Un dialogue autour de la question du deuil, trop souvent confondue avec la question générale de la mort.

Autour de la mort, de nombreuses parties se jouent, qui concernent autant la philosophie que les institutions sociales et culturelles. La philosophie, en effet, n’est pas avare de discours sur elle. Mais l’ouvrage – une republication en poche d’un dialogue initié en 2015 – propose d’emblée de décaler la perspective. Au lieu de tenter à nouveau une analyse de la finitude humaine – ce pouvait être un parti, d’autant que la question dans une époque post-moderne mérite qu’on s’y arrête –, il déplace le débat de la mort au deuil, au déchirement de la perte et à la réflexion sur les larmes et la consolation. Si donc des pensées de la mort (de soi ou de n’importe quel être humain), il en existe beaucoup malgré le fait qu’on n’en fasse jamais soi-même l’épreuve réfléchie, des pensées du deuil (et du deuil de l’autre désormais perdu), il en est peu. Ce qui ne signifie pas que les auteurs de cet ouvrage aient raison d’évacuer aussi brièvement qu’ils le font la question de la « belle mort », telle qu’elle est posée de Platon (à propos de Socrate) à Montaigne (sur La Boétie), et de ce dernier, dans un autre contexte, à nos jours. En revanche, cela signifie, avec pertinence, que chacun doit affronter la vérité de la perte en reconnaissant son caractère absolu.

Tel est l’enjeu de l’ouvrage. Lorsque Catherine Portevin, chef de la rubrique « Livres » à Philosophie magazine, fait appel à Vincent Delecroix pour se prêter à un dialogue avec Philippe Forest, elle sait bien que le premier est un des spécialistes de Soeren Kierkegaard – ce qui nous vaut une « Troisième conversation » autour de ses thèses –, auquel on peut attribuer une véritable pensée du deuil, de la relation perdue, de ce qui manque et qui hante, et que le second, venant de perdre sa fille, vient de publier un roman sur ce thème. La question concerne donc l’un et l’autre au premier chef.

 

Des larmes abondantes

N’oublions pas le deuil ravageur d’Achille, et surtout ses larmes, pleurant la mort de Patrocle, Job craignant sa révolte contre son malheur injustifiable et les discours qu’on lui propose, Antigone entêtée dans le deuil de son frère… ! Aucun ne cherche d’abord la consolation, à partir de la mort de l’autre. Ils tentent chacun d’aller jusqu’au plus loin dans ce rapport au négatif de l’existence qu’est la mort de l’autre, et qui devient deuil. Il est vrai que le deuil, d’abord, se vit et s’éprouve, et avec intensité. La pensée du vivant, du survivant, à l’égard de l’autre disparu devient expérience d’une réalité – entendue au sens moins de la positivité de ce qui est là, en mode empiriste, que de l’inaccessible et de l’irréversible – qui n’est pas identique à ce que l’on énonce en parlant de la mort en général. Le deuil est plutôt ce moment où on organise son existence autour de ce qui est perdu, du statut de ce qui est perdu, de notre rapport à ce qui est perdu.

Vincent Delecroix étend d’ailleurs largement la perspective, par exemple, à ce qui passe pour l’origine perdue, au désenchantement, à l’expérience générale de la perte et de la relation avec ce qui est perdu. En un mot, la présence de l’absence, mais dans la singularité d’une relation à la singularité absolue de l’être disparu.

 

Une expérience singulière

La question du deuil nous met au seuil du choc de la réalité, ainsi redéfinie. L’existence est tissée d’une multitude de pertes, et d’une expérience continuelle de la mort de l’autre. Pour autant, n’y a-t-il pas une différence de degré entre la perte d’un objet et la perte d’un être cher ? En tout cas, une différence centrale saute aux yeux : la perte d’une progéniture implique un total bouleversement du rapport au temps, une privation de la possibilité de transmettre et d’organiser un avenir autour duquel on avait jusqu’alors vécu – selon les maux qui saisissent Hécube dans Les Troyennes d’Euripide. Le temps n’est plus orienté comme il l’était auparavant. En conséquence, d’ailleurs, en ce qui regarde chacun, on comprend aussi que tout nous incite à accepter la mort, mais quelque chose en nous résiste à cette acceptation (c’est le titre de l’ouvrage), d’autant plus qu’il s’agit des autres.

En ce sens, le deuil a une particularité, bien relevée par Philippe Forest. Parmi les diverses expériences humaines, c’est une expérience qui ne peut être manufacturée, commercialisé, même si elle est entourée de nombreux objets commerciaux. Et Delecroix de compléter en précisant qu’il s’agit bien d’une « vérité subjective », au sens de Kierkegaard (dont il est spécialiste, répétons-le), une expérience que nous partageons, mais qui nous isole. On ne peut vivre ensemble que séparés.

 

Le travail de deuil

S’agissant de la perte d’un enfant, le deuil nous reconduit à la question de savoir comment un enfant peut devenir un objet narcissique, dans lequel se projettent les parents. S’agissant de la perte d’un être cher adulte, l’exemple de Roland Barthes alimente la réflexion, puisque dans La Chambre claire, il parle de la photographie à partir de la perte de sa mère. Il reste que notre société articule le deuil à de nombreuses expressions problématiques.

« Faire son deuil », dit-on souvent – et en cela la société normalise les expériences humaines – et l’on teste aussi de plus en plus la capacité de résilience de tel ou tel devant un événement de ce type (think positive), de nombreux auteurs font désormais leur fond de commerce de cet aspect des choses. Notre société redouble même le drame de la perte par une injonction : celle de tourner la page rapidement, injonction de retour à la vie commune et à ses avatars. On touche là à la prédication, et parfois cela confine à la morale conformiste.

Le dialogue proposé dans l’ouvrage se veut ici plus critique de la société actuelle. Et la psychanalyse n’est pas absente de cette critique, laquelle soutient que toute perte nécessite un deuil, à défaut de quoi ce qui se trouve oblitéré fait retour sous la forme d’un passage à l’acte, d’une compulsion de répétition. Cela étant, ce qui inquiète les deux protagonistes, ce n’est pas tellement ce propos, que l’idée freudienne d’un substitut à la perte, ce qui revient à nier la singularité de l’être perdu. Encore nuancent-ils leur propos, soulignant que chez Sigmund Freud le deuil ne consiste pas à faire disparaître une représentation, mais contribue à s’y attacher, mais d’une autre manière. Occasion leur est donnée au passage d’effleurer les pensées de Paul Ricoeur et de Jacques Derrida sur ces questions.

 

La mémoire

Difficile alors de ne pas ouvrir aussi une discussion sur la question de la mémoire, dont on sait qu’au niveau social elle est prise entre l’excès et la pathologie de l’oubli. Comment penser des conditions apaisées de la relation au passé ? En tout cas, le dialogue passe du registre individuel au registre collectif. La question se transforme alors : le corps social peut-il faire l’expérience d’une perte, et de quelle manière ? Ce n’est plus la question de l’universalité d’une expérience singulière de la perte (ni, puisqu’elle est traitée un peu plus loin, celle de la perte vécue en situation hospitalière). Néanmoins, il y a bien un lien entre les deux questions, puisque l’épreuve du deuil collectif n’a de signification que si elle résonne de manière individuelle. En revanche, la teneur du deuil n’est pas identique. Il y est question alors de la refonte du lien collectif. Ce qui ne signifie pas que les « bons » rituels ont été trouvés, si l’on se réfère aux pratiques des dernières années, afin de réconcilier le corps social avec lui-même.

Pour autant, est-ce qu’une commémoration est un deuil ? Ou bien reste-t-on dans le registre métaphorique ? Dommage que sur ce sujet, la discussion tourne court.

 

Impuissance de la consolation

Comment donc soutenir quelqu’un qui souffre de cette manière ? Chacun se pose la question. Il est entendu qu’on ne peut se substituer à l’autre. La consolation ne peut virer à la compassion (qui n’est pas non plus la pitié). Il n’en reste pas moins vrai que, constatant notre impuissance devant le deuil de l’autre, il est justement possible de déployer des significations à défaut d’actions. Des gestes qui disent quelque chose, mais qui ne font rien. Et Forest d’affirmer : « Quelle que soit la position dans laquelle on est placé […], il s’agit de prendre acte d’une impuissance essentielle, sans renoncer à agir dans la mesure de ce qui est possible. »

Au demeurant, le deuil est-il sans fin ? Delecroix réfute l’idée selon laquelle le deuil ne serait qu’un passage, et revient par là sur les usages établis de l’expression « travail de deuil », prise souvent pour une sorte de thérapie grâce à laquelle on pourrait se débarrasser du deuil. Or, dit-il, le deuil est interminable. Ce qui lui permet de conclure brillamment : « L’existence est un tissu déchiré, et là où ce tissu a été plié ou froissé par la douleur on peut sans doute le déplier ou le défroisser, mais la trace reste à jamais. » N’oubliant pas, simultanément, de rappeler que l’on confond trop fréquemment la mélancolie et la nostalgie, la première constituant un rapport dans le présent à ce qui est perdu, et la seconde une volonté de revenir au passé. Ou de compléter le propos par une référence au psychanalyste J.B. Pontalis, dont il retient l’idée que la dépression en diffère encore, puisqu’elle consiste à vouloir conserver ce qui est perdu en tant qu’il est perdu.

 

De la religion

Comme nous ne pouvons traverser toutes les dimensions conceptuelles explorées dans ce dialogue, nous allons survoler les parties les plus classiques de cette réflexion dédoublée. En l’occurrence, nous appelons plus classiques les références à la question religieuse à partir de celle du deuil. Chez nos deux interlocuteurs, le point de départ de cet aspect des choses est à nouveau Freud, notamment sa manière de lier deuil et mélancolie dans L’Avenir d’une illusion. Ce détour est important, car si on admet à la fois que la religion se fait consolation et que la religion s’efface de nos sociétés, on est en droit de se demander si, avec la fin de la religion, c’est la consolation elle-même qui risque d’être perdue. La fin de la religion prive-t-elle les masses – au sens du vocabulaire de Freud – des dédommagements qui procurent l’illusion religieuse ?

Le religieux aurait-il été disponible pour solder la mort de l’autre ? Mais que se passe-t-il donc de nos jours ? Faut-il rattacher à cela l’ainsi nommé « retour du religieux ?

Ce qui est certain, en tout cas, dans ces propos dialogués, c’est qu’il ne suffit pas d’opposer la croyance et la raison en ces matières, de manière symétrique ou de manière impérative. D’autant que, il y a forcément un moment, dans toute existence, où ces questions essentielles reviennent dans l’existence individuelle, comme sans doute dans l’existence collective. Peut-on interpréter autrement les naissances d’actions religieuses ou de rituels dans notre monde, même s’ils ne coïncident pas avec les religions établies ? Sans doute, en revanche, coïncident-ils avec les idéologies de la sagesse qui prennent de plus en plus d’ampleur chez nos concitoyens