Du dimanche 13 août au dimanche 20 août 2017, à 1000 m d'altitude, au cœur de la région Rhône-Alpes une semaine de lectures et de rencontres en pleine nature autour de la poésie contemporaine.

Cette année il y aura parmi les nombreux invités : Olivier Bétourné, Loïc Demey, Óscar Hahn, Marie-Hélène Lafon, Denis Lavant, André Marcon, Alexandre Pavloff, Frédéric Pierrot, Edwy Plenel, Waldo Rojas, Elisabeth Roudinesco, Annie Salager, Jean-Pierre Siméon...

 

L'arbre protège. L'arbre est source de vie. Il est aussi arbre de la connaissance qui sauve les hommes de l'ignorance et leur offre la liberté du choix. L'arbre s'enfonce dans le sol avec ses racines sinueuses, proposant un parcours labyrinthique dans les profondeurs de l’invisible de ses origines. L'arbre visible par son feuillage, cache les traces du passage des années. " Obscure est la nuit du monde sans toi mon amour, et c'est à peine si j'aperçois l'origine, à peine si je comprends le langage, avec difficulté je déchiffre les feuilles des eucalyptus " écrivait le poète Pablo Neruda   . En Ardèche, là où auront lieu ces lectures, l'arbre est vagabond, à l'image du sens qui n'est jamais définitivement arrêté et toujours à construire. Ses racines ne cessent jamais de se déplacer, comme la poésie a le souci de faire bifurquer les mots, qui souvent s’usent et en appellent à la résistance du poète pour les sauver de l’insignifiance.

Cette année ont lieu les 26e Lectures sous l'arbre, avec à l'honneur le Chili. Un pays dont le souvenir le plus vif est sans doute le renversement de la République de Salvador Allende en 1973 par le dictateur Pinochet, fossoyeur d’une liberté étouffée à la naissance. Jean-François Manier, directeur artistique de ces lectures, rappelle en préambule au programme de ces journées, le rôle essentiel des mots de la littérature dans la conquête et la sauvegarde de cette liberté :

«Dans la confusion générale, dans le brouhaha incessant où le sens aujourd'hui trop souvent s'égare, il demeure heureusement pour chacun quelques gestes salutaires et une poignée d'alliés irremplaçables. La poésie en est, elle qui toujours nous tient debout et si souvent nous remet en mouvement. Grave ou légère, lyrique ou retenue, diverse, multiple, elle nous invite sans relâche à venir goûter aux joies de l'inconnu. »

 

Œuvre fragmentée pour monde en fragmentation

Associer la littérature à la lutte politique et sociale : telle est l'ambition de ces rencontres. Dans un monde fasciné par le spectacle, la poésie s’y donne à lire comme résistance au sens trop facile des images et des métaphores ; comme un modèle pour le politique appelé à réfléchir aussi le sens de sa propre action

Dans son dernier ouvrage paru en 2017, aux éditions La Fabrique et qui a pour titre Maintenant, le Comité Invisible   , au chapitre 50 nuances de bris, écrit : « Subi, le processus de fragmentation du monde peut acculer à la misère, à l'isolement, à la schizophrénie. Il peut s'éprouver, dans la vie des êtres comme une pure perte. La nostalgie nous envahit alors. L'appartenance est tout ce qu'il reste à ceux qui n'ont plus rien. Au prix d'admettre la fragmentation comme point de départ, elle peut aussi bien donner lieu à une intensification et une pluralisation des liens qui nous font. Fragmentation ne signifie pas alors séparation mais chatoiement du monde   ». La poésie ouvre de multiples chemins, des fragments, à la compréhension du monde.

Le mercredi 16 août 2017, Denis Lavant lira Matin Brun de Franck Pavloff, et Traverser l’autoroute de Maxime Fleury, lecture ponctuée par des interventions d’Edwy Plenel, directeur de Mediapart. Dans le texte de Franck Pavloff   , la poésie est lieu et parole de dénonciation et d’énonciation, de résistance :

« J'aurais dû me méfier des bruns dès qu'ils nous ont imposé leur première loi sur les animaux. Après tout, il était à moi mon chat, comme son chien pour Charlie, on aurait dû dire non. Résister davantage, mais comment ? Ça va si vite, il y a le boulot, les soucis de tous les jours. Les autres aussi baissent les bras pour être un peu tranquilles, non ? On frappe à la porte. Si tôt le matin, ça n'arrive jamais. J'ai peur. Le jour n'est pas levé, il fait encore brun au-dehors. Mais arrêtez de taper si fort, j'arrive. »

L’éditeur Cheyne, qui organise ces rencontres, présentera entre autres ItoNaga, un poète qui traiterait le langage en astrophysicien: une phrase est une équation dont il modifie les variables et leurs valeurs, le sens change, parfois cela donne un « petit vertige ». Petit vertige est le titre de l’ouvrage sorti en 2017, lu le jeudi 17 à 15 heures

 

Le Chili, terre de lutte

Le samedi 19 août, une rencontre est prévue avec le poète chilien Oscar Hahn et sa traductrice Josiane Gourinchas. Oscar Hahn a reçu en 2011 le prix Pablo Neruda pour la poésie en langue espagnole : l’occasion, pour cette manifestation poétique, de consacrer la soirée du samedi 19 à Pablo Neruda. André Marcon y lira des poèmes de ce dernier, extraits de Chant général et de Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée. La lecture en espagnol sera faite par la comédienne franco-chilienne Nicole Mersey   . En 2016 étaient par ailleurs parus 21 poèmes demeurés jusqu'à ce jour inédits aux éditions Seghers, Tes pieds je les touche dans l'ombre   : « Le chilien, on lui met à côté un bateau et il saute, il s'exile, il se perd… »  

Né en 1904, Neruda soutenait activement la candidature de Salvador Allende : sa maison sera saccagée après le coup d'Etat de Pinochet le 11 septembre 1973, et il mourra le 23 septembre de la même année, probablement empoisonné, mais officiellement déclaré atteint d'un cancer mortel. Le Chant général est un poème épique de 15 000 vers. Mieux vaut en lire un passage que tenter de le résumer :

« Je prends congé, je rentre chez moi, dans mes rêves, je retourne en Patagonie où le vent frappe les étables où l'océan disperse la glace. Je ne suis qu'un poète et je vous aime tous, je vais errant par le monde que j'aime : dans ma patrie on emprisonne les mineurs et le soldat commande au juge. Mais j'aime, moi, jusqu'aux racines de mon petit pays si froid. Si je devais mourir cent fois, c'est là que je voudrais mourir et si je devais naître cent fois c'est là aussi que je veux naître près de l'araucaria sauvage, des bourrasques du vent du sud et des cloches depuis peu acquises. Qu'aucun de vous ne pense à moi. Pensons plutôt à toute la terre, frappons amoureusement sur la table. Je ne veux pas revoir le sang imbiber le pain, les haricots noirs, la musique: je veux que viennent avec moi le mineur, la fillette, l'avocat, le marin et le fabricant de poupées, Que nous allions au cinéma, que nous sortions boire le plus rouge des vins. Je ne suis rien venu résoudre. Je suis venu ici chanter je suis venu afin que tu chantes avec moi. »

 

 

Figure de résistance : Georges Canguilhem.

Le dimanche 20 août au matin, se tiendra une conférence d’Elisabeth Roudinesco, historienne et psychanalyste : « Georges Canguilhem, médecin, philosophe et résistant ».

 

 

Dans un article de Libération du 20 juin 1996, Antoine de Gaudemar écrit à propos de Jean Cavaillès, pour lequel Canguilhem a rédigé Vie et mort de Jean Cavaillès : « A trois reprises (en 1967, 1969 et 1974), Georges Canguilhem prononça l'éloge posthume de Jean Cavaillès (1903-1944), protestant, fils d'officier, philosophe de formation scientifique, professeur, fait prisonnier en 1940, évadé, cofondateur du mouvement de Résistance Libération Sud, arrêté par la police française en août 42, évadé en décembre de la même année, arrêté de nouveau en août 43, et fusillé par les Allemands en février 44. « Ce qui rend exemplaire la conduite de Cavaillès, écrit Canguilhem, c'est qu'ayant assumé lucidement une responsabilité à l'échelle nationale, une responsabilité de chef, il ait mené son action comme un devoir, sans ambition politique, ce qui ne veut pas dire sans conscience politique, sans portée politique, sans visée personnelle différée. »

« D'ordinaire, écrit Georges Canguilhem, pour un philosophe, entreprendre d’écrire une morale, c'est se préparer à mourir dans son lit. Cavaillès, au moment même où il faisait tout ce qu'on ce que l'on peut faire quand on veut mourir au combat, composait une logique. Il a ainsi donné sa morale sans avoir à la rédiger. »

 

L’exigence universelle de résistance

D'autres auteurs seront présents pour lire leurs œuvres ou des œuvres plus anciennes, comme celle du japonais Yukio Mishima, qui dans son livre Après le banquet écrivait :

« Il aimait les violents remous causés par les conflits d’intérêts dans le monde qui gravitait autour de la politique. Il aimait ces forces imprévisibles qui portent les hommes bon gré mal gré aux passions d’une violence exagérée. Quelles que fussent les machinations cachées à l’arrière-plan, il aimait cette fièvre particulière à la politique, la fièvre brûlante qui est le propre d’une élection. »

La résistance s'associe aux passions, au paradoxal enthousiasme de la raison, sous l'arbre vagabond de ces déambulatoires lectures fondant la nouvelle morale de la résistance.