L’histoire de la littérature est aussi une histoire de la sociabilité : où se font les jugements, les amitiés et les haines.

En lisant, en écoutant est sous-titré : Lectures en petit comité, de Hugo à Mallarmé. Il raconte une enquête conduite par Vincent Laisney, maître de conférences à l’université de Paris Ouest, au sujet d’un phénomène littéraire connu mais peu examiné : la lecture des œuvres en petits comités, ou devant un public restreint d’auditeurs. Ces petits comités fabriquent la réputation d’un ouvrage ou d’un poème, en même temps qu’ils tracent des frontières entre groupes, et décident d’amitiés ou de haines. Cette enquête demeure littéraire, elle renvoie à des œuvres, des écrits, des correspondances émanant des personnes plus ou moins intégrées à ces cénacles (il y a aussi les rejetés, mais ils y sont structurellement liés), ainsi qu’à des tableaux sur lesquels nous revenons ci-dessous. Elle intéressera les sociologues (appelés alors à étudier les « droits d’entrée » dans le champ littéraire), les historiens (cela complète un aspect de la sociabilité), les historiens de la littérature (qui oublient parfois les structures matérielles et sociales de la littérature), les créateurs (qui veulent prendre conscience des stratégies à conduire pour entrer dans un cénacle).

Vincent Laisney présente son propos à partir d’une lecture pointilliste de tableaux du XIX° siècle dans lesquels il puise la possibilité de rendre compte de l’acte de lecture d’une œuvre (poétique ou romanesque) devant un cénacle destiné à la juger. Chateaubriand, Hugo, Mérimée, Delécluze, Beyle (alors connu sous le nom de Stendhal), Baudelaire, Flaubert, Mallarmé se sont pliés à cet exercice, essayant ainsi des œuvres devant un parterre d’amis ou d’auditeurs inconnus, fabricant dès lors leur réputation et ouvrant la voie à l’impression de l’écrit – parfois aussi à sa suspension momentanée, comme il en va de la Tentation de Flaubert – par la succession d’événements ainsi créés. Un tableau sert à la fois de déclencheur de la démarche et de point d’appui pour toute la démonstration. Il s’agit de celui de Rysselberghe – Une lecture, 1903 –, lequel intrigue d’abord l’auteur, puis lui permet de reconstruire un complément décisif de l’histoire littéraire, le phénomène de la lecture en public.

 

La lecture publique

La lecture d’un travail en cours ou achevé, se présente à la fois comme une lecture et une récitation, qui peut confiner parfois à la jubilation (en témoin : Flaubert). Encore existe-t-il des lectures publiques qui, au XIX° siècle, convertissent l’écrit en oralité, fondant ainsi un lyrisme moderne tout à fait nouveau, et des lectures en cénacles qui donnent cohérence à un groupe littéraire et appellent des révisions des textes. L’auteur distingue d’ailleurs, sur ce plan, la lecture officielle pour faire recevoir un « morceau », la lecture mondaine dans un salon (Madame Récamier), la lecture improvisée dans un café, la lecture ponctuelle dans un banquet, la lecture publique dans une salle de conférence, etc. Mais plus largement, la démonstration tourne autour de l’idée selon laquelle une grande partie de la production littéraire du XIXe siècle a été récitée avant d’être imprimée. Entre 1824 et 1834, les lectures en cercles restreints connaissent un âge d’or, qui se poursuit jusqu’à la fin du siècle. La lecture devient un rite d’initiation auquel tout écrivain aspirant se plie docilement.

L’idée de passer par un tableau (ou plusieurs) pour évoquer ce phénomène est tout à fait pertinente. Depuis la Renaissance, les tableaux représentant la lecture silencieuse sont légion, la peinture dite hollandaise en témoigne assez (le pays de l’imprimerie et de la lecture !) : Johannes Vermeer, Mathias Stormer, Jan Steen, Rembrandt peignant son fils Titus lisant, etc. Les tableaux représentant des groupes d’écrivains ou d’artistes sont également nombreux (par exemple Anicet Charles Gabriel Lemonnier, Salon de madame Geoffrin). L’auteur expose que les tableaux conjuguant les deux motifs sont en revanche rarissimes.

 

(Théo Van Rysselberghe, Une lecture, 1903.)

 

Le tableau de Rysselberghe – Une lecture – fixe, quelques années avant qu’elle ne disparaisse au XXe siècle, une pratique collective typique de l’époque littéraire post-révolutionnaire, par un travail sophistiqué sur les postures des auditeurs, en servant tout le monde de manière équitable, tout en rendant la singularité des personnages. Qu’on le considère ou non comme tel, ce document regorge d’informations sur un phénomène qui, du fait de l’absence de procès-verbaux et d’enregistrements audio, demeure mal connu. Le tableau de Rysselberghe renseigne sur la taille de l’assistance, la tenue vestimentaire des auditeurs, le cadre de la manifestation, la disposition des protagonistes, les accessoires de la lecture, la qualité matérielle du texte, etc. Entre poignée d’hommes, habits de ville, décor bourgeois, cercle, tabac, feuilles, ce tableau permet d’observer que les écrivains se réunissent périodiquement, du moins sur la période considérée, pour écouter les œuvres de leurs coreligionnaires et travailler ensemble, au besoin, à leur perfectionnement.

 

Une dynamique collaborative

Cette dynamique collaborative approchée par la peinture, montre que les écrivains se lisent leurs vers afin d’éprouver les textes, faire connaître d’avance l’œuvre en préparation et l’essayer sur un groupe sympathique et pourtant disparate. En testant les œuvres en préparation auprès d’un groupe d’amis, l’écrivain essaie une œuvre inédite devant un comité d’experts dans l’espoir d’obtenir leur approbation.

Si les lectures publiques sont destinées à séduire les directeurs de théâtre, les critiques de journaux, les professionnels du spectacle et des médias, dans les lectures plus confidentielles, il s’agit de passer l’œuvre au crible, de repérer ses faiblesses, de relever ses points forts, d’examiner les idées une à une... D’ailleurs, Sainte-Beuve distingue trois types de lectures : la lecture cénaculaire, la lecture publique, et la lecture mondaine. Cela étant, dans les cénacles, le droit d’entrée est important : il faut être invité, il faut disposer de pairs et de parrains, il faut séduire les « autorités » du cercle... Chacun est attentif à ces règles implicites. Sainte-Beuve, encore lui, précise : si l’on ne prend pas garde de maintenir son cercle d’auditeurs à un certain niveau de « pureté », la lecture dégénèrera fatalement en divertissement. Tel est l’exemple d’Alfred de Musset, se présentant devant ses pairs.

Encore ce jeu implique-t-il aussi un déplacement des modalités du travail littéraire. Plus les cercles se multiplient, plus la lecture devient le déclencheur de l’écriture. La poésie est alors écrite pour être dite. L’acte poétique est conçu d’emblée comme un acte discursif, elle prend une forme oralisée. L’auteur le montre à partir des Contes d’Espagne et d’Italie de Musset.

Enfin, il existe une scénographie de ces lectures, notamment des lectures dans les salons mondains (on peut rappeler au passage que des salons de musique existent non moins). L’auteur détaille les règles du salon de Madame Récamier, dans l’appartement de l’Abbaye-aux-Bois. Sainte-Beuve, Chateaubriand, Delécluze, Constant, Lamartine, Ballanche, etc. y sont invités. Un autre tableau en rend compte : Auguste-Jean-Jacques Hervieu, Lecture à l’Abbaye-aux-Bois, 1835. Madame Récamier est attentive à la disposition des sièges, à la rédaction d’invitations formelles, à des horaires fixes, aux rafraîchissements ; ce qui n’interdit cependant pas, parfois, la soirée improvisée, une disposition imparfaite de la table et des chaises, etc.

 

La fin des cénacles ?

Au cours de ces lectures, le lecteur doit surmonter sa timidité, et affronter l’assistance, debout assez souvent. Mais les poètes fragiles ont du mal à se soumettre à ces procédures. Il faut y contrôler sa diction. Celle-ci évolue d’ailleurs : là où la modulation, l’affection et la diction emphatique dominaient, un Mérimée disqualifie le système de communication antérieur. Le texte, dit-il, n’a pas besoin d’artifices extérieurs. Il doit pouvoir se défendre de lui-même si le lecteur en respecte le rythme interne. Et il introduit la discussion franche et joyeuse dans ce genre de cénacles, dont Balzac se moquait, et dont il dresse un état dans les Illusions perdues, en décrivant le cénacle auquel adhère Lucien, rue des Quatre-Vents.

Si pour une grande part, ce phénomène orchestre la mise en public d’une œuvre en fidélisant des lecteurs, l’auteur montre fort bien comment il évolue au cours du siècle. L’introduction des discussions, mais aussi les difficultés de la mise en scène – Mallarmé révulsé par un décor à propos d’une lecture sollicitée par Paul Fort –, et les échecs retentissants de certaines lectures – la Tentation de Flaubert –, finissent par avoir raison de cette pratique sociale. Les parnassiens ne la vivront plus de la même manière. En témoigne encore, et pour finir, un tableau de Henri Fantin-Latour, Un coin de table, 1872. Y figurent Banville, Rimbaud, Verlaine, Coppée... Mais c’est aussi à cette occasion que Rimbaud soulève une rixe avec Carjat ; tandis que Mérat refuse d’y assister pour ne pas être assis à côté d’un « pédéraste ». La liturgie acquise durant un siècle dans ces cénacles vole en éclats.

 

(Henri Fantin-Latour, Un coin de table, 1872)