Intellectuels et artistes témoignent de leur reconnaissance envers la pensée de Robert Legros : une pensée de l’homme, sur l’homme, pour l’homme.

Moins qu’une présentation des différents hommages, de leurs auteurs et de leurs pensées, cet article propose de revenir sur ce qui motiva un tel ouvrage : la question de l’humanité en l’homme, comme épicentre de la philosophie de Robert Legros. Une telle « énigme » ne cessa de fasciner l’auteur de L’idée d’humanité, dont les travaux et la pensée se poursuivent afin de paver le chemin qui mène vers ce sentiment universel de l’humanité éprouvée. Un chemin dont l’horizon restera toujours essentiellement indéterminé, mais qui proposera au promeneur de ne jamais oublier cette humanité qu’il porte en lui, et qui est aussi la marque du monde commun à tous les hommes. 

 

« Qu’est-ce que l’homme ? »

L’époque moderne considère que l’homme n’est rien par nature. A partir de ce postulat, Legros évoque les deux courants de pensée qui se sont structurés, avec chacun une vision particulière de l’humain et une réponse différente à la question kantienne : « Qu’est-ce que l’homme ? ».

Les philosophes des Lumières appréhendent l’humanité de l’homme dans sa capacité d’arrachement à la nature qui le définirait uniquement en tant qu’être biologique appartenant à une espèce particulière. A cette première soustraction vient s’en ajouter une autre, correspondant à l’arrachement au processus de naturalisation. Il s’agit ici du pouvoir de s’affranchir des préjugés propres à une tradition particulière, pouvoir qui permet aux hommes d’utiliser leur entendement afin de sortir de l’état de minorité et de s’élever à la majorité en pensant et en agissant par eux-mêmes. La possibilité, voire le devoir de devenir majeur, serait ainsi le signe de l’humanité même de l’homme selon les philosophes des Lumières, soit une humanité universelle, commune à tous les hommes qui disposent du pouvoir originaire de refuser la minorité au profit de la liberté véritable. L’humanité en l’homme est donc universelle au-delà de tous les particularismes propres à la tradition et à la nature.

A l’inverse, les romantiques allemands placent l’humanité en l’homme sous le signe du particularisme, la rattachant à une tradition humaine originaire, à une humanité particulière. Puisque l’homme n’est rien par nature, cela signifie, pour les romantiques, qu’il ne saurait être humain en dehors de cette humanité particulière depuis laquelle il apprend à devenir humain par l’apprentissage d’une langue, d’une culture, d’une histoire. C’est donc par la naturalisation, soit un modèle particulier d’humanité que les hommes suivent et dans lequel ils s’inscrivent, que surgit l’humanité en l’homme au sein d’une société particulière. L’homme est donc homme lorsqu’il s’enracine dans une société, une culture, une nation dont il a conscience de faire partie, et pour lesquelles il partage une histoire commune à certains hommes et distincte à d’autres.

Ces deux courants de pensée ne parviennent pas à concilier l’universalisme et le particularisme de l’idée d’humanité en l’homme. Ainsi cette humanité est-elle tantôt universelle, au détriment de la singularité avec laquelle chaque homme éprouve son humanité, tantôt particulière à une tradition qu’il faudrait apprendre et enseigner, au dépend de l’universalité du sentiment d’appartenance que tous les hommes peuvent éprouver et qui leur est commun. Faut-il supprimer les cultures au profit de l’universalisme, ou bien les affirmer en refusant de croire à l’expérience commune de l’humanité ? Comment penser dès lors le dépassement de cette dualité afin d’ouvrir un horizon plus large vers lequel se déploierait l’humanité en l’homme comme l’universel ne pouvant « se donner que dans l’expression foisonnante des particularités »   .

 

L’épochè ou l’expérience phénoménologique de l’humanité

Legros initie une lecture politique de la phénoménologie, soit l’utilisation des outils propres à la discipline théorisée par Husserl (suspension, réduction, epokhè…) appliquée à une expérience politique déterminée : celle de la démocratie. Autrement dit, Legros entreprend le dépassement de la dualité universalisme/particularisme, depuis une mise en rapport entre l’expérience phénoménologique d’autrui et l’expérience démocratique de l’homme : « Pour être plus précis, la mise en forme démocratique du monde semble rendre possible la prise de conscience effective de l’expérience d’autrui décrite par Husserl »   . La structure du régime démocratique permettrait à l’homme de questionner son monde, son être et son être-au-monde, de l’ouvrir à l’autre de lui-même depuis la défense, par la démocratie, des libertés et des droits proprement humains. Une telle défense offrirait en effet aux hommes, les conditions optimales pour pratiquer l’expérience phénoménologique d’autrui ; une expérience qui nécessite l’épochè, soit une suspension du réel et des normes qui le structurent et qu’il véhicule. C’est en mettant entre parenthèses le donné qui inscrit le monde dans une forme de réalité naturelle, que l’homme parviendrait à questionner son être et son monde en remettant en cause les évidences qui constituent le « naturel » de ce monde.   .

L’expérience phénoménologique par laquelle l’homme rompt « le cercle de l’intelligibilité naturelle du monde »   , est la condition même de son humanité selon Legros. Il ne s’agit pas de renier ce qui fait la particularité d’une humanité éprouvée depuis une société précise, mais de s’arracher au donné qui la particularise, afin de faire l’expérience d’une humanité universelle au-delà de tout monde naturel, à travers la rencontre avec autrui   . Ainsi, la pratique de l’épochè au sein du régime démocratique ouvre la possibilité d’une expérience universaliste de l’humanité en l’homme,  mais une expérience qui prend racine dans le particularisme d’une humanité éprouvée au sein d’une société donnée, au cœur d’un cercle d’intelligibilité naturelle du monde.

 

L’expérience démocratique de l’humain

Legros reprend à Tocqueville son observation sur l’égalisation des conditions initiée par le processus démocratique. Il constate que la démocratie se caractérise par l’affirmation de l’ensemble des hommes comme semblables depuis l’égalisation des conditions   .  Pour faire l’expérience de cette égalisation des conditions, les hommes doivent concevoir une forme inédite d’humanité, non plus basée sur le modèle aristocratique, mais sur la ressemblance de l’autre comme semblable. L’expérience de l’autre que l’homme fera à partir de cette nouvelle forme d’appartenance, est une expérience sensible. A travers ce concept, Legros considère qu’en démocratie, l’homme perçoit l’autre comme semblable depuis la sensibilité commune au « corps humain », non pas réduit au biologisme, à l’organique, mais un corps habité par une vie psychique. Autrement dit, je suis sensible à l’autre depuis mon corps, car c’est bien à partir de lui que je reconnais le corps de l’autre comme ce qui est vivant et partage la même vie qui m’anime. Cependant, cette sensibilité ne dévoile pas directement l’humanité du semblable, mais seulement son corps comme porteur d’une vie psychique dont j’ignore tout. Je suis sensible à l’extériorité de l’autre, soit à son corps animé qui me le fait percevoir immédiatement comme un semblable, mais je ne connais rien encore de son intériorité. La question est alors la suivante : comment « puis-je voir en autrui un semblable, si la dimension essentielle de son être m’échappe ? »   .

Pour Robert Legros, autrui m’apparaît comme mon semblable au plus profond de moi-même, lorsque l’expérience sensible de son corps participe d’une subjectivité incarnée. A travers le corps d’autrui, c’est la vie comme phénoménologie absolue qui apparaît. L’autre m’est semblable dans ce corps qui éprouve la vie subjective, absolue. La compréhension de la vie comme « phénoménologie absolue » renvoie à la définition subjective de la vie, tel que Michel Henry l’a formulée    . Cette « propriété merveilleuse » correspond à ce qu’Henry qualifie de « sensibilité au sens transcendantal », par laquelle le vivant trouve en lui cette capacité à s’éprouver soi-même, à ressentir qu’au-delà d’une configuration biologique, la vie est tout autre chose lorsque justement elle parvient à s’éprouver soi-même, à se sentir comme vivante, pleine de cette vie véritable. Prenons un exemple : des amis réunis dans la contemplation d’un paysage pourront éprouver la vie en eux, à travers un frémissement interne, une sensation paisible, joyeuse. Cette capacité d’éprouver leur sera commune. Et pourtant, chacun l’éprouvera différemment voire ne l’éprouvera pas. Ainsi, l’un regardera ses amis avec le désir de leur avouer son bonheur présent, comme si l’épreuve de la vie en lui nécessitait l’extériorisation dans le partage. Un autre éprouvera également cette vie mais ne dira mot, préférant prolonger son ressenti dans la contemplation silencieuse. Un autre encore ne ressentira pas cette vie à ce moment présent, car le paysage ne lui inspire rien. Cela ne l’empêchera cependant pas de partager l’expression commune de la vie subjective de ses amis, à travers un regard complice, un sourire amical.

L’expérience de la vie subjective pourrait ainsi renvoyer à l’expérience de l’humanité en l’homme comme humanité commune à l’ensemble des hommes et particulière à chaque être. La réconciliation de l’universalisme et du particularisme dans cette idée nouvelle de l’humanité en l’homme, empêcherait de définir précisément et de manière achevée la notion d’humanité. En se tenant ouvert au questionnement, en remettant en cause les évidences du monde naturel par la pratique de l’épochè phénoménologique au cœur du système démocratique, l’homme parvient à garder indéterminée et sans solution l’énigme de l’humanité qui l’habite. S’il reconnaît l’autre comme son semblable, porteur d’une humanité qu’il partage à travers la langue, la culture, la tradition propre à sa société, le régime démocratique, en lui permettant d’opérer une mise entre parenthèses de sa société comme monde naturel, l’ouvre à une expérience plus large de l’autre et de l’humanité qui les relie au-delà de toute tradition : « L’avènement de la démocratie, non seulement en tant qu’avènement d’un régime politique, mais en tant qu’avènement d’un type d’humanité, ouvre l’homme à une expérience d’autrui inconnue sous cette forme dans les autres régimes politiques »   . Or, si avec l’avènement de la démocratie se réalise l’humanité de l’homme, deux problèmes principaux émergent. Le premier est relatif aux conséquences d’une possible corruption des principes qui fondent la démocratie. Le second à l’édification d’une philosophie de l’histoire : si le régime démocratique est considéré comme le seul à permettre à l’homme de faire l’expérience de son humanité, alors les démocraties ne réaliseraient-elles pas la fin de l’homme et de l’histoire de l’humanité ?

 

« Science sans conscience… »

Avec le développement croissant des technosciences, la configuration de l’humanité en l’homme semble prendre une orientation inédite. Tout comme la vie subjective semble être de plus en plus réduite à la seule vie objective, l’énigme de l’humanité en l’homme semble connaître une résolution d’ordre technoscientifique. Les dimensions de l’humanité tendent en effet à être déterminées de façon monopolistique par les progrès de la science contemporaine. Autrement dit, la compréhension que les hommes peuvent avoir de leur humanité, serait de plus en plus influencée et imposée par les logiques scientifiques ; des logiques qui excluent potentiellement toute expérience d’autrui et de l’homme comme indétermination essentielle. La culture technoscientifique éluderait les autres facteurs culturels par lesquels l’homme peut saisir la multiplicité de la vie et de son humanité, notamment dans la réunion de l’universalisme et du particularisme propre à l’expérience démocratique de l’humain  
Désormais, l’autonomie du pouvoir technico-économique empêcherait la démocratie d’en contrôler les effets et d’en orienter les finalités pour que l’humanité en l’homme ne soit pas définie sur le modèle d’un être augmenté technologiquement afin d’être plus efficace et productif ; un modèle marqué par une mise en danger de la dignité de l’homme et de l’égalité des droits. L’idéologie transhumaniste tend à imposer sa vision, son idée de l’humanité en l’homme. Une idée précisément aboutie et achevée de ce que doit être cette humanité en l’homme, devant mener à une posthumanité. L’idée transhumaniste d’humanité en l’homme opère une double réduction : dans un premier temps, elle réduit l’humanité en l’homme à la seule vie organique, biologique et animale, en faisant de cette vie, et non de l’être, le centre de l’humanité. Ainsi réduite, la vie peut être légitimement soumise aux processus d’augmentation technologique, sans que cela n’affecte l’humanité en l’homme. Dans un second temps, cette vie se trouve réduite à son seul critère objectif, c’est-à-dire à sa détermination scientifique qui lui refuse toute autre définition, et notamment celle de la subjectivité ou de l’expérience de l’autre par le corps sensible. Et comme le dit L. Couloubaritsis : « Dans cette perspective, la technico-économie apparaît comme opprimant la dignité humaine, ce qui subvertit toute compréhension du fond métaphysique de notre époque, et notamment les fondements de notre contemporanéité »   .

Réinvestir son humanité pour garder irrésolue et ouverte son énigme, serait une marque de résistance face aux volontés technico-économique qui cherchent aujourd’hui à imposer une vision particulière de l’homme. Vision depuis laquelle ce dernier convergerait vers du non-humain, afin de devenir une machine à l’efficacité et à la productivité imbattables. L’humanité en l’homme s’oublie en tant qu’énigme pour devenir la réalité d’un fardeau, celui de n’ « être qu’un homme ». Aussi sommes-nous désespérés d’être cet homme et cherchons à fuir une humanité qu’en nous il nous faut oublier pour accéder à un monde prétendument meilleur. Mais le véritable « ennemi » n’est ni notre corps, ni notre identité humaine ; c’est davantage le système d’organisation sociale capitaliste qui a fait naître d’inhumaines conditions, à travers lesquelles le sentiment d’être un homme se confond avec l’impossibilité d’être cet homme. La démocratie doit retrouver la force de ses convictions afin de tenir ses promesses et être le lieu de l’expérience de l’humanité des hommes, en éveillant, au-delà des préoccupations quotidiennes, ce que Legros qualifie de « souci collectif et énigmatique de préserver l’humain ».

Dès lors, « comme Kant l’a souligné, il revient à chacun, en chaque occasion concrète, de dégager la « maxime » qui lui semble, en raison des circonstances toujours particulières, susceptible de guider son action de manière à ne pas se renier lui-même en reniant l’humanité qui est en lui, ou en renonçant à l’exigence de liberté »