Une approche philosophique de la question des odeurs et des parfums, devenue centrale chez les historiens et les sociologues.

Les discussions sur les parfums et les odeurs sont relancées depuis que sociologues et historiens en ont élaboré la question sans préjugés, en l’ajointant d’ailleurs à tout un parti pris contemporain pour les rapports entre les sensations et la sphère du commun. À juste titre, les sensations olfactives, gustatives et tactiles sont passées du néant ou de leur condamnation traditionnelle à la sémiologie d’abord, puis à l’histoire et à la politique. Est-il possible d’accomplir un pas de plus ? Certainement. Cet ouvrage en propose les linéaments, en se concentrant sur les aspects plus philosophiques de la question des odeurs et des parfums : animalité et vice pour certaines odeurs, et spiritualité et vertu pour d’autres.

 

Des métaphores

Le livre s’ouvre d’ailleurs sur le problème posé par l’usage métaphorique de la référence aux odeurs et aux parfums : si une affaire « sent mauvais », ce n’est sans doute pas pour rien ; si on est parfois « mis au parfum », c’est que d’autres ne sont pas au courant ; l’humain « qui a du nez » n’est pas seulement le parfumeur ; etc. Dans les romans, l’odeur des personnages trahit des caractères moraux (chez Balzac par exemple). Il est vrai que les odeurs s’imposent sans tricherie. La vertu embaume et l’air pur se hume dans les cercles intellectuels, les bas-fonds sont pestilentiels, etc.

Splendeur et misère de l’odorat, grandeur et décadence du nez ! Certes, Patrick Süskind a joué des polarités des odeurs, dans son roman Le Parfum. Mais la « civilisation » se caractérise aussi par son long combat contre les puanteurs pour les convertir en parfums.

Aussi peut-on dire que le parfum est le foyer d’une symbolique instruisant l’imaginaire corporel. Gaston Bachelard en son temps a su en décrire des éléments.

 

Les statuts de l’aromate

L’auteure de cet ouvrage, enseignante en sociologie et en anthropologie, retraverse les textes philosophiques afin de nous proposer une histoire occidentale de la sensibilité à l’odeur et aux parfums. Elle poursuit le relevé de leur symbolisme, dont elle a déjà publié des linéaments.

Elle ouvre cette histoire par l’examen du mythe d’Adonis, l’idée étant de cerner la signification religieuse et sociale des aromates. Au demeurant, outre ce qu’il nous apprend de la fabrication des parfums ainsi que des flacons, ce mythe place les parfums à un niveau intermédiaire entre les humains et les dieux. Leur rôle est de conjoindre les opposés. Le parfum gouverne simultanément une représentation du corps précise. En étudiant les mœurs grecques, à partir des textes, l’auteure montre que les moralistes blâment l’usage des parfums, d’abord parce que ceux-ci ne doivent pas être détournés de leur fonction religieuse et thérapeutique. Il n’empêche que leur usage purement social existe néanmoins. Les emplois érotiques des parfums existent aussi, et Platon les condamne, avec constance, dans le Philèbe. La République procède de même, afin de ne pas laisser les parfums corrompre les jeunes gens ! Une autre version de ce trait est donnée dans Le Banquet.

Ce parti pris est transmis à Rome et Lucrèce se méfie lui aussi des aromates. Ce qui n’interdit pas leur production. Un passage important de l’ouvrage rappelle les découvertes successives faites à Paestum et à Délos : les pressoirs à huile et les fourneaux d’enfleurage, dont on trouve d’ailleurs une peinture dans le détail de la frise des amours parfumeurs de la Maison des Vettii à Pompéi. L’odorat est-il alors un sens spirituel ? En tout cas, lorsqu’on n’est pas égoutier, éboueur, médecin à la morgue, ou Balzac décrivant la pension Vaucaire.

Ce sera moins le cas des modernes. Rabelais n’imagine pas l’abbaye de Thélème sans parfums, la Renaissance invente les boules de senteurs à porter sur soi, Henri II fonde une verrerie à cette fin, les Médicis protègent les apothicaires, les parfumeurs se répandent dans la société, etc.

 

(Titien, Portrait de Clarissa Strozzi : l’invention de la boule de senteurs.)

 

Les parfums et les morts

Les Égyptiens nous ont légué des rites funéraires particulièrement éclairants. Ils manifestent le malaise, le dégoût et l’angoisse des humains face à putréfaction corporelle. L’auteure nous décrit alors un processus de momification, tel qu’on peut en lire les détails dans les représentations (celles d’Anubis, par exemple). La vertu ignée de l’aromate conjure l’humidité liée à la corruption et à la mort. Le Livre des morts confirme l’importance donnée aux parfums et l’homologie entre la pureté de l’âme et la bonne senteur. On n’oubliera pas non plus le fait que les prêtres parfument tous les jours les statues des dieux, afin de les accorder à ce qu’on attend d’eux. Quant à « mourir en odeur de sainteté », ce sera l’ajout propre de la religion chrétienne !

Ce rapport aux parfums se démultiplie dans notre culture. La Bible insiste sur la volatilité de la fumée et l’évanescence des effluves, senteurs immatérielles symbolisant la montée vers Dieu de l’oblation humaine. Le fait d’oindre les pierres votives et les autels a quelque lien avec ce que nous présentaient aussi les Égyptiens. Dans la Bible, toujours, on cite des familles de prêtres conservant le secret des compositions parfumées, notamment de celles que Dieu est censé avoir prescrites à Moïse, en interdisant leur usage profane. Le même écrit témoigne sans cesse de l’intérêt des Hébreux pour les aromates. Dans la version chrétienne de la religion monothéiste, le Christ est oint de Dieu (facilitant l’homologie entre le Christ, le sang, le parfum, la lumière et l’immortalité). Au passage, le judaïsme se montre plus favorable aux parfums que le christianisme, rois mages mis à part (une discussion nécessaire précise que l’or offert par l’un des trois rois est en réalité un baume). L’encens devient ainsi le terme générique pour tout parfum et la fumée est perçue comme l’image de la prière. Le symbolisme des parfums n’est évidemment pas absent de l’Islam. Le prophète conseillait de ne jamais refuser un parfum, il avait lui-même une passion pour les aromates.

 

Les jardins odorants

Et que dire des jardins et des commentaires des philosophes sur ces derniers, et pas uniquement en milieu musulman ? Les grands jardins de ce type (Grenade, Ispahan...) doivent être analysés de près. Le jardin est d’abord l’élément d’une métaphore : il est lieu et corps de l’amoureuse. Les parfums imprègnent alors l’atmosphère et les corps des amants. Profusion d’aromates dans les jardins : miel, vin, parfums... mais aussi dans les corps qui se mêlent. Le Cantique des cantiques ne cesse de détailler cette métaphore.

Quant aux jardins réels, ils sont parfumés, puisque le parfum rejoint ce qui vit sur terre et qu’il est obtenu par le traitement de matières végétales. Le jardin est le lieu même de l’envol des senteurs. Et il se déploie dans le temps (les saisons) ou déploie les senteurs dans le temps. Le mélange entre odeurs et couleurs s’accompagne d’une douceur de vivre et d’une sollicitation amoureuse, y compris lorsque le jardin se place au cœur du désert ou d’un paysage de sécheresse.

Encore n’est-il pas toujours aisé de nommer la complexité des odeurs du jardin. Dans les jardins les plus intéressants, les parfums traduisent les émotions qui ont conduit à sa composition.

 

Un imaginaire des corps sociaux

Il est un parallèle à entreprendre entre le recours au parfum et l’invention du bain (collectif ou individuel), puis entre le recours au parfum et la promotion des bains à usage de santé et d’hygiène, au moment même où le parfum de bain devient un enjeu social, et qu’avec les progrès de l’hygiène, la sensibilité aux pestilences passe de la ville au corps humain. De nombreux auteurs ont déjà travaillé sur ce plan : Alain Corbin, Georges Vigarello (combinant l’histoire des odeurs à l’histoire du corps)... Cet ouvrage y ajoute une analyse du rapport au linge dans le cadre des odeurs, surtout lorsque la dangerosité du bain le fait tomber en disgrâce, puisque « se laver avec de l’eau nuit à la vue, engendre des maux de dents et des catarrhes » (anonyme).

Grâce aux parfums, le corps est passé au centre des préoccupations. À la fois comme corps individuel et comme corps urbain. Insistons sur ce second aspect. La sensibilité aux odeurs et aux parfums se transforme. Il fallut du temps pour donner un statut aux odeurs urbaines. D’une certaine manière, le ton est donné quand on commence à percevoir Versailles (parc et château) comme un vaste ensemble de lieux qui soulèvent le cœur, du fait des urines et des matières fécales ; alors commence à germer l’idée d’un Paris asphyxié par une effroyable crasse. La suite est connue, entre Hausmann et Zola. Le parfum donne l’illusion d’une véritable hygiène. Les pouvoirs thérapeutiques des parfums sont désormais commentés, et on relit les repères hippocratiques, transmis pas Galien, puis par les Arabes.

Viennent alors les souvenirs olfactifs des corps, décrits par des écrivains. Bien sûr, il s’agit de Charles Baudelaire ou de Marcel Proust. Mais cela concerne aussi les circulations de parfums à la surface de l’Europe. L’histoire de l’eau de Cologne est centrale ici, l’auteur la raconte. On peut dire la même chose des parfums d’agrément, qui subirent l’influence de la philosophie bourgeoise, furent ajustés aux nouvelles normes sociales et passèrent pour des signes d’intimité à la fin du siècle des Lumières (alors que Jaucourt commente le musc dans l’Encyclopédie et que Jean-Jacques Rousseau traduit la nouvelle sensibilité aux senteurs dans La Nouvelle Héloïse). Les parfums se distribuent autrement dans la série des Rougon-Macquart, alors que les parfums choisis diffèrent : onguents, huiles, crèmes, pâtes...

L’auteure conduit cette histoire jusqu’à nos jours – on aurait aimé par ailleurs qu’elle en théorise les procédures –, faisant entrer en jeu les recherches des sciences cognitives ou des éthologues. Ces passages emportent sans doute moins la conviction, faute de prendre toute la distance attendue devant ces recherches. Elle fait ensuite entrer en lice les questions commerciales entourant les parfums et les odeurs. L’iconographie (d’ailleurs répandue dans l’ouvrage) prend ici un tour plus connu : affiches, images de mode, etc. On regrettera alors que la conclusion ne prenne pas une perspective plus large et plus philosophique sur ces questions importantes ; avant de refermer le livre sur le souvenir d’une contribution précieuse à l’histoire philosophie et politique des sensibilités.