Contre l’ethnocentrisme culturel et le relativisme paresseux, Abdennour Bidar fait l’état des lieux éthiques face aux menaces de délitement social.

La philosophie française, au cours du second vingtième siècle, se prit d’un mépris persistant pour la philosophie morale. Sentencieuse, sinon verbeuse, elle confinait à des naïvetés du cœur, qui cachaient mal des soubassements plus cruciaux : infrastructures économiques, structures linguistiques, fondements anthropologiques. Revenir à la philosophie morale semble donc une entreprise ardue. Or, comme le relève Abdennour Bidar, ce projet est commandé par de nouveaux enjeux que la pensée ne peut balayer d'un revers de main. Non seulement notre société est de plus en plus diverse, mais cette diversité, par les moyens techniques et idéologiques qui lui sont offerts, inquiète les positivités établies, menace les fondements de notre nation. Certes, il convient d'éviter les dogmatismes d'antan, qui faisaient des viatiques laïques le prêt-à-penser républicain. Comment ne pas pour autant sombrer dans un relativisme paresseux, premier ferment d'un délitement social, relent relancé sans cesse durant cette campagne ?

 

Comment faire d’un tas culturel un tout moral ?

L'ouvrage de Bidar propose des pistes de réflexion bienvenues. Son cadre se veut institutionnel : il suit les quatre axes du nouvel enseignement moral et civique, institué par le Ministère de l’Éducation nationale depuis la rentrée 2015 – culture de la sensibilité, du jugement, de la règle et du droit, de l'engagement. Cela étant, l'auteur se sert du texte comme prétexte à une réflexion plus générale, portant sur « la responsabilité collective de recommencer à œuvrer à la fraternisation de toutes les cultures ». Se trouve poursuivie une pensée que portait déjà Plaidoyer pour la Fraternité, qui montrait que les multiples « héritages humanistes d'Orient et d'Occident, qu'ils soient littéraires, philosophiques ou religieux, nous apportent de précieux éléments de réponse relatifs aux grandes interrogations de la condition humaine ». L'ouvrage participe d'ailleurs d'un courant plus général de la pensée musulmane, qui se revendique des Lumières, tel le regretté Mohammed Arkoun, dont l'auteur se revendique. On pourrait penser au premier abord que cette éthique quotidienne, qui fait le fonds commun de l'homme, s'oppose au dogme religieux, comme l'esprit s'oppose à la lettre. Il n'en est toutefois rien : « du côté de l'islam, ma culture spirituelle d'origine, l'importance de l'éthique (l'adab, le « bien-agir ») est telle que le prophète Mohammed insistait sur le fait que la foi sans le bien agir n'est rien, et que la pratique religieuse sans la conduite vertueuse ne vaut rien ».

 

Simplifier la pensée morale sans simplisme

L'impératif de praticité qui meut l'ouvrage – transmettre à des non-philosophes en quoi l'éthique ne confine pas fatalement au gnangnan, ni la morale à la moraline – se communique à son organisation : deux parties composées chacune de quinze brefs chapitres, qui peuvent se lire indépendant les uns des autres, précédés de questions résumant les champs problématiques de la notion considérée. La première partie (« Culture de la sensibilité et culture du jugement ») fait la part belle aux relations intersubjectives quotidiennes, au savoir-être (fraterniser, se lier d'amitié, éprouver de la compassion, agir avec bonté, prendre soin, être généreux, exprimer sa gratitude, se conduire simplement, s'efforcer de pardonner, être tolérant). Comment éprouvons-nous des sentiments moraux face à l'autre ; comment user de ces affects afin d'agir moralement ?  S'en suit la distinction entre jugements de fait et de valeur, et une étude sur le savoir-penser (libérer son esprit critique, exercer sa lucidité, faire preuve d'humilité, développer un optimisme, cultiver le sens du beau). L'auteur étudie le recul que tout à chacun peut prendre vis-à-vis de ses petites préoccupations, pour ensuite s'étonner – et s'émerveiller – du mystère qui caractérise l'être.

La seconde partie, intitulée « Culture de la règle de droit et culture de l'engagement », étudie le savoir-respect ou « moral pull », c'est-à-dire les devoirs envers autrui : comment respecter les règles sociales de façon libre et civile (avoir du savoir-vivre, être citoyen), en suivant sa propre conscience (être autonome, faire son devoir), en se tenant aux principes que le sujet s'est donnés (rester droit, se montrer pudique, être sincère), en tenant les promesses faites (être fidèle). Sont abordés ensuite les préceptes éthiques relevant du « moral push », c'est-à-dire les devoirs envers soi-même : comment agir avec discernement (agir avec prudence, cultiver sa lucidité), avec force (avoir du courage, persévérer, prendre des risques) et en répondant à l'idéal de perfectibilité (devenir créateur, grandir en humanité). Ces chapitres sont tous mus par la même intention : montrer qu'être humain moralement permet d'être humain pleinement, en raison de l'exigence éthique à laquelle autrui m'intime. « L'humanisme nous communique notre humanité. »

 

Un recueil qui évite l’écueil du bréviaire

Est-ce à dire que la structure géométrique de l'ouvrage fait retomber l'éthique républicaine dans l'ornière dogmatique, fait du vœu civique un vœu – c'est le cas de le dire – pieux ? L'ouvrage se garde de tout écueil moralisant grâce à sa méthode même : il mobiliser « les différents héritages éthiques, philosophiques et spirituels de l'humanité pour les faire contribuer – tous ensemble – à une interrogation commune ». Aussi Bidar nous livre-t-il des pages à éclectisme fleuri, où le lecteur sent qu'il se fait plaisir en nous faisant plaisir, en puisant à sa guise dans sa musette de références privilégiées. Nous avons le loisir de parcourir « les grandes sources de sens et de sagesse, d'Orient et d'Occident », « aussi bien Confucius et Tchouang-Tseu qu'Emmanuel Kant, le Coran que les Évangiles et les commentaires des Upanishads, Khalil Gibran que Krishnamurti, Vladimir Jankélévitch et le dalaï-lama ». Loin de là la volonté d'amalgamer toutes ces pensées, de leur faire violence en imposant une congruence ; bien plutôt, il s'agit de montrer comme elles pointent vers une même nature humaine. Cette piqûre de rappel rend notre civisme prudent vis-à-vis de la tolérance, clamée à la cantonade. Cette arlésienne ne doit à aucun moment servir de prête-nom au relativisme sceptique. « Tous ces discours sur l'identité particulière de chacun inversent la priorité de l'éducation morale : ils nous parlent en effet de nos différences – qui sont secondes – avant même de nous parler de notre ressemblance première, notre appartenance commune au genre humain »