Les anagrammes donnent à voir la réversibilité du sens de chaque chose, qui n'est jamais qu'interprétation.

« Que l'importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée ! » Certes, Gide parlait d’or. Comment cependant convertir son regard afin de faire du plomb de l’habitude, un instant durant, l’or à contempler ? Comment renverser l’ordre des choses et la prose du monde ? Peut-être en suivant l’exemple de l’anagramme, ars combinatoris qui déplace les mêmes lettres d’un mot pour en recomposer de nouveaux, qui sert de dioptrique insufflant vie à un quotidien desséché. Son utilité ? Nous rappeler que tout sens est réversible, qu’il n’y a pas de phénomène mais seulement des interprétations ; mais surtout que ré-version ne rime pas avec ré-gression, ni avec pro-gression, mais réside simplement dans un ailleurs qu’il appartient à chacun d’explorer. Quant à s’y perdre, pas de panique : nous tiennent la main l’oulipien Jacques Perry-Salkow –déjà auteur de recueils d’anagrammes –, le professeur de philosophie Raphaël Enthoven et le dessinateur Cheng Jiang Hong. A eux trois : l’anagramme drolatique ; son interprétation savante, philosophique ; et sa sublimation onirique, illustration ludique du message.


Renverser le sens pour bousculer la pensée

Ces anagrammes étonnent par leur grâce créatrice et leur inventivité saugrenue : « le Front national » devient « l’entonnoir fatal » tandis que « la solidarité » devient le « droit à l’asile ». Entre les deux expressions, parentes sans être similaires, sans qu’on sache laquelle est originelle, se loge un petit texte – poème, proème ou extrait philosophique – qui en décèle le sens latent. Il n’est pas seulement question de malice, mais aussi de questionnement : si « un maître à penser » devient « un ami à rencontrer », c’est aussi qu’un maître digne de ce nom doit fuir le mandarinat pour développer la capacité critique de son disciple. Après tout, Galilée se ne se servait-il pas déjà d’anagrammes qu’il envoyait à d’autres astronomes, afin de partager avec eux ses nouvelles – et dangereuses – découvertes ?

Ces terrains de jeu sont aussi l’occasion pour Enthoven de rappeler des thèses déjà évoquées dans ses précédents ouvrages, comme la critique – camusienne s’il en est – de l’espoir. Il s’agira ici de préférer « l’espérance », qui devient « la présence ». L’espoir, parce qu’il se rapporte à l'avenir, sacrifie du même coup le présent et s’émancipe à bon marché de la difficulté de vivre. Au contraire, l'espérance se veut élan interne au présent, qui pose activement un objet encore inexistant. « L’âme qui pense clair n’espère plus : lui suffisent le goût d’une pêche ou l’odeur du soleil. L’espérance, c’est l’affaire des vivants ». Un hommage discret mais sincère aux kakis dorés du jardin Boboli, avidement contemplés par Camus dans ses Noces.

 

Le parti pris des choses

Sans que Ponge ne soit convoqué dans ce recueil, l’objet de ce dernier n’est pas sans rappeler « l’objeu » de l’auteur du Parti pris des choses. Ici, l’ésotérisme des anagrammes restitue aux objets leur dimension poétique en les dégageant des lieux communs. Les choses recouvrent leur originalité plénière, au moyen de métaphores et dessins évocateurs qui suscitent un effet d’étonnement chez le lecteur.  Se trouve ainsi stimulée une vertu ambivalente et pourtant féconde : la spontanéité. Ambivalente car, sans contrainte, elle ne sert de rien, et l’antiacadémisme devient vite une course paresseuse à de vaines nouveautés. Toutefois, pour peu que la contrainte s’impose – et y a-t-il des contraintes plus fermes que celle de l’anagramme ? –, se dessinent de nouveaux champs vierges à prospecter pour la pensée.

Déjà Bergson nous reprochait de ne voir dans les mots que des étiquettes diluant la singularité du réel dans la généralité de la notion : « nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. » Je ne vois dans « la grande muraille de Chine » qu’un type de mur, tandis que l’anagramme m’invite à y voir « le daim [qui] regarde la chenille ». De même, « la jalousie » n’est plus un vice, mais le cri : « Où allais-je ? » ; la « Critique de la Raison pure » non plus un titre, mais un « paradis onirique et cruel ». Enfin, parce que « l’Hadès » est « Daesh », « Paris est une fête » devient « Et Paris est en feu ». Le présent aussi a ses ironies