Immersion dans une communauté d’hommes qui pensent tenir leur revanche sur le féminisme par la transmission — entre hommes — des valeurs viriles.

Considérant le féminisme et la lutte pour l’égalité des sexes comme parfaitement désuets, une partie de plus en plus grande des hommes trouve ces revendications désormais dépourvues de contenu : car l’égalité n’est-elle pas déjà établie ? Ces hommes jugent même que de telles convictions conduisent à un retournement de la domination. Les femmes auraient pris le pouvoir, et ceci de manière si profonde que même les valeurs spécifiques de la virilité tendraient à s’effacer au profit des valeurs féminines ou de l’indifférenciation des genres. Or cette dégénérescence ressentie de la masculinité se manifeste selon un spectre d’intensité qui va du sentiment le plus faible (le simple ressentiment passif qui saille parfois dans les discussions quotidiennes) aux revendications les plus engagées et les plus effectives (activisme sur les réseaux sociaux, élaboration de pseudo-théories scientifiques). C’est cette dernière modalité qui intéresse particulièrement Mélanie Gourarier. Son analyse porte en effet sur la Communauté de la séduction, groupe masculin activement investi dans cette lutte pour la reconnaissance de la domination masculine en France. Mêlant l’immersion à la restitution de témoignages et d’extraits de sites internet, il s’agit dans ce livre de proposer un inventaire exhaustif des causes qui, dans le cas précis de cette « Communauté », motivent une telle réaction masculine. Mais il s’agit aussi de rendre compte des pratiques des membres de cette Communauté, par lesquelles les abus du féminisme et d’une société misandre seraient corrigés.

Mais alors qu’on pourrait s’attendre à l’analyse des relations entre les hommes et les femmes prétendument enrichies d’une réaffirmation de la nécessité de la domination masculine, Mélanie Gourarier propose un déplacement de son objet d’étude qui fait tout l’intérêt du livre : car pour ceux qu’elle a observés, réhabiliter la masculinité contre l’hégémonie féminine, c’est moins s’intéresser aux relations entre les hommes et les femmes qu’aux relations entre les hommes eux-mêmes. Dans le cadre de la Communauté, la masculinité se revivifie davantage dans l’entre-soi masculin que dans la pratique effective de la séduction, à l’image de l’emblématique Tyler Durden, héros de Fight club, qui formule ainsi le principe de l’existence masculine : « Nous sommes une génération d’hommes élevés par des femmes. Je ne suis pas sûr qu’une autre femme soit la solution à nos problèmes. »

L’homme nouveau promu par la Communauté se définit comme l’auteur de sa propre masculinité, comme l’origine de la réalisation de lui-même. Et ce cheminement suppose toujours la médiation d’un entre-soi masculin, d’un ensemble de rituels. Le processus de masculinisation, qui requiert des épreuves, suppose une rupture avec le monde féminin. Cet entre-soi se traduit par une apologie de l’amitié masculine, dont la valeur excède largement celle de l’amour porté aux femmes, car elle est plus authentique, plus profonde, plus laborieuse. L’homme viril impose une fascination plus grande que la hot babe (la belle femme) : le premier fonctionne comme un modèle, la seconde comme une proie aisément accessible si l’on maîtrise les techniques de la séduction.

 

Inverser l’inversion de la domination par la séduction

Comment fonctionne cette Communauté de la séduction ? Recrutement, hiérarchie, stratégies : tels sont les trois aspects qu’analyse Mélanie Gourarier. La cible de la Communauté est le tout-venant de la jeunesse masculine citadine (de 18 à 25 ans environ) qui cultive un sentiment de frustration depuis ses premières expériences (ou non-expériences) amoureuses et qui fait de la femme l’origine de cette frustration. Appâtés par quelques forums et quelques pages sur les principaux réseaux sociaux qui proposent des techniques de drague infaillibles, des récits détaillés d’échecs amoureux dans lesquels se retrouvent les lecteurs en misère sexuelle, des éléments pseudo-scientifiques accréditant la supériorité de l’homme sur la femme, quelques loosers finissent par devenir membres de la Communauté. L’organisation propose ensuite des services facultatifs et payants (souvent très onéreux) : des conférences (qui vont de « comment être sûr de soi en société ? » à « comment procurer systématiquement et facilement des orgasmes à sa partenaire ? »), du coaching personnalisé (conseils, relooking, séances d’entraînement au street pickup, c’est-à-dire à la drague de rue), des guides de stratégies en séduction. Le livre cependant ne développe et ne critique que très peu les contenus de ces enseignements, et on apprend seulement (sans surprise) que l’apprenti séducteur doit « bien s’habiller », « manger sain » pour ses performances sexuelles, « avoir du goût », etc. La première des séductions est donc celle de la Communauté sur les loosers, avant d’être celle des loosers transformés en séducteurs sur les femmes.

L’économie interne de la Communauté repose sur une distinction fondamentale ou une inégalité fondamentale qui est pourtant réfutée dans le discours égalitaire de ses membres : d’un côté, ceux qui enseignent, et de l’autre, ceux à qui l’on apprend. Autrement dit, la Communauté se structure hiérarchiquement entre experts et novices, entre maîtres et disciples, entre coachs et loosers. La femme opère donc de l’extérieur de la Communauté comme un critère de hiérarchisation des hommes entre eux. En outre, la Communauté se subdivise en zones géographiques dédiées à une équipe de séducteurs dont le « chef », ou expert-référent, est « l’alpha mâle », mimant ainsi les rapports à l’espace et à l’autre typiques des meutes de loups. La Communauté de la séduction s’est ainsi progressivement constituée en une organisation hiérarchique dotée d’une identité propre et de moyens de diffusion et de protestation qui sont les moyens classiques des revendications minoritaires.

Sur le plan stratégique, c’est la séduction comme lieu de reconquête de la domination masculine qui focalise tous les efforts. La séduction apparaît alors comme un art de la guerre où il s’agit de s’approprier un territoire, de le rendre masculin pour en contraindre l’usage féminin. Par la maîtrise de ses codes, par la connaissance de ses arcanes et par un entraînement régulier, la séduction est le moyen pour les hommes de réaffirmer leur domination. Pour étayer ses théories, la Communauté s’empare volontiers d’un argumentaire qu’elle emprunte aux stratégies pseudo-scientifiques du développement personnel qui fleurissent outre-atlantique, à la pop psychology (qui propose une synthèse idéologique de travaux choisis issus de la biologie, de la génétique, de la sociologie…). L’objectif de ces emprunts est d’abord de réaffirmer la différence sexuée et la hiérarchie qu’elle engage dans les relations entre les hommes et les femmes. Mais ces emprunts contribuent également à éduquer la pratique sexuelle masculine par la maîtrise totale du plaisir féminin, c’est-à-dire par un asservissement de la femme à l’expertise masculine en matière de sexe. En outre, les membres de la Communauté tentent également de désamorcer la charge misogyne et homophobe qui leur est régulièrement (et très justement) affectée en présentant leurs convictions comme le miroir de tous les moyens mis à la disposition de la femme pour réaliser sa féminité, tels que les magazines de mode. L’argumentation procède par retournement : ce qui semble tout à fait acceptable pour les femmes (techniques de séduction, conseils beauté) devient tout à fait scandaleux pour les hommes. Mais cette réduction apparente du discours de la Communauté à des simples conseils oublie toujours de signaler que ce discours est assorti d’une volonté de domination, d’une idéologie visiblement misogyne. Ainsi, pour les membres de la Communauté, la domination se regagne-t-elle par l’instrumentalisation de la séduction et de la femme pour exister comme homme, parmi les hommes.

 

À la recherche de l’homme perdu

Avant d’intégrer la Communauté de la séduction, un constat s’impose à tous ses futurs membres : le temps présent est celui de l’indifférenciation des hommes et des femmes. Tout semble le confirmer. L’esthétique masculine (dans ses manières corporelles, dans l’entretien du corps, dans l’apparence vestimentaire) tend à s’identifier à l’esthétique féminine. Les membres affirment de manière provocante que les hommes deviennent des femmes comme les autres. Or cette dissipation de la spécificité masculine est interprétée comme un signe de décadence, comme la perte du statut masculin dans les relations entre les hommes et les femmes. Ce qui hier faisait la supériorité de l’homme sur la femme disparaît aujourd’hui. Si bien que la logique de domination s’est même inversée. Comme dans la célèbre dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, la femme a renversé le rapport de domination en affirmant sa puissance dans sa relation à l’homme. Ayant pris conscience qu’elle était un objet de désir, la femme se reconnaît un pouvoir sur l’homme qui perd de fait son hégémonie. Tout se passe alors comme si l’égalité arithmétique des droits associée à cette prise de conscience impliquait une inégalité sociale particulièrement patente dans la séduction. L’égalité promue par le féminisme apparaît ainsi, pour la Communauté, comme une fausse égalité, comme une inégalité réelle. Par exemple, dans le cadre de la séduction, l’homme a la charge de cet effort, mais c’est la femme qui détient le privilège du consentement et de la sélection parmi les prétendants. Les membres de la Communauté découvrent — enfin — la femme-sujet et regrettent la disparition de la femme-objet. Plus radicalement encore, ils soutiennent que l’homme est devenu objet, que la logique de domination s’est complètement inversée.

Mais, d’où vient un tel ressentiment ? Pourquoi un nombre grandissant d’hommes se sent-il évidé de sa masculinité, se sent-il émasculé ? Plusieurs causes sont identifiées par Mélanie Gourarier : la fin des rituels de masculinisation dans des cadres exclusivement masculins (comme le service militaire), la reconfiguration de l’ordre familial où la mère supplanterait la place et la figure d’un père trop absent (dans les familles mono-parentales notamment), une impression de crise de la masculinité sans précédent fondée sur la perte des valeurs viriles dont on ne sait visiblement pas ce qu’elles sont, si l’on s’en tient aux témoignages des « séducteurs ». En d’autres termes, la virilité suppose un apprentissage qui aujourd’hui n’est plus rendu possible par la société et ses mutations. C’est donc à l’individu de prendre en charge cette conversion virile et c’est ce que propose, entre autres, et d’une manière très évocatrice, la Communauté de la séduction. L’homme est idéalisé par une sorte de projection nostalgique face à laquelle tout homme réel est toujours déficient. La source même de la crise de la masculinité se situe ainsi dans cet écart entre la norme virile et l’homme concret dévirilisé. Bien que ce décalage soit incontestable (puisqu’on ne peut être qu’en décalage avec une norme qui n’est jamais définie précisément), il est loin d’être neuf. En effet, l’auteure met en évidence la récurrence historique des crises de la masculinité au moins depuis l’Antiquité, comme si être un homme consistait toujours à être dissocié d’une masculinité idéalisée. Mais au lieu de méditer ce décalage, l’homme en mal de virilité choisit une cause à cette déficience : la femme et les revendications féministes. C’est d’ailleurs cet ennemi qui suscite un repli sur soi, un entre-soi masculin digne de fabriquer des hommes authentiques.

Assujettis à la domination féminine, les hommes deviennent de véritables loosers, des personnes sans qualités, trop honnêtes, trop gentils, trop sensibles. Bref ils deviennent une médiocrité incarnée qui les met systématiquement hors-jeu dans les rapports de force qu’ils devraient entretenir avec les femmes. Cette hégémonie féminine est illustrée par l’expérience commune qu’évoquent les jeunes séducteurs du one-itis, une sorte de blocage sentimental sur une fille qui manipule le prétendant et qui génère en lui une frustration sexuelle originelle. Réduit à n’être que passif dans les relations avec les femmes, à avoir des aventures par hasard, les hommes perdent leur virilité. C’est sur le plan de la séduction qu’insistent les membres de la Communauté, car c’est, selon eux, le lieu de l’hégémonie féminine. Il n’en faut pas davantage à la Communauté pour se structurer en une organisation et pour mettre en place une contre-offensive à grand renfort de théories et de pratiques bien définies, afin de restaurer une domination perdue. Et c’est donc sur le terrain de la relation amoureuse que se joue cette bataille.