Tous les jeudis, Nonfiction vous propose un Actuel Moyen Âge. Aujourd'hui, prenons un peu d'air et de hauteur dans cet entre-deux-tours... avant de revenir dans l'ici-bas.

 

 

J’étais il y a peu en vacances aux États-Unis et, en bon touriste, je me suis offert le plaisir de monter au sommet du Rockfeller Center pour admirer, du haut de la plateforme panoramique, le coucher de soleil sur New York. En regardant les buildings s’illuminer peu à peu, je me suis dit que c’était une chance, un privilège incroyable : voir le monde d’en haut.

 

Les élites en haut du monde

Qui, au Moyen Âge, pouvait contempler le monde depuis cette perspective ? Ce point de vue était en fait étroitement associé à l’autorité. L’autorité est altitude : Dieu est significativement le Très Haut dans la chrétienté, al-Ali en terre d'islam. La verticalité va avec la domination. On construit des cathédrales, ou, en terre d’islam, des minarets, bâtiments dont les flèches altières tendent vers Dieu, mais qui servent aussi à dominer la ville, jetant leur ombre sur les hommes. Voir d’en haut : privilège réservé à une élite qui se donne par là même le droit de commander aux hommes : les cloches ou la voix du muezzin appellent à la prière, découpent les journées, organisent le temps des hommes. Les seigneurs ne sont pas en reste : montés sur leurs chevaux, ils dominent les champs de bataille ; installés sur leurs trônes ou leurs sièges, ils rendent la justice, punissent, ordonnent. Au Haut Moyen Âge, le chef nouvellement élu est élevé sur le bouclier porté par ses hommes : beau symbole de la domination sociale.

Les châteaux, généralement situés sur les hauteurs, organisés à partir du XIe siècle autour du donjon, la tour-maîtresse, sont là aussi un symbole de ce pouvoir seigneurial qui se situe plus haut que les paysans qu’il domine, en même temps qu’un instrument d’appropriation et de contrôle du territoire. Dans les communes italiennes, les grandes familles jouent à celui qui a la plus haute, rivalisant dans la hauteur des tours pour mieux contrôler la ville – il n’en reste plus beaucoup, sauf à Sienne ou plus encore à San Giminiano, la Manhattan toscane, mais la skyline de toutes les villes italiennes n’avait alors rien à envier à celle des métropoles d’aujourd’hui.

 

Monter pour dominer

Mais vouloir monter ainsi est dangereux : le mythe de la Tour de Babel rappelle aux hommes le risque qu’ils encourent en cherchant ainsi à s’élever au-dessus de leur condition – péché d’orgueil, de superbia, péché suprême de cette époque. Car c’est un privilège jalousement gardé que celui de pouvoir ainsi contempler le monde depuis les hauteurs : en 1783, lorsque les frères Montgolfier font la première démonstration de leur ballon à air chaud, c’est à Versailles, devant le roi Louis XV – même si, prudence oblige, on ne fait voler qu’un canard, un coq et un mouton.

L’altitude est hiérarchie : les nobles sont parfois appelés, dans les sources, les hauts hommes, voire les plus hauts, altiores, synonyme d’aristocrates, « les meilleurs », ou de potentes, « les puissants ». Louis XIV, avec ses chaussures à talons rouge, le savait bien : être grand, être haut, plus que les autres, ça compte, tant dans la représentation du pouvoir que dans son exercice. Le champ sémantique de l’altitude imprègne notre vocabulaire : on dit qu’on « s’élève » dans la hiérarchie d'une entreprise, on parle « d'ascension sociale », on pense les lieux urbains les plus défavorisés comme des «bas-fonds »... En anglais, on emploie l'adjectif towering pour dire dominant. Plus on est haut, meilleur on est : associée au pouvoir, la hauteur est également associée à la perfection. On entend ici, en fait, des échos de la cosmologie d’Aristote, qui oppose un monde lunaire parfait et éternel à un monde sublunaire, le nôtre, voué au déclin et à la ruine. Monter, donc, pour dominer, et pour durer.

Plus on est en haut, plus on est puissant, et plus on est parfait : voilà ce que nous dit le Moyen Âge. C’est probablement cette idée qui a poussé les hommes d’affaires new-yorkais à faire construire ces buildings au début du siècle, pour voir d’en haut la ville qu’ils contribuaient à fabriquer. Les gratte-ciels, nouvelles cathédrales d’un capitalisme qui s’affirme comme une nouvelle religion ; les gratte-ciels, nouveaux donjons de ces riches qui pensent – ou veulent – être des seigneurs.

Mais nous ne sommes plus au Moyen Âge, et désormais tout le monde a accès – pas gratuitement, cela dit... – à ces points de vue. Voir le monde d’en haut, à l’heure de Google Earth, des avions et des buildings, n’est plus le seul privilège des puissants. Ces puissants continuent à croire, à dire et à montrer qu’ils sont les meilleurs, supérieurs aux autres (on parle bien du « dessus du panier », toujours ce rapport de verticalité), mais au moins les autres, les « 99 % », ont accès à leurs hauteurs.

Si le pouvoir continue à s’affirmer dans un rapport d’altitude, le « voir », au moins, est accessible à tous. La vue qui s’offre à nous depuis le sommet des gratte-ciels joue dès lors comme un rappel, et comme une invite. Elle nous rappelle que les privilèges que s’arrogent les puissants sont faits pour être conquis, et qu’il y a encore du chemin à faire sur la route de l’égalité de tous ; elle nous invite à réorganiser le monde selon un axe horizontal et plus seulement vertical. À préférer, à la fascination des hauteurs, le vivre avec les autres. Regardons le monde d’en haut, pour mieux l’habiter d’en bas.

 

 

Pour aller plus loin (plus haut !) :

- Paul Zumthor, La Mesure du monde. Représentation de l’espace au Moyen Âge, Paris, 1993.

- Joseph Morsel, L’Aristocratie médiévale. La domination sociale en Occident, Ve-XVe siècle, Paris, 2004.

- John Tauranac, New York, une histoire d’architecture, Paris, 2010.

 

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