Une publication qui clarifie le projet phénoménologique d'un psychiatre inspiré par Husserl et par Heidegger

Le psychiatre suisse Ludwig Binswanger poursuivit ses études à l'université de Zurich - alors sous l'égide d'Eugen Bleuler - et effectua sa thèse sous la direction de C. G. Jung, en 1906. Camille Abettan a choisi, traduit et annoté les textes présentés dans Phénoménologie, psychologie, psychiatrie, dont le premier "Quelles nouvelles tâches la nouvelle psychologie engendre-t-elle pour la psychiatrie ?" date de 1924 et le dernier "La philosophie de Wilhelm Szilasi et la recherche psychiatrique", de 1960. Binswanger cite abondamment ses contemporains, les philosophes K. Jaspers, P. Natorp (néo-kantien), W. Dilthey, W. Szilasi, M. Scheler, philosophe et sociologue allemand, M. Weber, sociologue à part entière, et "mesure" ses propres conceptions à l'aune des théoriciens mentionnés. Binswanger se prononce également sur la filiation qu'il entretient avec Husserl et Heidegger, et définit les postulats théorico-cliniques soutenant la Daseinanalyse - l'analyse existentielle -, projet qui a pour visée d"analyser scientifiquement l'expérience réellement vécue par les patients psychiatriques, tout en restant au plus près de cette expérience" (cf. le texte Daseinanalyse, psychiatrie, schizophrénie", 1958, p. 247). Binswanger décrit enfin les "nouvelles tâches" réservées à la psychiatrie humaniste qu'il revendique, psychiatrie proposant une approche des patients originale et inédite,  inconnue jusque-là de la psychiatrie "classique".

Daseinanalyse, philosophie, psychiatrie : de Husserl à Heidegger


Binswanger précise s'être formé à la phénoménologie d'Edmund Husserl (1859-1938), philosophie qui montre "chaque chose à partir d'elle-même". C'est à Husserl que Binswanger doit en effet la caractérisation logique du concept de manifestation (le phénomène en tant que tel), concept qui renseigne sur les directions du vécu s'insérant dans le sujet psychique. Dans les "Remerciements adressés à Edmund Husserl" (p. 255), Binswanger soutient que la psychiatrie peut, grâce à la réflexion phénoménologique husserlienne, interroger la subjectivité de la conscience à "partir de son essence propre", sans être aveuglé par des préjugés naturalistes. La lecture de Husserl a permis à Binswanger de saisir "l'a priori universel des formations concrètes" (idée d'universaux concrets), et la nouvelle  tâche de la psychiatrie consiste à déceler chez les patients l'ordre structurel du "vécu" d'un être singulier déterminé (c'est nous qui soulignons). Dans un texte daté de 1941 et restitué dans Phénoménologie, psychologie, psychiatrie (p. 157), Binswanger remarque que Husserl fournit des outils conceptuels pour appréhender l'intentionnalité de la conscience, mais qu'il n'atteint pas forcément les modes d'être de l'individu, ou encore l'existence dans sa forme réelle. L'analyse intentionnelle husserlienne risque en effet d'orienter le regard du lecteur vers une conception purement "subjective" de la conscience, quand bien même s'agirait-il d'une conscience transcendantale (p. 161). C'est pourquoi Binswanger invoque Kierkegaard, philosophe qui fait place au pathos de l'existence, au tourbillon qui affecte des individus en chair et en os, toutes turbulences dont la phénoménologie de Husserl ne semble pouvoir rendre compte. La réflexion phénoménologique "sauve" néanmoins les phénomènes, nous dit Binswanger, au motif qu'elle permet de "déployer, d'approfondir et de purifier la teneur de la signification" (p. 166), opération réalisée dans la sphère du langage et de la conscience transcendantale (vidée de son "empiricité"). Husserl a donc élucidé la stratification de la conscience intentionnelle, mais n'est pas parvenu, en revanche, à "décrire" la nature de l'angoisse, phénomène sans objet, et surtout, sans intentionnalité déclarée : "L'angoisse, en tant qu'être dépourvu d'objet (...)", qui ne porte sur rien qui puisse être visé, "est l'authentique négatif de l'intentionnalité" (p. 166). Il est intéressant de noter - en contre-point - que dans un article de la revue Alter consacrée à la phénoménologie de l'affectivité et de l'émotion (n° 7, 1999), Nam-In-Lee souligne que l'affect de sérénité, par exemple, est orienté de façon intentionnelle, idée figurant précisément dans les manuscrits M de Husserl. 

Si Husserl a incité Binswanger à prendre une distance envers les sciences de la nature et à s'interroger sur le concept de motivation et sur l'"histoire de vie" - à l'instar de Dilthey - c'est Heidegger qui contribue à la "fondation philosophique de la psychiatrie". Mais Binswanger réaffirme cependant, dans l'article destiné à  rendre hommage à Husserl, que le phénoménologue allemand lui a bien inspiré les analyses d'un texte comme Rêve et existence (1930), par exemple, texte qui "donne à voir" les traits d'essence de l'existence, sans souscrire pour autant à un "pur" intuitionnisme.  Binswanger précise plus loin que dans les Formes fondamentales et connaissance du Dasein humain (1942), Husserl était encore son guide, y compris pour la compréhension des rapports inter-subjectifs. C'est dans l'article de 1955, "Martin Heidegger et la psychiatrie" (p. 223), que Binswanger aborde enfin son rapport à l'auteur d'Être et temps (1927) et explicite ce qu'il retient de l'ontologie phénoménologique de Heidegger.  Dans Sein und Zeit, en effet, Heidegger souligne que le Dasein (l'"être-là") s'explique avec lui-même en tant que Dasein. Quelle est la nature de cette auto-explicitation ? Dévoiler l'auto-compréhension du Dasein, d'après Binswanger, requiert des modalités spécifiques : l'analyse existentielle consiste en effet à "prendre en vue" (l'expression est de Heidegger) la façon dont le patient "est-au-monde" (dans un vécu singulier), mais pour en dévoiler la structure pathologique. La Daseinanalyse, pour le redire, repose sur une "saisie phénoménologique des essences" (p. 247), ce qui témoigne, au passage, de la filiation entre Husserl et Heidegger. L'analyse existentielle de Binswanger met au jour l'auto-explicitation du Dasein grâce à une approche "empirique-phénoménologique" du patient, approche phénoménale susceptible de déceler l'essence authentique de son rapport au monde. Cette démarche permet de comprendre la structure de l'être-au-monde de certains patients, tels le maniérisme des schizophrènes, le rapport au monde des psychopathes, l'inauthenticité des hystériques etc. Dans son article "Sur la fuite des idées" (édition Millon), Binswanger insiste sur la forme anthropologique bondissante qui caractérise la personnalité maniaque. L'intérêt manifesté pour les "flexions" de l'existence pathologique, pour les connexions structurelles de la condition humaine, assigne une dimension anthropologique à l'analyse existentielle : "L'anthropologie moderne est gouvernée, tout comme la phénoménologie dont elle résulte, par une pensée de la structure, et non par une pensée de la mesure et du mécanisme" (p. 152). Heidegger ne déclarait-t-il pas, dans les Séminaires de Zurich - et malgré son refus d'une interprétation anthropologique du Dasein - qu'il n'existait pas de "molécules d'adieux" ? Pour le psychiatre suisse, dans tous les cas, l'anthropologie dérivant de la réflexion phénoménologique est en mesure de dévoiler les altérations de l"être-avec" (Mitsein), les "déviations" du comportement "public" des individus, les troubles de leurs relations avec leurs semblables. Il va de soi que comprendre l'essence des phénomènes pathologiques ne relève en rien d'une volonté typologique ou classificatoire, et encore moins d'une forme d'"objectivation". Binswanger signale néanmoins que la Daseinanalyse ne s'effectue qu'en lien avec d'autres disciplines, telles la biologie, la neuro-anatomie, la psychanalyse, sachant qu'une référence purement neurophysiologique aux fonctions cérébrales exclut la compréhension des "faits" pathologiques. L'exploration de la personne humaine dans son unité est la seule recherche psychologique acceptable.

L'apport de Binswanger 


C'est en puisant précisément dans la psychologie - discipline plus redevable à la philosophie de Brentano, philosophe et psychologue allemand (1828-1917) qu'aux postulats scientifiques de la biologie -  que la psychiatrie peut se "rendre maîtresse d'elle-même". Pour accéder au psychisme, le psychiatre ne peut plus se satisfaire d'une recherche anatomo-pathologique suspendue à des explications nomologiques "causalistes". Un "diagnostic par sentiment" n'y réussit pas mieux, ajoute Binswanger, sachant que ce ne sont pas des indices imperceptibles et simplement évocateurs qui renseignent sur la psyché, mais une expérience "avec" le sentiment. L'"épistémè" psychiatrique peut se nuancer, comporter des grades de certitude, dont certains constituent une expérience effective de compréhension. Mais Binswanger ne fait aucune concession à une psychologie empirique "intuitive", ni au pouvoir de l'affect. Il évoque bien plutôt l'importance du "spirituel" dans l'approche d'autrui, l'être-spirituel étant la plus haute possibilité du Dasein. Il commente la phrase de Hofmannsthal, "ce qu'est l'esprit, seul le saisit celui qui est dans la détresse" (p. 203), pour affirmer que la quiddité (l'essence) de l'esprit fait l'objet d'une aperception intérieure et immédiate : "Dans l'être-harcelé, nous saisissons le monde dans des significativités s'imposant à nous, faisant intrusion en nous, des significativités nous revendiquant immédiatement, et cela de façon si immédiate et si "nue", si "pressante", que nous ne pouvons pas leur échapper par la simple pensée, qui signifie toujours un être-en-face de" (p. 208). Où l'on voit que Binswanger fait droit à une spiritualité irréductible à une signification déterminée, ce pour quoi le "principe directeur" de la phénoménologie - comme l'enseignait déjà Saint-Augustin - relève d'une "communion aimante". L'essence du "tu" se réalise en définitive dans l'amour, et la connaissance du "toi" ne se résorbe jamais dans la connaissance du "ça". Binswanger, de ce point de vue, se sépare radicalement de Freud.

 Le texte "La psychothérapie comme métier" (p. 93) indique comment un psychiatre qui prend au sérieux sa pratique le fait par vocation, refusant par là même de se comporter en "habile jongleur" de l'âme humaine, ou en dresseur d'homme. L'alpha et l'omega de la psychothérapie suppose que le médecin approfondisse systématiquement l'histoire de vie intérieure de l'homme malade, et n'adhère pas à une conception "fonctionnaliste" de la maladie, comme Freud a pu y consentir. Seule une exploration psychologique-herméneutique de l'individu est de nature à conjuguer considérations somato-psychiques et histoire intérieure de vie. Dans le texte "Evénement et vécu" (p. 123), Binswanger précise sa position via un dialogue avec Erwin Straus (neuropsychiatre phénoménologue, 1891-1975), et souligne là encore que la "biographie" du sujet, extrinsèque autant qu'intrinsèque,  est déterminante. Or l'histoire de vie ainsi comprise renvoie à une interrogation sur le rapport entre événement et vécu : sont-ils inséparablement liés ou au contraire distincts ? En d'autres termes, le "vécu" est-il strictement contemporain de l'événement, ou le fait-il "résonner", consacrant ainsi la distance entre la cause et l'effet ? Au terme d'une confrontation complexe avec les analyses de Straus, Binswanger conclut qu'il n'existe pas de "pur" événement, mais que l'histoire de vie est finalement sous-tendue par le "devenir spirituel" de l'homme, sain ou malade,  les motivations psychiques elles-mêmes s'y rapportant. En bref, il fait retour vers sa thèse princeps, celle qui pointe la "sur-détermination" du spirituel dans l'histoire de vie de l'homme-malade, et qui oriente la pratique du médecin. 

Les textes rassemblés dans cette publication sont très "soutenus", et éclairent magistralement la problématique qui traverse l'ensemble de l'oeuvre. L'ouvrage donne l'opportunité de saisir les "maillons manquants" d'une réflexion dont la densité appelle continûment des explicitations et des mises au point. Binswanger restitue dans une argumentation serrée le rapport qu'il a noué avec des philosophes, mais aussi avec des représentants des "sciences dures". Il se prononce sur sa nouvelle conception de la psychiatrie en articulant ses considérations cliniques aux postulats épistémologiques qui les fondent. Ce psychiatre attentif au monde du malade est assurément un théoricien d'envergure, même si Heidegger, dans les Séminaires de Zurich, récuse toute filiation entre son analyse existentiale et l'analyse existentielle conduite par Binswanger.