Les expéditions de Zeng He: un exemple d'ouverture au monde qui résonne dans cet entre-deux-tours.

Du fait de nos domaines de spécialité, nous parlons beaucoup de l’Occident médiéval et des civilisations méditerranéennes. Mais une fois n’est pas coutume, et parce que l’heure est grave, partons un peu voir du côté de la Chine. Car c’est parfois en observant une société lointaine, en apparence totalement étrangère à la nôtre, que l’on parvient à comprendre le monde auquel on appartient.

 

Être au milieu du monde

Jusqu’au XXe siècle, les Chinois considéraient leur pays comme le centre du monde – d’où son nom « d’empire du milieu ». Ils pensaient que leur empereur était désigné par les Cieux pour régner sur le monde entier. Aussi, les territoires qu’il ne gouvernait pas directement ne pouvaient être que des royaumes vassaux et aucun roi ne pouvait se considérer comme un égal de l’empereur.

Partant de cette vision du monde, les empereurs chinois alternent des périodes où ils parviennent réellement à se faire verser des tributs par les rois voisins (des actuels territoires coréens, japonais, philippiens ou vietnamiens) et des moments de replis où cette sujétion reste une pure fiction politique. C’est notamment durant ces différents épisodes d’isolationnisme que la Muraille de Chine est construite, étendue et rénovée par étapes. Pour schématiser, l’histoire de la Chine peut être résumée à des phases d’ouverture sur le monde – durant lesquelles de nouvelles technologies ou pratiques sociales sont importées – et des phases de quasi complètes fermetures sur elle-même.

Mais à partir de 1368, la Chine se dote d’une nouvelle dynastie, celle des Ming, qui sort peu à peu le pays d’une longue période d’isolement. Le troisième empereur de la dynastie, Yongle (1403-1425) décide d’étendre le rayonnement de l’empire plus loin que jamais auparavant. Il fait construire une flotte composée de centaines de navires et place à sa tête un jeune homme ambitieux, eunuque et musulman qui lui doit tout : Zeng He.

 

 

Les grands voyages

Entre 1405 et 1425, Zeng He mène sept expéditions et explore alors la Malaisie, le golfe du Bengale, l’Inde et atteint le golfe Persique, la péninsule arabique et la corne de l’Afrique. Si les récits chinois vantent la taille de ses bateaux – 138 mètres sur 56 –, la réalité est sans doute plus proche de 50 ou 60 mètres. Ce qui reste deux fois plus grand que les caravelles de Colomb !

C’est donc un investissement considérable et une expédition titanesque. Zeng He embarque avec des milliers de marins, mais aussi des marchands, des artisans, des administrateurs, des médecins, des religieux… Cette flotte spectaculaire vise en effet à pacifier, par la force si besoin, autant qu’à découvrir. L’empereur projette d’étendre sa domination sur l’océan Indien et des plans sont élaborés afin qu’elle repose sur un chapelet de forteresses côtières qui permettraient de contrôler ses juteux flux commerciaux.

Ce faisant, Zeng He et ses hommes rencontrent et font se rencontrer des cultures diverses en Asie du Sud-Est et autour de l’Océan Indien. Ils ramènent des exemples de l’art arabo-persan qui influencent la porcelaine chinoise, mais également des bois, des pierres et des animaux venus de terres lointaines. Le sultan du Bengale aurait même offert une girafe à l’empereur Yongle !

 

Un nouvel isolationnisme

Mais l’empereur Yongle meurt en 1425 et ses successeurs, bien plus isolationnistes, se laissent convaincre par leur entourage d’interrompre les expéditions. Zeng He est rappelé et nommé simple défenseur d’un port du sud de la Chine. Le commerce se détourne du sud avec « la fermeture des mers », ou la limitation drastique du commerce maritime privé. On redoute en particulier le contact avec les étrangers et les marchands, ces traîtres à la patrie qui quittent leur pays pour commercer, sont particulièrement suspects de connivence.

Les commerçants continuaient pourtant leur activité, à leur propre compte, la Chine restant un creuset d’influences culturelles diverses, une terre multiconfessionnelle et ouverte sur le monde. Difficile toutefois de se tenir à l’écart de phénomènes aussi complexes que la mondialisation qui commence. Mais par son isolationnisme politique, la Chine a sans doute perdu une occasion de chercher à contrôle ces phénomènes à son profit.

En effet, alors même que la Chine renonce aux grandes expéditions, à l’autre bout de l’Eurasie, d’autres États sont en train de découvrir la navigation transocéanique. En 1497, Vasco de Gama est le premier européen à mettre le pied en Inde par la voie maritime. En quelques décennies, les Portugais prennent position dans tout l’Océan Indien, constituant un empire commercial basé sur des comptoirs littoraux fortifiés, l’Estado da India. En 1513, ils débarquent dans la ville chinoise de Macao. Sous la menace des canons, les Portugais obtiennent le droit d’être les seuls à commercer avec la Chine, dans le seul port de Macao, devenu l’unique trou de serrure par lequel la Chine entrevoyait le monde. Profitant de l’absence d’une grande puissance sur les mers, les Portugais créent des comptoirs un peu partout, comme en Indonésie et au Japon, et contrôlent rapidement le commerce régional. La politique chinoise de fermeture parvient dans un premier temps à limiter l’influence des étrangers dans le pays, mais cela ne suffit pas. Les célèbres caricatures du XIXe siècle représentant les Occidentaux se partageant le gâteau chinois suffisent à évoquer ses conséquences à long terme.

 

Les carrefours du monde

Rétrospectivement, on peut affirmer que dans les années 1420 la Chine était à la croisée des chemins. Si elle l’avait voulu, elle aurait pu s’imposer dans l’océan Indien, empêchant que les Portugais ne s’y installent quelques décennies plus tard. Seulement, l’arrivée de dirigeants isolationnistes conduisit le pays à se couper du monde et à le craindre plutôt que de s’y projeter. Significativement, cette période fut marquée par le renforcement de la Grande Muraille. L’occasion unique que manque la Chine au début du XVe siècle a engendré ses effets jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale, participant à reléguer la Chine au rang de puissance secondaire à l’échelle du monde. La Chine d’aujourd’hui se souvient-elle des choix de la Chine du XVe siècle ? En tout cas, les dirigeants chinois actuels ont bien l’intention d’être les acteurs du monde plutôt que les spectateurs des luttes de pouvoir extérieures.

À l’heure où l’Amérique de Trump s’enferme derrière des murs et où, en Europe, de plus en plus de voix clament la fermeture des nations sur elles-mêmes, l’exemple chinois devrait nous donner matière à réflexion. Pour préférer, à la tentation des grandes murailles, l'aventure des ouvertures sur le monde qui in fine permet d’y rayonner.

 

 

Pour aller plus loin :

Jacques Gernet, Le Monde chinois, tome 2. L'époque moderne X siècle-XIXe siècle, Paris, Pocket, 2006, p. 137-145

Dominique Lelièvre, Le Dragon de lumière : les grandes expéditions des Ming au début du XVe siècle, Paris, France-Empire, 1996

Jérôme Kerlouégan, « De l'expansion au recentrement : la Chine et son monde », dans Histoire du monde au xve siècle, Patrick Boucheron (dir.), Paris, Pluriel, 2009, p. 619-635.

Et aussi : Sanjay Subrahmanyam, Vasco de Gama, légende et tribulations du Vice Roi des Indes, Alma, 2012 [1éd 1997].

 

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