Dans un essai percutant en forme d’autocritique publié par la Fondation Jean-Jaurès, Sarah Proust, maire-adjointe du XVIIIe arrondissement (PS), pose les jalons de la redéfinition du combat politique à mener contre le Front national, sans diabolisation ni jugements moraux.

 

    

 

Nonfiction : D’emblée, vous soulignez la difficulté d’appréhender le Front national comme un objet d’étude comme un autre. Si ce dernier suscite depuis sa création une littérature académique abondante, l’analyse qui en est faite relève souvent du champ du combat militant. La force de cet essai, et vous ne vous en cachez pas, est que l’on sait d’où vous parlez. Vous êtes une militante, cadre du Parti socialiste et élue dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Quelle est la démarche d’un tel livre? Faut-il le lire comme un mea culpa de la gauche dans sa manière de traiter le Front national depuis plus de 30 ans?

Sarah Proust: C’est une sorte de mea culpa, mais je n’emploierais pas cette expression car elle suggère un avant et un après et ne prend pas en compte la dynamique nécessaire au travail que j’ai engagé et surtout à celui qui reste à faire. L’extrême droite est en effet et depuis les origines à la fois un objet de travail de la part d’intellectuels et d’universitaires et l’objet d’un combat politique et militant.

Quand le second ne se nourrit pas ou pas assez des productions des premiers, le décalage est manifeste et les erreurs stratégiques ne sont jamais loin. J’ai toujours pensé que le politique n’était pas un champ à côté de tous les autres, mais un méta-champ qui se nourrissait de tous les autres : la culture, la recherche intellectuelle, les relations humaines… Donc quand une organisation politique, quelle qu’elle soit, s’éloigne trop des autres champs, ses analyses et ses stratégies tournent un peu à vide. C’est le constat que j’ai dressé sur la façon dont la gauche traitait le combat contre l’extrême droite. Ce n’est pas pour autant, et loin de là, un livre de divorce, d’amertume à l’égard d’un parti auquel j’appartiens. Ce combat je veux le mener, au nom du PS, et avec d’autres, mais je cherche à réorienter notre positionnement.

 

Nonfiction : Pourquoi démarrez-vous votre analyse par la scission du FN en 1998 avec le départ fracassant de Bruno Mégret ? Ce schisme constitue selon vous une « erreur de jugement » de la gauche. Pourquoi?

Sarah Proust: J’ai souhaité que ce livre soit à la fois personnel et authentique. Je me suis engagée dans des organisations politiques et associatives en 1995. J’ai voulu traiter des erreurs que j’avais moi-même commises ou du moins celles dont j’ai été témoin. La gauche et l’extrême droite, c’est une histoire centenaire, j’aurais bien évidemment pu choisir cet angle de travail, mais alors ce livre aurait à mon sens perdu de sa singularité. J’ai tenté de lui donner de la force en racontant les erreurs, telles que je les ai vécues, ce que je n’ai pas vu ou pas compris à l’époque.

Et en outre, il me semble que 1998 est une date majeure dans l’histoire récente du frontisme. La scission entre J.-M. Le Pen et B. Mégret n’était pas que le fruit d’un conflit entre deux personnalités, il s’agissait aussi et peut-être surtout d’un clivage fort sur des questions stratégiques et tactiques (nature, mission, stratégie du FN). Cette scission a eu des répercussions très fortes et la victoire de Marine Le Pen au Congrès de 2011 est, sur le fond, une victoire du mégrétisme. C’est l’intéressant paradoxe de la vie interne du FN. Marine Le Pen a mis en place la stratégie voulue par Mégret (trop tôt peut-être) de faire du FN un outil de victoire électorale.

 

Nonfiction: Vous identifiez également deux autres erreurs de jugement qui ont désorienté la gauche et ont entretenu le flou sur son approche du Front national. Tout d’abord, l’incapacité à bien penser le 21 avril 2002 qui a vu la défaite au premier tour du candidat socialiste Lionel Jospin au profit de Jean-Marie Le Pen mais également la percée électorale du FN lors des élections cantonales de 2011 qui a parfois été présentée par le gauche comme une victoire électorale. Quels sont les ressorts de ces aveuglements successifs?

Sarah Proust: Je pense que les années passant, le PS n’a plus su pour qui il agissait et au nom de quoi il combattait, en tout cas nationalement. Il ne s’agit pas seulement d’une distorsion (moins caricaturale qu’on ne le lit) entre le « PS opposant et le PS gouvernant », mais il n’a plus eu la capacité à projeter un destin collectif. Il a géré. Il a même bien géré. Le bilan Jospin a été remarquable dans de très nombreux domaines, le bilan des collectivités locales gérées par la gauche est généralement très bon, mais la politique, pour moi, ce n’est pas de la « bonne gestion ». Une gestion ne peut être que la déclinaison d’un projet collectif, que d’une grille de lecture du monde et de la société. Depuis quelques années le PS (et d’autres !) ont tendance à faire des grilles de lecture rétrospectives, à faire du « story-telling » sur un bilan. C’est une inversion dramatique. C’est là que réside le ressort majeur de la défaite du PS en 2002 et de la progression du FN en 2011, qui lui, propose une grille de lecture. Et quand bien même elle est réactionnaire, nationaliste, autoritaire, défiante à l’égard des contre-pouvoirs, elle existe.

 

Nonfiction : L’analyse de ces erreurs de jugement occulte l’élection de 2007 qui est pourtant assez symptomatique. Le Front national subit alors une lourde défaite électorale. Parti aux abois et ruiné, rares sont ceux qui croient en sa capacité à se relever et à redevenir un grand parti de masse. Les observateurs ont corrélé ce rétrécissement du vote FN à une stratégie de « siphonage » des voix frontistes initiée par le candidat Nicolas Sarkozy. Autrement dit, le plus grand recul du Front fut le fruit d’une stratégie menée par la droite et non par la gauche. Quelle est votre interprétation de ce phénomène? Pourquoi la gauche qui déclare explicitement vouloir faire barrage au Front peine à y parvenir?

Sarah Proust: La stratégie de Sarkozy était électorale et non politique. Il n’a pas fait reculer les idées frontistes, il les a légitimées. Pour une élection ça fonctionne. Politiquement c’est dévastateur et nous en payons encore les conséquences aujourd’hui. La gauche n’a jamais abdiqué idéologiquement face au FN (même si la déchéance de nationalité a été pour les électeurs de gauche une rupture forte avec le Gouvernement), mais elle ne s’est jamais compromise.

En revanche, nous commettons à gauche la même erreur de confusion entre un enjeu électoral et un enjeu politique. Oui, la plupart du temps, le principe du front républicain permet d’écarter le FN du pouvoir, mais cela ne règle en rien le problème politique qui est posé : les idées frontistes se diffusent largement dans notre société. Avec le front républicain nous ne faisons que gagner du temps. Que faisons-nous de ce temps là ? C’est pour moi la question essentielle. C’est la droite qui penche du côté de Le Pen, c’est à elle de remettre la digue en place. A gauche nous devons caractériser ce qu’est projet républicain et ce qui ne l’est pas et décider à cette aune de notre comportement électoral. Mais je suis convaincue que si ce travail est mené, si la gauche comprend et analyse mieux l’extrême droite incarnée par Marine Le Pen, si elle sait à nouveau au nom de qui et contre quoi elle se bat, elle agrègera à nouveau autour d’elle et la question du front républicain ne se posera plus.

 

Nonfiction : Vous regrettez ensuite la persistance d’angles morts dans le corpus socialiste. Des angles morts qui ont alimenté l’essor du Front. Vous dites à ce titre: « Nous avons exclu certains sujets de notre orientation politique ou les avons maltraités. Or ces sujets sont devenus les préoccupations majeures de nos concitoyens ». A quels sujets faites-vous référence? Comment expliquez-vous l’incapacité de votre camp à les penser?

Sarah Proust: C’est question est en réalité un vrai et passionnant débat. Je fais partie de celles et ceux qui considèrent que certains mots ont été travaillés par des idées politiques et sont devenus des valeurs accaparées par un camp plutôt qu’un autre. Je prends l’exemple de l’identité et de la souveraineté. Depuis quelques années (voire décennies) ces deux concepts sont essentiellement travaillés et mis en valeur par la droite et l’extrême droite. La gauche a majoritairement laissé ces deux notions en dehors de ses réflexions propres.

Or, quand on sait que le FN et ses électeurs font de ces deux thèmes une obsession il y a deux attitudes possibles : ou bien on reprend ces thèmes, on y amoindrit un peu les excès portés par le FN et on les utilise pour montrer aux électeurs que l’on a bien compris leur préoccupation (c’est la stratégie Buisson/Sarkozy de 2007) ou bien on affuble ces mots (et non pas leur contenu donné par la droite et l’extrême droite) d’étiquettes « anti-gauche » et donc ni on les traite, ni on les reprend dans notre giron, ni on cherche à comprendre ce que cela révèle de l’état social du moment. Et je pense que la gauche a commis là une erreur.

L’identité, c’est se repérer soi et repérer les autres. Il s’agit donc d’un fondement essentiel de la vie en société. L’exercice de la souveraineté, c’est comprendre où se prennent les décisions, qui les prend, comment, et pouvoir les évaluer. Il s’agit donc d’un fondement essentiel de la démocratie. Ces deux notions ne sont pas, par essence, de droite ou d’extrême droite mais seules ces deux sensibilités politiques les ont travaillés ces dernières années ce qui donne l’impression que la gauche ne comprend pas la société telle qu’elle évolue. On peut traiter un sujet sans adouber le contenu donné par les autres ! C’est même le principe de ce que doit faire la politique.

 

Nonfiction : Sur la laïcité, vous soulignez que le discours de Marine Le Pen est à mille lieux de celui de son père. La gauche est quant à elle profondément divisée sur cette question entre les tenants d’une laïcité intransigeante et les défenseurs d’une laïcité inclusive, davantage ouverte aux accommodements raisonnables. Comment la gauche peut-elle sortir de cette querelle intestine qui nuit à sa crédibilité?

Sarah Proust: Beaucoup font dire n’importe quoi à la laïcité (et pas uniquement à gauche, loin de là !). La laïcité n’est pas un athéisme imposé, ce n’est pas non plus une tolérance sans limite. La laïcité c’est un principe de droit, un principe constitutionnel qui garantit la neutralité de l’Etat (et non des citoyens) face aux Eglises et aux cultes. Rien de cela ne doit être remis en cause. Le problème n’est pas, selon moi, la laïcité mais le fait que nous sommes entrés dans des sociétés post-séculaires comme l’a expliqué Jürgen Habermas. La gauche doit donc reprendre le combat laïque : pas seulement dans son pendant juridique, mais dans son idéal philosophique. La laïcité c’est d’abord un principe libéral et je ne crois pas que réduire les libertés soit en l’espèce une idée judicieuse et juste. A cet égard je pense que les mères qui portent le voile doivent pouvoir accompagner leurs enfants lors de sorties scolaires. En revanche, dans une période où la religion est utilisée comme argument politique pour imposer des règles de vie collective (mariage ouvert aux homosexuels, droits des femmes, mixité hommes/femmes) alors là la République doit répondre avec force. La République ne peut pas être souple sur ce qui la fonde : liberté, égalité et fraternité.

 

Nonfiction : Comme vous le rappelez avec justesse, pour combattre le Front national, le parti socialiste s’est fait le tenant d’un antifascisme anachronique qui s’est révélé contreproductif. Si le combat politique ne doit pas s’appuyer uniquement sur la morale, quels leviers sont efficaces?

Sarah Proust: En l’espèce la morale c’est rejeter, philosophiquement, le projet du FN qui est à la fois organiciste et inégalitaire. Il faut donc mener la bataille sur le terrain philosophique et idéologique. Mais qualifier le FN de fasciste ce n’est pas se situer sur le terrain philosophique ou idéologique, c’est affirmer une idée fausse. Il faut donc d’abord situer le combat là où il doit être.

Ensuite il faut mettre le FN devant ses nombreuses contradictions. La plus importante est la suivante : Marine Le Pen dit être la porte-parole des « oubliés », des « petits », des « faibles », mais dans les villes gérées par le FN, par diverses politiques publiques, on tend à rendre la cantine inaccessible aux enfants dont les parents ont de faibles revenus ou sont au chômage. Il faut enfin abandonner ce mépris de classe avec lequel on traite les électeurs du FN. Je les considère comme des gens censés, assez pour les rendre absolument responsables de leur vote. Je ne partage rien avec eux, mais je n’ai pas de mépris de classe. J’écoute leurs angoisses, leurs colères et mon rôle de responsable politique, ce n’est pas de les convaincre que le FN leur ment ou les dupe, mais que le FN met à mal le bien commun qui nous a permis de traverser bien des turbulences politiques et sociales, c’est-à-dire la République. Mais charge à nous de faire en sorte que la République soit à la hauteur de ses promesses partout sur le territoire et ce n’est pas le cas aujourd’hui. C’est le sens de mon engagement