’une manière quasi naturaliste (et qui souffre moins des imperfections des techniques d’impression de l’époque que les photogrammes des ciné-romans), sont souvent des calques des vedettes du grand écran.

 

Jouer la mise à distance

La troisième saison de Pauline à Paris, l'été, nous fait sortir de la fiction. L'auteur prend alors directement la parole pour expliquer sa propre enquête. Il décide en effet de vérifier si l'histoire de Joséphine est vraie. Il découvre au cours de son enquête plusieurs versions de cette histoire. Se mettant ainsi à la place du lecteur, il rectifie l'idée selon laquelle roman-photo ne développerait aucun esprit critique et serait même aliénant. De la même façon que le platane apparaît à plusieurs reprises dans l'ouvrage, un mur de briques et de tuiles se répète. Que faut-il comprendre ?

Le roman-photo utilise comme procédé de style fréquent le hors champ. Or, ce mur produit un effet fermeture du hors champ. De la même façon que l'auteur intervient dans le récit coupant ainsi le fil narratif de l'histoire, ce mur empêche le lecteur d'inventer des suites imaginaires, comme à plusieurs reprises les images, les dessins sortent du cadre imposé par la vignette. Se met en place un certain recul.

Le contrat de lecture implicite du roman-photo pose que les personnages soient extrêmement beaux, et ceci en rupture avec l'univers du lecteur. À ses débuts le roman-photo utilisait les figures des stars cinématographiques de l'époque. Puis on est passé des stars à l'anonymat. Dans Pauline à Paris, l'histoire commence par une rencontre accidentelle entre elle et un homme plus âgé. Il n'est pas beau mais à une certaine classe sociale. Il représente pour elle la possibilité de sortir de son statut. Est-ce une image d'Épinal ? La suite de l'histoire montrera que non.

Le genre du roman-photo a souvent été décrié pour sa dimension sentimentale et aliénante. Ce que montre l'ouvrage de Benoît Vidal, c'est que cette conception est à revoir. D'abord parce que son propre travail emploie des procédés de distanciation reprenant ainsi une méthode qui a déjà été mise au point dans les années 50 et 60 en Italie. Il ne raconte pas directement l'histoire mais en confie la tâche à Joséphine et revient sur l’histoire avec des éclairages différents. Il revient sur le récit de cette dernière marquant là encore un écart vis-à-vis de l'histoire immédiate. Le travail n’est un travail d'écriture aucunement spontanée.

Loin d’être un roman sentimental, il interroge les valeurs sociales. Il met en scène des personnages qui ne sont pas nécessairement des élites. Il permet aussi de donner la parole à des personnages qui ne l'ont pas nécessairement au plan politique. À ce titre il y a quelque chose de contestataire dans le roman-photo qui explique peut-être la méfiance à son égard.