Le journal de Robert Arnaud plonge littéralement son lecteur dans le pays Dogon des années 1920.

« Il ne reste plus dans la montagne, à ce jour, que 55 irréductibles, susceptibles à peu près de porter les armes »   . Par ces termes, Robert Arnaud décrit les adversaires qu’il est venu soumettre à l’autorité française. Francis Simonis et André Brocher proposent ici un texte passionnant qui transporte le lecteur en pays Dogon. Après avoir solidement introduit le propos, Francis Simonis laisse la parole à l’administrateur Robert Arnaud, alors inspecteur  des affaires administratives du Haut-Sénégal-Niger. À travers le regard de cet homme, le lecteur part à la rencontre de cette région à la croisée des cercles du Gourma et du Bandiagara. Sous la forme d’un journal, Robert Arnaud retrace une expédition de trois mois au cours de laquelle il dut soumettre les Habé vivant dans le village isolé de Tabi. À la croisée de l’histoire militaire et de l’ethnologie, le texte soulève de nombreux thèmes et témoigne une fois de plus de la diversité des rapports entre colonisés et colonisateurs.

 

Soumettre Tabi

Le thème principal de l’ouvrage apparaît comme la soumission du village de Tabi, situé en altitude dans le canton de Boni. L’introduction analyse les raisons de l’expédition française. Les Dogon se définissent plutôt comme un ensemble de groupes dits Dogon   , parmi ceux-ci les Habé peuplant le village de Tabi se montraient réfractaires à toute autorité. S’acquittant difficilement de l’impôt par capitation, ils vivaient encore plus difficilement l’obligation d’envoyer des hommes combattre sur les fronts européens durant la Grande Guerre. La population de Tabi refusa alors de répondre à la campagne de recrutement organisée par Diagne qui ne demandait pourtant qu’un homme au village. Les affrontements furent récurrents de 1909 à 1920. En septembre 1920, l’expédition en question portait deux volets, le premier militaire et mené par le colonel Mangeot devait conduire à la soumission de la population du village, alors que le second, incarné par l’auteur Robert Arnaud, portait une visée plus politique. Il devait en effet assister à la prise de Tabi, puis parcourir la falaise de Bandiagara et la région de Sangha pour y affirmer l’autorité française.

Le journal est donc tenu du 18 septembre au 26 décembre 1920. Sur le papier, le rapport de force paraissait complètement déséquilibré, puisque Tabi n’était défendu que par quelques dizaines d’hommes face à 145 soldats armés de canons, obus et mitraillettes. Pourtant, les Habé parvinrent à empêcher les troupes coloniales de passer une cheminée, seul passage ouvrant l’accès au village. Si l’auteur exagère la résistance des « dissidents », comme il les appelle   , il n’en demeure pas moins que les Habé tinrent leurs positions jusqu’au 11 novembre. Seize d’entre eux perdirent la vie ce jour, ainsi que quatre tirailleurs combattant au sein des troupes coloniales. Au-delà des aspects militaires, Robert Arnaud invite son lecteur à découvrir un cadre géographique et social singulier.

 

Vivre le pays Dogon

La qualité d’écriture de Robert Arnaud est une véritable invitation au voyage en pays Dogon. Le lecteur ressentira sans conteste le froid   , la gêne occasionnée par les moustiques   , et même de la lassitude devant les tâches administratives du narrateur quand il rédigeait « de la paperasse »   . L’auteur cherchait à comprendre cette société, notamment en apprenant la langue kado, dialecte de Tabi, qu’il découvrit avec Gombou, tirailleur rallié aux Français, lors de plusieurs leçons   . Dès le début de son journal, Robert Arnaud insiste sur l’augmentation des prix à Mopti et les mœurs des Habé comme le gâteau à la farine de mil   , une agriculture adaptée à un terrain escarpé avec l’oseille et les rizières   , l’habitat   puis les cérémonies funèbres   .

Les nombreux dessins permettent d’illustrer concrètement le récit, le lecteur y découvrira des animaux comme le lam   , les armes de parade   ou les danses locales   .

Il se dégage des propos de Robert Arnaud une certaine admiration pour les Habé en tant que guerriers, mais aussi en tant que société. D’ailleurs, s’il accorde quatorze pages à l’attaque du 11 novembre, il en consacre également quinze à la découverte du village le 12 novembre. La visite du village laisse place à l’émerveillement   . De cette admiration, le lecteur pourra ainsi dégager des clés de lecture du système colonial.

 

Les apports historiographiques

Il serait erroné d’aborder ce travail comme un simple ouvrage de microhistoire. Francis Simonis met en perspective ce récit, puis Robert Arnaud lui-même offre une plus grande portée à ce village et ses habitants.

L’histoire coloniale française et plus particulièrement anglo-saxonne s’intéresse depuis trois décennies aux rouages intermédiaires de l’administration permettant le lien entre les autorités françaises et les populations locales : les chefs nommés sur place devenaient parfois des « courroies de transmission » entre ces deux entités   , mais ces rouages étaient aussi en concurrence avec les autorités traditionnelles comme le chef du village nommé Abissi   .

À l’image de l’histoire coloniale, ce journal se dégage de toute position manichéenne. À aucun moment, les Habé ne sont décrits comme des ennemis à châtier ou un peuple inférieur. Les combattants africains croisés dans ce récit en sont la parfaite illustration. Les autorités craignaient que les tirailleurs, rentrés de métropole, ne mirent leur savoir au service des rébellions. Si ce fut vrai dans certains cas, Gombou, qui incarnait ici le principal héros du journal après Arnaud et Mangeot, en était le meilleur contre-exemple. Ce soldat décoré de la Croix de Guerre et habitant de Tabi, renseigna les Français sur la structure du village. Son aide fut telle que le gouverneur le nomma chef du nouveau Tabi. Une des principales inquiétudes de Robert Arnaud était d’ailleurs les probables représailles contre les tirailleurs loyaux à la métropole   .

 

Le roman vrai de Tabi transporte le lecteur en terre inconnue. Le talent de Francis Simonis est bien d’offrir à ce dernier les clés nécessaires pour comprendre le propos de Robert Arnaud. Mais, l’historien ne juge à aucun moment le narrateur, le texte de ce dernier n’étant d’ailleurs accompagné que par de rares notes de bas de page. Au-delà de la soumission des Habé, on découvre le pays des Dogon à travers l’œil d’un administrateur dépassant le cadre de sa simple mission afin de nous guider au cœur du cadre de vie de ces peuples et du paradigme colonial